La France à Djibouti face au renforcement chinois

La France à Djibouti face au renforcement chinois

Le 23 mai dernier, une audition de la Commission des Affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées devant le Sénat s’est focalisée sur la pertinence de maintenir – si ce n’est de « rebooster » – la présence française à Djibouti car celle – militaire et civile – de la Chine ne cesse d’y croître. Il y a en effet de quoi s’inquiéter, tant pour la France que pour les Djiboutiens eux-mêmes. Ces derniers l’ont compris, mais un peu tard… La présence militaire chinoise en Afrique, en l’occurrence à Djibouti, indique que la Chine n’entend plus seulement protéger ses possessions mais conquérir de force un rôle géopolitique majeur.

 

Coopération entre les FFDj et la garde républicaine djiboutienne (Photo : ministère des Armées)

 

Dans une intervention, Philippe Paul a planté le décor : un déplacement du Bureau de la Commission pendant quatre jours à Djibouti a eu lieu en mars dernier, en préparation de la LPM 2019-2025. Djibouti est en effet la première base française de forces prépositionnées ; c’est aussi la conjoncture géostratégique dans cette région qui intéressait le Bureau pour les deux aspects de la présence française à Djibouti : la dimension militaire évidente, mais aussi la présence non militaire, à travers l’économie, le rôle du français comme langue officielle ou la place de la France dans le système éducatif et de santé à Djibouti. Faut-il maintenir cette présence, faut-il la renforcer ou envisager au contraire d’autres priorités ?

Aujourd’hui, la présence de la France à Djibouti repose sur quatre piliers liés entre eux : la langue française et l’histoire commune ; la présence économique ; la présence militaire des forces françaises stationnées à Djibouti (FFDJ) dans un dispositif interarmes complet ; et la présence des familles de militaires français.

Premier constat : tout le monde semble affluer dans cette région stratégique, dans un contexte où la présence française, longtemps déclinante, est aujourd’hui au mieux stabilisée. C’est le cas des Américains, qui ont ouvert dans les années 2000 une importante base militaire dans la région qui abrite maintenant 4.000 hommes et de très importants moyens, notamment aériens. C’est de Djibouti que décollent tous les drones américains opérant en Somalie ou au Yémen.

C’est aussi le cas des Chinois, qui ont ouvert leur première base militaire hors de Chine à Djibouti (leur prochain objectif serait la Namibie, histoire de compléter leur « maillage » en Afrique). Si le nombre de soldats stationnés dans cette base n’est pas communiqué, il est indéniablement en augmentation. Cette base a la capacité d’accueillir des troupes bien plus nombreuses. La Chine est par ailleurs très active dans les infrastructures portuaires, ferroviaires, de télécommunications, etc. L’évacuation de centaines de Chinois et autres ressortissants fuyant la guerre au Yemen sur une frégate chinoise a renforcé la volonté de la Chine de disposer d’une solide base portuaire à Djibouti.

Les pays du Golfe sont également très intéressés par Djibouti. Dubaï y gérait jusqu’à récemment un port, transféré d’autorité à la Chine par les autorités djiboutiennes. L’Arabie Saoudite envisagerait d’y ouvrir une base et elle serait prête à financer la modernisation de l’armée djiboutienne. Le Japon dispose également d’une installation à Djibouti, dans le cadre des opérations de lutte contre la piraterie. Enfin, certains pays européens comme l’Allemagne ou l’Espagne sont représentés au travers de leurs contingents engagés dans les opérations en Somalie.

 

Deuxième constat : la présence militaire française à Djibouti est un élément très fort d’influence, aujourd’hui mis en concurrence par l’arrivée massive d’autres puissances. Mais il reste des acquis, notamment dans l’insertion des militaires français et de leurs familles dans le pays, qui distingue grandement les Français des Américains ou des Chinois.

 

Troisième constat : après une période d’incompréhensions, voire de désamour, la relation entre la France et Djibouti reprend des couleurs. Cela tient aussi, paradoxalement, à l’arrivée d’autres acteurs, les Djiboutiens mesurant l’intérêt à ne pas dépendre d’une seule relation, en l’espèce avec la Chine.

