Les leçons du combat urbain face à l’État islamique
Un soldat du 1er bataillon des forces spéciales irakiennes après un exercice d’entraînement préparant à la prise de Mossoul. Bagdad. (AP Photo / Maya Alleruzzo)
Un observateur indépendant de la guerre en Syrie et en Irak a rédigé une analyse du combat urbain opéré par l’État islamique. Ce n’est pas tous les jours qu’un tel travail de recherche est publié, voyons ce que nous pouvons en retenir. Indice : beaucoup de choses.
Qui pourrait nous en apprendre sur les tactiques de combat de l’État islamique ? Les commandos de la coalition internationale ? Nous voulons bien leur numéro de téléphone. Les djihadistes de l’EI eux-mêmes ? Merci, nous ne voulons pas leur numéro de téléphone. Alors, c’est le moment de remercier les observateurs en relayant leurs travaux.
Le travail de Robert Postings a été publié sur le site du Modern War Institute, un centre de recherche basé à l’académie militaire de Westpoint. La plupart de nos lecteurs ont probablement une certaine idée des tactiques de combat de l’État islamique dont les hommes sont « spécialisés » dans la guerre insurrectionnelle de type guérilla à laquelle on ajouterait des manières de faire « terroristes » très cruelles et sans limite : par exemple, charger un SUV d’explosifs et y installer un conducteur qui ira, dans un acte suicidaire, déclencher la charge contre un objectif bien précis, ou un groupe d’hommes qu’il aura croisés sur son chemin. Quoiqu’il en soit, ces recherches synthétisées peuvent nous éclairer d’avantage.
A guide to the Islamic State’s way of urban warfare se concentre, comme indiqué, sur le combat urbain, qui a été majoritaire ces dernières années sur le théâtre irako-syrien puisqu’il s’agissait de reprendre les villes aux mains de l’État islamique. Dans son introduction, Postings avance une première idée : dans le combat urbain, qui signifiait pour les hommes de l’EI de conserver leurs ultimes territoires, ceux-ci se sont révélés d’une résistance solide alors que leurs ennemis étaient supérieurs en nombre, en équipement et disposaient d’un atout majeur, l’appui aérien. Son développement, Postings le divise en six parties que nous allons reprendre ici et qui peuvent résumer les bases du combat urbain version EI. Pour lui, si les militaires n’apprennent pas aujourd’hui les leçons de la guerre urbaine dans sa forme actuelle, ils « risquent de les apprendre à la dure alors que leurs propres forces subiront de nouvelles tactiques mortelles sur le champ de bataille. »
Tout commence avec des murs, des murs et encore des murs, écrit Postings. Que ce soit à Mossoul et à Raqqa, l’État islamique s’est logiquement préparé, des mois durant, à la guerre défensive. Alors, des tranchées ont été creusées, et par-dessus ces tranchées des barricades ont été construites, des barricades qui ont été renforcées par des murs de sable. Bien que cela puisse paraitre désuet à l’heure de la guerre moderne, de telles lignes défensives ont leur importance quand il s’agit de ralentir l’ennemi, d’après Postings, là où la voie était libre, la zone était couverte par le feu de l’EI.
Il en fait deux autres constats : à l’extérieur de la ville les lignes défensives de l’EI sont ineffectives car le groupe terroriste ne dispose pas suffisamment d’hommes pour les occuper ; à l’intérieur de la ville elles deviennent vite ineffectives une fois qu’un bulldozer ou un bombardier sont passés. Si ces défenses ne durent pas, les constructions de la ville peuvent être utilisées à bon escient : l’observateur explique que le mur de Raqqa, qui traverse la ville sur 2,5km depuis 1300 ans s’est révélé être la meilleure ligne de défense de l’EI, le faible nombre de points d’accès obligeant la coalition à détruire la pierre à coup de bombardements aériens ! À Damas Sud, où le siège était plus lent, ils ont usé de techniques supplémentaires : les barricades étaient plus hautes et l’on accrochait des bâches dans les rues pour limiter la ligne de vue de l’ennemi en plus de le ralentir. À Raqqa, ces bâches étaient tendues entre les immeubles pour compliquer l’observation aérienne.
Ensuite, comme tout groupe ayant adopté les tactiques de guérilla, l’État islamique harcèle son ennemi. Une fois que les défenses sont tombées, que l’ennemi est entré, il faut lui infliger des dégâts et là l’EI a trois armes : le sniper, l’IED et le drone. Le sniper de l’EI est pro-actif. Derrière sa meurtrière bricolée, il peut attendre que son ennemi soit à sa portée, mais il peut tout aussi bien s’approcher et le ralentir. Des tirs de snipers peuvent bloquer un groupe d’hommes au coin d’une rue, pour Postings même, les snipers de l’EI pouvaient ralentir l’avancée des véhicules en tirant sur leurs points faibles (radiateur).
Aparté très intéressant, l’homme de l’EI ne se suicide pas tout de suite. Il n’est sûrement pas le meilleur combattant de son époque, mais il use de tous les stratagèmes pour infliger des dégâts à ses ennemis, garder les hommes en vie en étant un. Alors, et ce n’est finalement pas surprenant dans un le cadre d’une guérilla, l’ennemi frappe à distance, avec tout ce qu’il a sous la main. Canons anti-chars, mortiers, mitrailleuses lourdes, et missiles guidés sont déployés à un nombre bien suffisant pour arrêter l’ennemi. Si cela ne suffisait pas, l’EI a expérimenté à Mossoul et à Raqqa le tir de projectile anti-char exécuté à distance grâce à une manette, un écran de TV ainsi qu’une caméra attachée à l’arme.
