Afghanistan : comprendre la nouvelle législation instaurée par les talibans
Le corpus de lois que vient de publier le pouvoir des talibans définit de très nombreux interdits, notamment concernant les femmes. Mais au-delà de cette dimension, il s’agit d’un texte dont l’étude permet de mieux appréhender l’univers mental, à la fois ancré dans une vision ancienne de l’islam et imprégnée de modernité technique, qui est celui du régime en place dans le pays depuis l’été 2021.
Le 23 août 2024, le « ministère de la Justice » de l’autoproclamé « Émirat islamique d’Afghanistan » a publié dans son Journal officiel un décret (firmān) intitulé « Loi en vue d’ordonner le bien et d’interdire le mal » (n° 1452). Il a été approuvé par le « très-haut, le commandeur des croyants », le mollah Haibatullah Akhundzada, né en 1961, chef des talibans au moins depuis 2021 et leur victoire contre la coalition internationale menée par les États-Unis.
L’homme, qui a une formation de juriste et s’est spécialisé dans les questions de mœurs, est habitué à publier des avis juridiques sur l’organisation de la vie en Afghanistan. Ce disciple du mollah Omar, mort en 2013, en a récupéré la titulature de type califal, amīr al-muʾminīn, « chef des fidèles », ou « commandeur des croyants », qui recouvre une dimension à la fois politique, religieuse et militaire. Bien que prestigieux et inscrit dans l’histoire de l’islam médiéval, un tel titre n’implique pas la résurrection du califat. En effet, stratégiquement, le califat a laissé des marques trop sanglantes à travers Daech pour être pertinent aujourd’hui. En outre, aucun membre des talibans ne peut y prétendre selon la réglementation rappelée par le juriste chafiite al-Mawardi (972-1058) dans ses Statuts gouvernementaux, texte sur lequel s’appuient les talibans, bien qu’ils se réclament explicitement du maḏhab hanafite, l’une des quatre grandes écoles sunnites (le document utilise l’expression « selon la jurisprudence hanafite », p. 13.).
Cette législation a suscité une émotion légitime dans la communauté internationale, car elle renforce la ségrégation subie par les femmes afghanes. Toutefois, une analyse plus détaillée permet d’élargir le champ de l’étude et d’envisager d’autres aspects, tout aussi essentiels.
Présentation de la source
Le document, qui comporte 114 pages et 35 articles répartis en quatre chapitres, est rédigé en dari et en pachtô, les deux langues officielles d’Afghanistan. Il comporte de nombreux passages en arabe et de vastes justifications et références en notes de bas de page.
Parmi celles-ci on relève une forte place accordée au Coran, aux recueils de hadith, aux dits des grands califes, à al-Mawardi déjà évoqué, aux traités médiévaux du fiqh hanafite ainsi qu’à l’imam Ibn Abidin, le grand juriste ottoman de Damas, mort en 1836.
Il y a là sans doute une manière pour les talibans de se rattacher à une autorité majeure et incontestée du maḏhab hanafite. Cet imam est pourtant connu pour ses solutions juridiques souples et pour avoir été le promoteur d’une adaptation du fiqh aux conditions modernes.
La préface
La préface (p. 5-15) justifie le décret en reprenant une formule classique : « La présente loi a pour but d’organiser les questions relatives à la promotion de la vertu et à la prévention du vice » (p. 6).
En effet, dès la fin du VIIIe siècle, l’élaboration du droit sous contrôle califal devait permettre de rappeler le comportement attendu des musulmans, afin que chacun endosse la « curatelle » de ses frères, c’est-à-dire la correction de leurs fautes, la promotion du bien sur le mal que le Coran attribue à la communauté (la Umma) : « Vous êtes la meilleure Umma qu’on ait fait surgir pour les hommes : vous ordonnez le convenable et interdisez le blâmable » (sourate 3, verset 110). Comme beaucoup d’autres, le célèbre théologien et mystique d’origine persane al-Ghazali (1058-1111) insista sur ce redressement des mœurs, consistant en une censure collective des actes répréhensibles publics, le jugement de la faute intime appartenant à Dieu.