Il y a donc aujourd’hui une véritable opportunité pour que la France repense sa présence à Djibouti, dans tous les domaines et non sous le seul angle militaire. Bernard Cazeau a exposé ce volet militaire qui focalise l’intérêt de Forces Operations. Avec 1.450 hommes sur place, les Forces françaises stationnées à Djibouti (FFDJ) représentent encore la première base de prépositionnement de l’armée française. Ces forces visent en premier lieu à accroître la capacité de projection, à la fois en volume et en rapidité. À titre d’exemple, depuis la base aérienne de Djibouti, les chasseurs français sont à quelques minutes du Yémen, de la Somalie, et à portée des bases utillisées en Jordanie (base Prince-Hassan) et aux Émirats Arabes Unis (base 104). De la même façon, les capacités de transport aérien à Djibouti ont été sollicitées au début de l’opération Serval.

Les FFDJ sont également un point d’appui pour les forces navales passant de la mer Rouge à l’océan Indien. En deuxième lieu, les FFDJ assurent, dans le cadre du traité franco-djiboutien renouvelé en 2011, la défense du territoire djiboutien. En troisième lieu, elles sont positionnées au point stratégique du détroit du Bab-el-Mandeb, par lequel transite la quasi-totalité du trafic commercial entre l’Asie et l’Europe. Ce carrefour abrite aussi une part très significative des échanges avec l’Afrique, dans la Corne de l’Afrique et au-delà. À ce titre, les FFDJ ont joué un rôle important dans les opérations de lutte contre la piraterie en mer d’Oman (opération Atalante). Enfin, la base de Djibouti offre à l’armée française un laboratoire ou terrain d’entraînement sans comparaison en raison des conditions climatiques proches des milieux arides et semi-arides auxquels l’armée française est souvent confrontée et parce que les conditions d’entraînement y sont beaucoup plus souples que sur le territoire national : tir à munitions réelles, par exemple.

Toutes ces raisons expliquent pourquoi l’armée française a maintenu, malgré les réductions importantes d’effectif des FFDJ, un ensemble complet interarmes. Les FFDJ sont constituées d’une base aérienne (BA 188) abritant 4 Mirage 2000-D de défense aérienne, un avion de transport tactique C-160 Transall et 2 hélicoptères Puma, d’un détachement de l’Aviation légère de l’Armée de Terre (Detalat) composé de deux Puma et d’une Gazelle, d’une base navale et du 5e RIAOM (Régiment InterArmes d’Outre-Mer) ; fort de 580 militaires, ce régiment est structuré en groupement tactique interarmes (GTIA) qui associe différentes composantes, avec des éléments tournants prélevés sur les régiments de métropole et incorporés de façon temporaire au 5e RIAOM.

Enfin, il convient de souligner l’apport de ce dispositif en matière d’entraînement et d’interopérabilité. C’est le cas, naturellement, pour l’armée française, à travers le brassage de troupes en mission de courte durée, qui peuvent ainsi s’aguerrir aux conditions difficiles de la guerre en milieu aride et désertique, mais aussi à travers les manœuvres interarmes. C’est le cas également pour l’interopérabilité avec les alliés et partenaires de la France : ainsi, les manœuvres Wakri associaient un détachement des US Marines et un élément des Forces armées djiboutiennes.

Dans les années passées, le format des FFDJ a été fortement revu à la baisse. À la veille des attentats de 2015, le ministère de la défense s’interrogeait même sur le maintien d’une base aérienne, ce qui aurait fait tomber les effectifs à moins de 1.000 hommes. La question pourrait être de savoir s’il ne faut pas, au contraire, inverser la tendance. La loi de programmation militaire 2019-2025 semble ouvrir des perspectives en ce sens.

Gilbert-Luc Devinaz en vient à ce qui fonde la réflexion actualisée sur la pertinence de la présence de la France sur ce territoire. On assiste à la conjonction de plusieurs facteurs qui créent une situation nouvelle à Djibouti. Tout d’abord, l’Éthiopie se développe rapidement ; ce pays de 100 millions d’habitants devrait atteindre le statut de pays à revenu intermédiaire et donc sortir du sous-développement dès 2025. Deuxième facteur, l’Éthiopie n’a pas de débouché maritime et Djibouti constitue, en quelque sorte, son port naturel ; les Français en avaient bien conscience lorsqu’ils ont construit, il y a plus d’un siècle, le chemin de fer entre Addis-Abeba et Djibouti.