Personne ne sera étonné, l’EI s’en remet beaucoup aux IED. Sur leur utilisation, Postings retient deux choses : les engins explosifs disposés par l’EI sur le champ de bataille peuvent être complexes, comme en se déclenchant par exemple par un simple mouvement, et surtout, produits en masse même pendant la bataille, ils sont à l’origine de 80% des attaques contre les combattants anti-EI (Raqqa).
La troisième arme de l’EI est développée dans le troisième point de Postings : le drone armé d’engins explosifs. Expérimenté à Mossoul avant de s’exporter à Raqqa, le drone armé y était le moyen rêvé du groupe terroriste pour mener une attaque meurtrière fourbe et la filmer à des fins de propagande. Les occupants de Mossoul ne manquant pas moins de drones qu’ils ne manquaient d’armes, ils pouvaient réaliser jusqu’à 70 attaques en une seule journée !
Ça ne s’arrête pas là. Comme les snipers et les IED, nous dit Postings, cela permettait aux combattants de l’EI de cibler leurs adversaires avec un risque limité pour eux-mêmes. Le drone armé pouvait aussi servir de leurre en attirant l’attention du groupe pendant qu’un véhicule piégé viendrait les surprendre. L’EI les a également déployés pour attaquer les lignes logistiques et les dépôts de munitions ou pour fonctionner comme déni de zone, un bombardement incessant empêchant l’adversaire de prendre position.
Postings continue sur un autre aspect primordial du combat urbain vu par l’État islamique : les SVBIED. Ces SUV piégés ou autres pick-up et camionnettes du commerce, sortes de Zéro terrestres du XXIe siècle, sont renforcés de divers matériaux pour prolonger leur résistance aux tirs ennemis. Lancés à pleine allure et conduits par des hommes choisis pour mener une attaque suicide, ils sont la hantise des combattants anti-EI. Les matériaux de protection les identifiant exactement à ce qu’ils sont, les forces de l’EI à Mossoul ont cherché à camoufler leurs modifications : le SVBIED ressemblant d’assez loin à n’importe quel véhicule civil, le combattant anti-EI perd un temps crucial à le différencier d’une famille qui fuit la ville.
Une fois que le SVBIED est derrière les lignes ennemies, les dégâts sont considérables. Il s’élance quand il a été dépassé, ajoutant à l’effet de surprise, les troupes étant en plus regroupées et dos à lui. Ou il s’élance dans une contre-attaque, souvent pour faire regretter sa victoire à l’ennemi. Autour de l’hôpital al-Bab les SVBIED sont venus à bout de Leopard 2A4 turcs. À l’hôpital al-Salam, l’EI a encerclé cent combattants et avec seulement six SVBIED a détruit ou endommagé vingt véhicules, sans parler des dégâts humain. Pour s’assurer que le conducteur du SVBIED atteigne sa cible, les drones servent aussi à la navigation, aidant alors à éviter les barrages et autres obstacles.
Côté manœuvres, l’EI opérait à Mossoul et à Raqqa par escouades de six à douze hommes, au moins équipées d’une mitrailleuse et d’une arme anti-véhicule, pouvant mener si bien des attaques d’ampleur que des raids furtifs profitant des multiples tunnels pour surprendre l’ennemi jusque dans les zones libérées. Plus ou moins équipés, les tunnels ne leur ont pas seulement permis de reprendre des zones perdues, mais en attaquant derrière les lignes ennemies, les escouades venaient harceler l’adversaire pour le forcer à relâcher la pression à d’autres endroits. À Raqqa, raconte Postings, les combattants anti-EI ont vu leurs ennemis émerger directement dans les bâtiments qu’ils occupaient : « Ce style de tactique défensive très mobile a permis à l’EI de saisir l’initiative tactique à plusieurs reprises. » Quand il y avait la place, les combattants de l’EI effectuaient leurs raids à moto, en pick-up surmonté d’une arme lourde ou à l’aide d’un véhicule blindé de transport improvisé.
Quand la contre-attaque des escouades de l’EI portait ses fruits, une nouvelle offensive de la coalition pouvait prendre des semaines, allongeant alors les mois de bataille. À Mossoul ou à Raqqa, les combats urbains face à l’EI ont été éprouvants et longs pour les hommes qui durent nettoyer une ou plusieurs fois chaque quartier, chaque rue de la ville. Cet avantage de l’EI lui vient de ses boucliers-humains qui empêchent la coalition internationale de le frapper de plein fouet avec l’aviation ou l’artillerie. Des familles sont forcées de vivre dans les immeubles occupés par des combattants de l’EI, les enfants sont utilisés pour empêcher le bombardement des usines de SVBIED. Avec la présence de boucliers humains, la supériorité de l’armée conventionnelle est limitée en zone urbaine, permettant à l’insurgé d’infliger des dégâts qu’il n’aurait jamais pu infliger dans un affrontement direct.
De ses recherches, Postings conclut ceci. Les combattants de l’EI ne suivent pas vraiment de modèle tactique, leurs tactiques de combat résultants de l’expérience dans chaque ville et s’exportant à l’autre avant tout par les moyens de propagande (jusqu’aux Philippines. cf. bataille de Marawi). Mais finalement, en diffusant ses actions, sorte d’actualisation de la guérilla urbaine, l’EI a « élaboré un guide pour les groupes qui luttent contre des adversaires supérieurs, ce qui signifie que la probabilité qu’ils soient employés dans des environnements urbains à l’avenir est élevée ».