L’essentiel de la préface consiste à donner la terminologie (ou à la redonner pour ceux qui l’ignoreraient, en Afghanistan ou ailleurs) des fonctions islamiques officielles au sein du pays, mais aussi dans tout émirat respectant les règles énoncées par al-Mawardi au XIe siècle (p. 7-11). Sont ainsi définis dix termes classiques, références idéalisées et anachroniques de la plupart des régimes islamistes, dont le muḥtasib, « délégué par le commandeur des croyants », qui est un contrôleur des marchés et du comportement public, dont le but est d’« empêcher toute infraction aux dispositions de la charia » (p. 7) ; le maʿrūf (la vertu ou le bien) ; le munkar (le vice ou le mal) ; le taʿzīr, c’est-à-dire le châtiment prévu dans le droit pénal ancien (« action entreprise en accord avec un règlement de la charia musulmane ou avec une loi en particulier par son exécutant lorsqu’un acte manifeste contrevient à la charia », p. 10) ; ou encore le « ḥijāb légiféré », dont la définition ne se limite pas à la femme : « Vêtement qui couvre tout le corps d’une femme et qui est porté par toute personne qui n’est pas son maḥram [c’est-à-dire un homme qui n’est pas son proche parent] » (p. 11). Notons que ces termes et ces définitions sont d’une grande banalité dans l’éducation historique musulmane, et qu’ils trahissent la naïveté ou l’inculture du public visé, surtout au regard de la nature officielle du texte. D’une certaine manière, ces notions historiques sont aussi courantes dans le monde musulman que ceux de roi, empereur, Église, évêque, dans l’univers européen.
Viennent alors le nom des administrations, des agents et des domaines d’application (pp. 12-16) et, au premier chef, le « ministère de la Promotion de la Vertu, de l’Interdiction du Vice et de l’Audition des Plaintes ». Le but de l’institution est « de promouvoir la paix [ṣulḥ, le compromis ou la réconciliation] et la fraternité au sein de la population et de la dissuader des préjugés ethniques (nationaux, claniques), linguistiques et régionaux ». La précision est sans doute importante en raison du contexte multiculturel afghan, où des oppositions fortes se sont manifestées régulièrement dès l’invasion soviétique en 1979 entre Pachtounes, Tadjiks, Ouzbeks et Hazaras chiites. L’unité du pays dans l’islam ne saurait être menacée par des querelles communautaristes.
Dernier point notable de cette préface : est mentionnée à plusieurs reprises la responsabilité collective face au mal (la « curatelle »), conformément à la tradition sunnite, mais aussitôt réduite dans son champ d’application « à la responsabilité exclusive du muḥtasib » (p. 15), ce qui revient à affirmer prioritairement l’autorité de l’État central sur les velléités personnelles ou claniques de sanction au sein de la société.
Les règles du droit (I)
La première partie (pp. 16-30) énonce une série de règles de droit, et cela en deux temps. Tout d’abord sont mentionnés « les principes relatifs à leur exécution » : respect des conditions sociales et de la dignité humaine ; seuls sont interdits les comportements visibles et publics, et nullement ceux qui relèvent de l’intimité des personnes, qu’il s’agisse du foyer ou du for interne (la niyya) ; exigence pour toute infraction de deux témoins de bonne réputation au minimum ; ne sont poursuivis que les délits qualifiables et constatables, soit par une enquête soit de manière évidente.