Et l’on en vient à la Chine… Celle-ci a obtenu à la fois de remplacer les Dubaïotes pour l’exploitation d’un port et d’en construire un second. Les Chinois ont également construit la nouvelle ligne de chemin de fer Addis-Djibouti, qu’ils ont symboliquement inaugurée un siècle quasiment jour pour jour après l’inauguration de la première ligne par les Français. Ils ont également construit le nouveau réseau de télécom, qu’ils maîtrisent entièrement, et un hôpital, même si celui-ci n’est pas vraiment pourvu de médecins. Ils ont enfin obtenu le droit de construire une immense base militaire, bien protégée. Les intérêts de la Chine pour l’Afrique sont connus. À Djibouti, ils s’illustrent clairement et de manière massive.

Philippe Paul l’a rappelé fort justement : la présence chinoise est forte car elle est à la fois militaire et civile. Si quelqu’un doutait du lien entre le militaire et le civil, les réactions très vives des Américains à la perspective de mainmise chinoise sur toute l’activité portuaire de Djibouti ont été vives : les Américains, qui entretiennent une base de 4.000 hommes, ont exprimé très clairement qu’il n’était pas question que les approvisionnements de leur base soient dépendants du bon vouloir chinois, si ceux-ci devaient finir par gérer toutes les infrastructures portuaires.

 

C’est pourquoi, alors même que la France a, pendant une quinzaine d’années, un peu délaissé Djibouti sur le plan économique, il existe aujourd’hui une vraie opportunité pour réinvestir dans ce pays. Il faut aider Djibouti à éviter de se retrouver dans un face-à-face exclusif avec la Chine, qui pourrait vite devenir étouffant. De fait, les réalisations chinoises ont été largement financées par des prêts chinois à Djibouti. Or, dès 2019, Djibouti va devoir commencer à rembourser ces prêts, alors même que le pays produit peu, en lui-même. Dans ces conditions, le risque est grand que le créancier chinois se paie en nature, en récupérant tout ou partie de la propriété des infrastructures.

Il y a quelques semaines, le Fonds monétaire international (FMI) a exprimé sa préoccupation par rapport à la stratégie chinoise consistant à prêter sans limitation à des pays financièrement fragiles, qui auront les plus grandes difficultés à rembourser. Cette stratégie, loin d’être imprudente, est peut-être le retour délibéré vers une forme d’impérialisme que les puissances européennes ont elles-mêmes pratiqué au XIXe siècle, et qui permet de prendre le contrôle d’un pays par ses infrastructures.

Philippe Paul a cité l’une des personnes auditionnées avant la visite du Bureau ; elle avait défini la relation entre la France et Djibouti comme un « je t’aime, moi non plus » mais les autorités djiboutiennes s’aperçoivent qu’elles se sont beaucoup – trop ! – engagées avec la Chine. Les Chinois ont construit une base militaire qui héberge des milliers de personnes, et ils savent pourquoi ils sont là. Les entreprises françaises investissent moins car l’accès aux marchés n’est guère transparent… Alors, que faire ? En tout cas pas laisser tomber Djibouti.

Pascal Allizard l’a souligné, l’aspect géostratégique est évident : juste en face de Djibouti, le port de Gwadar au Pakistan, tout proche de l’Iran, est sous contrôle chinois. Officiellement, c’est un port de commerce mais, à vingt kilomètres de là, les Chinois créent un port militaire. « Tracez une ligne droite avec Djibouti : vous fermez l’accès au détroit d’Oman et à la Méditerranée. Et on annonce une seconde base militaire chinoise à Djibouti. Quant à la présence française, il faut décider : la maintenir, avec les moyens adéquats, ou partir, ce dont nous paierions lourdement, et longuement, le prix. A Changchun, une Université forme des centaines de jeunes Chinois au français. Ces étudiants sont destinés, pour les plus brillants, à venir en France et, pour les autres, à devenir les futurs cadres de la présence chinoise en Afrique. La rentabilité et la solvabilité des investissements chinois n’est pas avérée à Djibouti – ces investissements échappent d’ailleurs aux critères de l’OCDE. Cela signifie qu’ils sont adossés à des contrats de nantissement, et qu’il faut s’attendre à des conflits de type canal de Suez.

