Entretien – Enjeux géopolitiques et stratégiques des bases militaires avancées, avec Morgan Paglia

Entretien – Enjeux géopolitiques et stratégiques des bases militaires avancées, avec Morgan Paglia

Par Morgan Paglia* – Mars attaque – Publié le 21 juillet 2020
*Chercheur au Centre des Etudes de Sécurité de l’IFRI, Morgan Paglia a publié récemment une étude sur les bases militaires avancées (après, notamment, deux études co-écrites sur les proxys de l’Iran au Moyen-Orient, et l’avenir de la stratégie française de présence et de souveraineté). Il a bien voulu répondre à quelques une de nos questions à ce sujet (co-publiées sur le blog Ultima Ratio). Nous le remercions. 

1/ Quelle « prise en tenaille », géopolitique et technologique, menacerait aujourd’hui les bases avancées à l’étranger ? Quelle est d’ailleurs la menace principale ? 
Géopolitiquement et stratégiquement, il me semble prématuré de parler de « prise en tenaille » car chaque base a une position spécifique et doit donc faire l’objet d’une analyse particulière en fonction du théâtre d’opération et des menaces éventuelles. En revanche, il est certain que l’équation stratégique dans laquelle s’inséraient les bases avancées depuis la fin de la Guerre froide est en train de changer et, avec elle, le rapport coût/bénéfice de l’accès stratégique qu’elles permettent d’obtenir.

Géopolitiquement, la période actuelle est marquée par l’émergence de nouvelles puissances non seulement désireuses d’acquérir des points d’appui (Chine, Russie, Turquie notamment) mais aussi d’établir des zones d’influence. Et cette dynamique a déjà un impact sur l’accès stratégique. En 2016-2017, la compétition Chine-Etats-Unis a failli avoir raison de l’installation du système anti-missile THAAD en Corée du Sud et ce n’est qu’au prix de lourdes pertes économiques que Séoul a pu installer ce système que Pékin jugeait contraire à ses intérêts. Il est possible qu’il devienne plus difficile d’accéder à des zones d’intérêts pour la France étant donné cette compétition et les outils non militaires que certains sont prêts à mettre en œuvre pour infléchir les décisions des pays hôtes. 

Au plan opérationnel, l’émergence de nouvelles puissances étatiques et non-étatiques dotées de moyens accrus capables de menacer les forces pré-positionnées est également une tendance notable. Des pays comme la Chine, la Russie, ou l’Iran ont développé des arsenaux de missiles balistiques ou des missiles de croisières à la portée et à la précision accrues. La publicité faite par l’Armée Populaire de Libération sur le missile DF-26 – réputé capable de frapper Guam – ou les frappes iraniennes sur les bases américaines intervenues début janvier 2020 suscitent naturellement des questions quant à la protection des bases dans la région. Et on peut multiplier les exemples d’Etats se dotant de nouvelles capacités de frappes longue portée plus précises et donc plus dangereuses pour les bases avancées. 

A cette tendance s’ajoute les conséquences de ce qu’il est convenu d’appeler « la diffusion de la puissance » à des groupes non-étatiques. A court terme, c’est certainement cette dynamique qui impactera le plus la protection les bases en opération parce qu’elle permet le renforcement des capacités de harcèlement des groupes armés par tir indirect. En Afghanistan et en Irak les tirs quotidiens au mortier ou à la roquette sur les FOB (forward operating bases) n’ont pas entraîné de pertes significatives mais ont confronté les armées à un dilemme que certains ont nommé la « Fobite » c’est-à-dire la tentation de dédier davantage de moyens humains et matériels à la protection de la force et des bases qu’à la mission elle-même. Que se passerait-il si, demain, des groupes armés disposaient des savoir-faire et de moyens plus importants pour menacer les approches des bases aériennes et saturer les systèmes de défense active des bases (SATCP – missiles sol-air de très courte portée, roquettes, drones) ? C’est une question qui se pose avec une acuité grandissante au Moyen-Orient où, dans la période récente, on a pu observer une montée en gamme des armements déployés au Yémen par les Houthis, les milices irakiennes ou le Hezbollah libanais. Dans des contextes de guerre par procuration, l’appui extérieur d’un Etat permet à ces groupes de se doter d’armements certes de qualité moyenne- roquettes guidées, des mortiers improvisés ou des drones notamment – mais en nombre tels qu’ils posent un risque non négligeable de saturation des moyens de défense active responsables de la protection des bases. A ces deux dynamiques, il convient d’ajouter la menace plus traditionnelle de l’intrusion d’un commando à des fins de sabotage. C’est une problématique qui était particulièrement prégnante pendant la guerre du Vietnam. Elle l’est moins aujourd’hui. On observe que les armées occidentales ont développé des solutions efficaces en termes de protection de la force pour parer à cette menace. 