Les talibans ne font ici que rappeler des éléments médiévaux, notamment la niyya, qui désigne la conviction intérieure du croyant qui anime ses actes de piété et les rend valides. Or, depuis la crise muʿtazilite du IXe siècle, il est acquis que nul pouvoir ne peut arbitrairement interroger l’intériorité des suspects pour y déceler l’hérésie ou une culpabilité doctrinale, car l’intimité n’appartient qu’à Dieu et lui seul est juge des pensées cachées. Ainsi l’encyclopédiste muʿtazilite al-Jahiz (776-867) fixe des limites à la procédure inquisitoriale : « Soumettre à l’épreuve un suspect ne veut pas dire violer son intimité. Sinon, le cadi le [juge] serait la personne la plus coupable de violer les secrets et de dévoiler ce qui ne doit pas l’être. »
Dans un deuxième temps, la source fait mention des dispositifs vestimentaires touchant les hommes et les femmes (pp. 26-29), point qui a suscité la réprobation internationale :
Réglementation attachée au ḥijāb des femmes :
- Une femme est tenue de couvrir tout son corps.
- Une femme doit se couvrir le visage afin d’éviter que se produisent certaines fitna [divisions dans la communauté ou troubles sociaux].
- Les voix des femmes (dans une chanson, un hymne ou un récital à voix haute lors d’un rassemblement) sont également à recouvrir.
- Les vêtements d’une femme ne doivent pas être fins, courts ou serrés.
- Il est de la responsabilité des femmes de cacher leur corps et leur visage aux hommes qui ne sont pas leurs maḥram.
- Il est obligatoire pour les femmes musulmanes et pieuses de se couvrir devant les femmes non croyantes ou dépravées, afin d’éviter toute fitna.
- Il est interdit aux non-maḥram de regarder le corps ou le visage d’une femme. De même, les femmes n’ont pas le droit de regarder des hommes inconnus.
- Si une femme adulte quitte la maison en raison d’un besoin urgent, elle a le devoir de dissimuler sa voix, son visage et son corps.
Et les hommes d’être contraints, eux aussi, à couvrir leur corps de la taille aux genoux, notamment dans le cadre de leur profession et aussi de leurs loisirs (p. 29).
Le firmān s’applique à suivre la définition du vêtement « légiféré », c’est-à-dire répondant aux exigences de tenue des femmes selon l’interprétation du droit hanafite médiéval. Il s’inspire des hadiths, mais se garde de rejoindre la tradition hanbalite, maḏhab rigoriste qui n’a quasiment plus de place officielle nulle part, même en Arabie saoudite, ou si ce n’est chez les salafistes. De fait, les gants ne sont pas mentionnés, ni l’interdiction des motifs imprimés, de l’usage de la soie ou d’une couleur particulière. Il n’est pas dit que les femmes doivent sortir de chez elles accompagnées d’un tuteur (wakīl), ce qui est pourtant la norme dans les zones pachtounes d’Afghanistan qui obéissent aussi à un autre code, tribal et coutumier celui-ci, le pachtounwali, lequel impose la claustration des femmes pubères, contrairement au droit hanafite.
Les agents et leurs domaines de compétences (II)
La seconde partie désigne aux agents exécutifs de l’Émirat leurs principaux objets d’attention (pp. 32-72) :
- La presse et les organes d’information (pp. 32-34), lesquels ne doivent rien publier allant à l’encontre des « règles vertueuses » (ex. : le vice, la moquerie, les dessins animés).
- La vie économique (pp. 35-45). Tous les travailleurs doivent prier en commun aux heures légales, payer la zakāt (l’aumône), suivre le_ maḏhab h_anafite dans leurs affaires, éviter l’usure, la duperie dans le commerce, etc.
- Le tourisme (pp. 46-48), chaque site devant avoir une mosquée.
- La circulation routière (pp. 49-51). La drogue, la contrebande et la musique sont interdites au volant, de même que les femmes ne peuvent voyager seules ni découvertes.
- Les bains publics (p. 52).
- Suit une longue liste d’infractions morales individuelles (pp. 53-72), dont : l’adultère, le lesbianisme (l’homosexualité masculine n’est pas explicitement nommée), la sodomie (même conjugale), la pédophilie, les jeux de hasard (pourtant très prisés dans certaines provinces afghanes), les combats d’animaux (même remarque), l’usage abusif d’appareils audio et vidéo, les retards à la prière, les refus de jeûne, les barbes trop courtes, les relations amicales avec des non-musulmans, les fêtes persanes, la désobéissance envers les parents, la sévérité envers les orphelins, la possession de croix ou de cravates.