Hélène Conway-Mouret a posé une question difficile : « Qu’attendent de nous les Djiboutiens ? Avec les Chinois, c’est trop tard, ils sont pieds et poings liés, pour avoir accepté des infrastructures parfois non nécessaires : ainsi, du second port. Quant à la voie de chemin de fer, elle transporte des marchandises chinoises vers toute l’Afrique de l’Est.

Ladislas Poniatowski a fourni une bonne réponse, quoique vague : « Trois pays sont incontournables en Afrique : la République Démocratique du Congo, le Nigéria et l’Éthiopie. Djibouti est le port de l’Éthiopie. Face à la Chine, nous ne sommes plus l’acteur principal, mais il faut rester, bien sûr, si la France veut rester la France ! »

 

D’accord, mais concrètement, que fait-on ? Les tensions générées par la stratégie chinoise s’accumulent. Les Djiboutiens attendent que les entreprises françaises recommencent à investir. Ils se méfient désormais des financements chinois. Mais les acteurs économiques sont arrêtés par l’absence de garanties et des problèmes de corruption. Les Djiboutiens souhaitent aussi acquérir du matériel militaire français : une mission militaire récente a souligné l’importance de leurs besoins mais le financement dont ils disposent, en provenance d’Arabie Saoudite, se limiterait pour l’instant à 50 millions d’euros. L’aide saoudienne pourrait permettre notamment d’acheter des vedettes rapides pour protéger les côtes djiboutiennes.

La Chine a annoncé qu’elle accueillera le forum inaugural Chine-Afrique sur la défense et la sécurité à la fin de ce mois, signalant son engagement croissant en Afrique. Les responsables militaires affirment que le sommet se concentrera sur les questions de sécurité régionale, le financement et l’amélioration des capacités de sécurité de l’Afrique et l’amélioration de la coopération en matière de défense.

Ce forum intervient dans un contexte de relations politiques et économiques sino-africaines croissantes, avec des liens diplomatiques croissants, des investissements dans les infrastructures indispensables et la formation de la prochaine génération d’élites africaines. La Chine s’efforce de se projeter en tant que puissance mondiale responsable et de créer une image positive d’elle-même sur la scène mondiale. Cela est particulièrement vrai en Afrique, où elle a encouragé la coopération économique gagnant-gagnant, l’assistance mutuelle en matière de sécurité et la solidarité dans les affaires internationales.

La coopération en matière de défense est à considérer comme un effort de la Chine pour sécuriser ses intérêts stratégiques à l’étranger. Cela comprend l’initiative « One Belt One Road » qui prévoit 1 milliard de dollars d’investissements dans l’infrastructure et d’autres projets le long des routes commerciales reliant la Chine à l’Europe, la Russie, l’Asie centrale et du Sud-Est et l’Afrique.

Selon Theodor Neethling, qui dirige le département d’études politiques de l’Université de Free State en Afrique du Sud, la Chine a fortifié ses investissements en Afrique en prenant progressivement une part active aux Nations Unies. Au cours de la dernière décennie, la Chine a accru son rôle dans les missions de maintien de la paix : des cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, elle est le plus grand contributeur de maintien de la paix et parmi les douze premiers contributeurs mondiaux. La Chine a fourni des troupes aux missions de l’ONU au Soudan du Sud, où elle a des intérêts pétroliers, en République démocratique du Congo, qui fournit du cobalt et du cuivre, et au Mali.

Les Africains feraient bien de réaliser que la politique chinoise de non-interférence dans les affaires intérieures des pays où ils s’installent économiquement et militairement appartient au passé. Alors le rôle d’une présence – notamment militaire – de la France à Djibouti apparaît crucial dans cette région.