La stratégie d’influence du Hezbollah au Sud-Liban 3/3

La stratégie d’influence du Hezbollah au Sud-Liban 3/3


Devenue chaîne satellitaire en 2000, al-Manar s’est développée pour le Hezbollah comme un lien direct avec les autres populations arabes. Dès le début 2001, al-Manar comptait plus de 10 millions de téléspectateurs et était ainsi la deuxième chaîne la plus regardée dans le monde arabe48.

Son site internet, qui diffuse le journal en direct, disponible en quatre langues, adapte son contenu selon la langue choisie, contournant ainsi son interdiction dans certains pays occidentaux49. Outre sa couverture ininterrompue de la deuxième intifada en 2000, al-Manar diffuse, entre autres, un programme dans lequel des familles de la diaspora palestinienne sont réunies avec leurs proches dans les territoires occupés. En adoptant le slogan «la chaîne de tous les Arabes et les musulmans», elle marque sa volonté d’étendre sa portée au-delà des frontières libanaises.

Tous les évènements marquants (la seconde intifada, le 11 septembre ou la «guerre contre la terreur») deviennent autant d’opportunités politiques pour le Hezbollah, de diffuser son message dans l’ensemble du monde arabe et pan-arabiser son image50. Sa communication s’adapte aux différents publics pour élargir le spectre de la mobilisation de la rue arabe. Aussi, la guerre de 2006, bien que provoquée par l’enlèvement par le Hezbollah de deux soldats israéliens, a offert une tribune au mouvement qui s’est auto-proclamé porte-parole du monde arabe et vainqueur du conflit. Le mouvement se présente comme le seul acteur arabe ayant réussi à résister à l’État hébreu et à le défaire, ce que sa communication parfaite l’autorise à démontrer51.

La guerre psychologique: utiliser la communication pour cibler l’ennemi

Dans son analyse de la stratégie de communication du Parti de Dieu, Ron Schleifer identifie une «audience ennemie» et une «audience domestique»52. Là où l’audience «domestique» doit être convaincue de la légitimité du conflit, il s’agit avec l’audience «ennemie» de la persuader que, non seulement ses chances de gagner sont nulles, mais que la guerre est également injustifiée et futile. La guerre psychologique joue donc un rôle essentiel, non seulement sur le plan militaire, mais également sur le plan communicationnel. Ainsi, une dimension cruciale de la communication du Hezbollah est la diffusion auprès des populations israéliennes d’images et messages susceptibles de saper leur moral.

Depuis 1996, al-Manar diffuse des annonces en hébreu annonçant la victoire prochaine du Hezbollah contre son ennemi, ainsi que des interviews de juifs antisionistes ou des images de bombardements de civils libanais accompagnées de commentaires en hébreu53. La chaîne a également un «département d’observation hébraïque» pour suivre les médias israéliens. Certaines de ses émissions s’inscrivent dans une dynamique similaire : La toile d’araignée identifie et analyse les faiblesses d’Israël, tandis que Terroristes illustre les actes «terroristes» dont les Israéliens se rendent coupables en Palestine54. Le Hezbollah a aussi utilisé une technique de confusion à l’attention des médias pour décrédibiliser l’ADI auprès des citoyens israéliens : il annonce que ses soldats ont pénétré une position de l’ADI, mais ne fournit que peu de preuves vidéos. Ce n’est qu’une fois que l’ADI a nié la véracité de l’attaque que le Hezbollah diffuse la totalité de ses enregistrements, remettant ainsi en question les informations communiquées par l’armée à la population55.

Résumé par un officiel du Hezbollah, «sur le terrain, on touche un soldat, mais un enregistrement de lui en train de pleurer en touche des milliers »56. Cette guerre psychologique se poursuit également sur le web. Les hackers du Hezbollah ont à plusieurs reprises répondu aux piratages israéliens de leurs moyens de communication par d’autres attaques virtuelles. Ils ont ainsi utilisé des sites vulnérables, notamment en Inde, au Canada et aux États-Unis. Grâce à ces derniers, ils sont parvenus à diffuser leurs vidéos de recrutement ou des coordonnées bancaires de comptes au profit desquels leurs soutiens à l’étranger pouvaient verser des donations57. Si la guerre de l’information repose dans une large mesure sur la capacité de diffusion, le contrôle de l’information fournit également un avantage stratégique au mouvement. Ainsi, pendant la guerre de 2006, le parti a autorisé des journalistes à se rendre sur les zones de conflit qu’il contrôlait mais uniquement accompagnés par des militants, sur un parcours présentant les zones les plus touchées par les bombardements israéliens. Le Hezbollah dissimule ainsi, à la fois, ses combattants blessés et ses propres actions militaires, tout en maîtrisant les faits et gestes de journalistes qui sont presque insérés (embedded). À ce contrôle institutionnel s’ajoute un encadrement informel, exercé par les journalistes d’al-Manar faisant pression sur leurs confrères étrangers quant au contenu de leurs publications58. La stratégie informationnelle du Hezbollah repose ainsi sur deux caractéristiques: d’une part, l’existence d’une «culture du secret» manifestée par cette dissimulation organisée ; d’autre part, l’utilisation d’habitants ou militants à des fins informationnelles59. Cette stratégie de communication s’exerce donc à la fois vers l’extérieur et vers l’intérieur60.