Vue aérienne – Base aérienne 188 (Djibouti)

2/ Vous indiquez qu’une manœuvre globale est nécessaire pour garantir la pérennité de ces bases. Quel rôle pour les armées alors que la pérennité tient avant tout à une volonté politique ? 
L’implantation et le maintien d’une base avancée n’est qu’un maillon d’un partenariat stratégique plus large entre deux Etats et qui, par conséquent, échappe au contrôle exclusif des militaires. L’implantation d’une base est d’abord le reflet d’une volonté politique. Elle est justifiée par la défense des intérêts nationaux. Cela nous amène à nous demander où se situent justement les intérêts français dans la période actuelle. Plusieurs zones font aujourd’hui l’objet d’une attention politique-stratégique importante : la région Indo-Pacifique, l’Arctique notamment. Il reste à déterminer quelle présence militaire développer dans ces régions sans fragiliser le dispositif actuel de forces de présence. C’est tout le problème… 

3/ Quelles mesures d’adaptation technique sont aujourd’hui les plus sensibles vu l’environnement opérationnel entourant ces bases ? 
Les systèmes d’alerte comme les radars de contre-batterie, les systèmes d’interception multicouches offrent des solutions qui sont, certes, plus coûteuse que les moyens offensifs utilisés par des adversaires dissymétriques ou asymétriques mais sont aujourd’hui très efficaces. En novembre 2012, le système Iron Dome israélien a, par exemple, été capable d’intercepter 85% des 421 roquettes tirées depuis Gaza. Néanmoins, face à des adversaires étatiques potentiels, il parait plus sage de développer un mélange de systèmes de défense active comme les SAM mais aussi passive qui impliquent le durcissement des installations, d’enterrer des stocks de carburant ou de munitions, par exemple. 

4/ Vous concluez que, aujourd’hui, les alternatives sont soit trop coûteuses soit non suffisantes. Peut-on imaginer demain une inversion de cette conclusion ? 
Pour expliquer pourquoi l’étude tire cette conclusion rappelons d’abord quelques solutions envisagées pour remplacer ou compléter les bases permanentes. Les concepts développés de nos jours sont essentiellement d’origine américaine et pour cause. Détenant un réseau de plus de 600 bases avancées il leur est vital de penser la protection et de détenir des solutions de déploiement alternatives pouvant compléter les bases permanentes dans le cas d’une opération de grande ampleur ou les remplacer en cas de neutralisation de leurs installations. On trouve notamment trois concepts intéressants. 
D’abord, grâce au ravitaillement en vol, il existe une solution de projection depuis la métropole que l’on a vue à l’œuvre lors de l’opération Hamilton en avril 2018 contre les installations chimiques syriennes. Pour des opérations coup de poing ou d’ »entrée en premier« , cette solution est possible et viable mais difficile à maintenir dans la durée. Dans le segment aérien également, l’US Air Force imagine des scénarios de « mobile basing » où l’on pourrait transformer un aéroport civil en une base aérienne militaire, et donc multiplier les solutions redondantes de projection de puissance. Dans le domaine naval, le « sea basing » envisage des scénarios de projection de « bases » semi-permanentes dans les approches maritimes d’un théâtre d’opération sur le mode du débarquement de juin 1944. Si certains navires correspondent déjà à la définition des bases flottantes (porte-avions, navires amphibies), ce concept pourrait impliquer de développer des ports artificiels et des navires ateliers pour appuyer la permanence à la mer d’une force navale. 
Prises ensemble ces solutions peuvent dans certains scénarios d’intervention palier à l’absence de bases terrestres. Il faut également préciser qu’elles correspondent à des opérations qui seraient circonscrites dans la durée. Evidemment, on peut difficilement envisager ce type de déploiement dans des régions enclavées ou pour des opérations de longue durée qui constituent la norme. Enfin, un dernier argument en faveur des bases permanentes c’est la capacité de génération de sorties et de stockage de munition et de vivres qui est sans commune mesure à avec celle permise par le « sea basing« . C’est pourquoi il faut plutôt voir ces solutions comme complémentaires des bases terrestres que comme un véritable substitut. En revanche, des reconfigurations (concentration, mutualisation de bases, repositionnement) sont possibles.