Conclusion

L’objectif stratégique principal du Hezbollah demeure, aujourd’hui encore, d’apparaître aux yeux des Libanais, aussi bien que des autres populations du monde arabe, comme la figure de proue dans la lutte contre Israël. Malgré une dissymétrie nette, le Parti de Dieu a mobilisé une stratégie d’influence protéiforme, reposant à la fois sur des bases militaires, politico-sociales et communicationnelles. Ces trois dimensions ont toutes visé à produire simultanément un même schéma narratif. Prise dans son ensemble, cette stratégie démontre que le soutien populaire est le pilier de la capacité d’influence du mouvement au Liban-Sud. Cette stratégie a moins évolué dans ses objectifs que dans sa forme. Elle repose toujours sur un savant mélange de guerre d’usure, guérilla opérationnelle, ancrage social et mobilisation par un accent mis sur la communication.

Cependant, le conflit syrien, dans lequel le Parti de Dieu occupe une place cruciale en apportant un soutien militaire, technique et logistique au régime, complexifie la position du mouvement. D’une part, il semble démontrer sa continuité: le Hezbollah y utilise sa connaissance des techniques de guérilla en formant des milices et continue de prouver sa supériorité en territoire urbain. Il cherche également à y étendre son influence politique et sociale, par exemple en créant des branches syriennes de ses propres organisations, comme les scouts Imam Mahdi61.

En revanche, le Parti de Dieu semble s’éloigner de sa stratégie d’influence telle qu’elle avait été conçue pour son opposition à Israël. Sur le plan militaire, de nombreux observateurs ont noté que les capacités du Hezbollah se rapprochaient de plus en plus de celles d’une armée conventionnelle: le mouvement aurait envoyé entre 7 000 et 9 000 combattants en Syrie et déployé des systèmes de missiles air-surface particulièrement sophistiqués tandis que selon un général israélien, «travailler auprès des forces russes va certainement encourager le tournant du mouvement vers une stratégie plus offensive»62. De même, la stratégie du Hezbollah se transforme sur le plan politique. Son soutien au régime syrien, de même que les pertes enregistrées (1 300 combattants morts et des milliers blessés en 2016), engendrent des critiques aussi bien au sein de la population libanaise que de la direction du parti, fragilisant ainsi son ancrage domestique63.

Malgré son identité profondément chiite, qui reste visible dans ses actions et déclarations, le Parti de Dieu cherche au Liban à nationaliser son discours politique pour le rendre plus inclusif. En Syrie, au contraire, il a recours à une rhétorique et symbolique éminemment chiite, aggravant considérablement les tensions confessionnelles sur place. La «lutte existentielle» n’est donc plus uniquement contre Israël, mais aussi à l’encontre des extrémistes sunnites, qualifiés de «takfiris»64.

En outre, son intervention en Syrie a mis l’accent sur ses liens avec l’Iran, fragilisant ses revendications nationalistes. Enfin, la stratégie de communication du Hezbollah a également changé en devenant davantage réactive que proactive, cherchant ainsi à limiter les dommages sur son image et à détourner l’attention de la situation syrienne65. L’expérience syrienne souligne ainsi que la stratégie d’influence du mouvement est par essence évolutive. Deux lectures peuvent donc être faites de l’impact du conflit syrien sur le Hezbollah: à la fois nouvelle structure d’opportunité pouvant donner lieu à une possible montée en puissance du mouvement et source de fragilisation remettant en question l’ancrage populaire du Parti de Dieu au Liban.

48 Joseph Daher, The Political Economy…, op. cit.

49 Briec Le Gouvello de la Porte, Les stratégies d’information…, op. cit.

50 Khatib, Matar et Alshaer, The Hizbullah phenomenon…, op. cit., p. 77.

51 Peter Ajemian, “Resistance beyond time and space: Hezbollah’s Media Campaigns”, Arab Media & Society, 5, Spring 2008, pp.1-17.

52 Ron Schleifer, Psychological Warfare…, op. cit.

53 Olfa Lamloum, “Hezbollah Communication Policy…”, op. cit.

54 Briec Le Gouvello de la Porte, Les stratégies d’information…, op. cit.

55 Iver Gabrielsen, art.cit.

56 Walid El-Houri et Saber Dima. “Filming Resistance: A Hezbollah Strategy”. Radical History Review, 106, 2010, pp.70 – 85.

57 Iver Gabrielsen, art.cit.

58 Briec Le Gouvello de la Porte, Les stratégies d’information…, op. cit.

59Ibid.

60 Khatib, Matar et Alshaer, The Hizbullah phenomenon…,op. cit.

61 Joseph Daher, Les conséquences de l’intervention militaire du Hezbollah…op. cit.

62 Général de brigade Muni Katz et Nadav Pollack, «Hezbollah’s Russian Military Education in Syria», The Washington Institute, décembre 2015.

63 Joseph Daher, The Political Economy…, op. cit.

64 Joseph Daher, Les conséquences…, op. cit.

65 Khatib, Matar et Alshaer, The Hizbullah phenomenon…, op. cit., p. 77.