Sont ici mélangés pêle-mêle des usages de bon comportement, des coutumes et des délits qui relèvent pourtant des mêmes agents publics, lesquels ne peuvent évidemment pas intervenir systématiquement sans le soutien du voisinage (et donc de la dénonciation – on ne parle pas de délation, car les dénonciations ne peuvent être anonymes). L’idéal est d’obéir à des coutumes qui soient à la fois locales et musulmanes, et plus encore non occidentales, car les talibans associent le culturel et le religieux.
Le droit hanafite médiéval ne condamne pas les relations avec les chrétiens et les Juifs. En revanche, le wahhabisme a popularisé depuis le XVIIIe siècle le double concept « d’allégeance et de désaveu » (al-walāʾ wa l-barāʾ), lequel impose à tout musulman de se détacher des infidèles, des apostats, des soufis, des chiites, des Juifs, des « croisés » (les chrétiens européens), et même de les haïr, sous peine d’être excommunié.
Or, les talibans ont été marqués par l’influence wahhabite – liée au maḏhab hanbalite –, notamment lors de la guerre contre l’URSS (1979-1989), lorsque plusieurs millions d’Aghfans trouvèrent refuge au Pakistan, où les madrasa saoudiennes se mobilisèrent pour les scolariser. Le décret se trouve ici dans une position intermédiaire, ni totalement hanafite, ni parfaitement hanbalite, mais cherche un compromis pour mieux dénoncer ceux qui ont pactisé avec les États-Unis. Il n’est pas sans contradiction avec la réalité géopolitique du gouvernement taliban, qui mène une diplomatie active avec la Chine, « amitié » qui pourrait être condamnée au regard de ce firmān.
Les sanctions (III)
Enfin, la troisième partie s’attache aux sanctions elles-mêmes (pp. 73-79) et insiste sur la responsabilité des agents de l’État dans ce domaine. Aucun taʿzīr ne s’applique automatiquement, car il faut d’abord exhorter le pécheur, le menacer des sévérités de la loi avant de le punir par une amende, puis par la prison, et enfin par d’autres sanctions (sous-entendu : corporelles), si son crime le nécessite. On tiendra compte alors de la réputation (religieuse et morale) du prévenu et de son comportement devant l’autorité judiciaire, ce qui est une manière de dire, conformément au droit classique, que des accommodements (ḥiyal) sont toujours possibles.
En revanche, les peines corporelles ne sont pas évoquées, alors qu’elles auraient pu l’être si le décret prétendait restaurer la législation hanafite abbasside ou ottomane.
La source se termine par une quatrième partie (« Injonctions diverses », pp. 80-87), mais répétitive par rapport au contenu des trois autres).
La législation d’un pays fantasmé
La lecture du décret n° 1452 de l’Émirat d’Afghanistan démontre qu’il n’est pas d’abord une loi contre les femmes, ou du moins que ce n’est pas sa nature profonde. Il s’agit d’un acte législatif de souveraineté et d’autojustification au regard de la norme islamique hanafite, celle des IXe-XIe siècles, revivifiée au XIXe siècle par Ibn Abidin dans le contexte précolonial.
Il vise à démontrer combien la vie quotidienne afghane depuis 2021 suit une tradition historique sûre, éprouvée, validée par les plus grands imams sunnites au-delà du cercle hanafite, et par les références incontournables du Coran et de la Sunna. Grâce à ces autorités prestigieuses, les talibans entendent non pas renforcer, car c’est inutile, mais légitimer leur contrôle social, limiter les tensions ethnico-provinciales au nom d’une unité théorique et détourner la curatelle sociale au profit de l’État.
Cet État singe de manière pathétique le califat médiéval – sans calife en titre – et pour cela exhume des fonctions anciennes qui ne peuvent être efficaces sans un appareil administratif moderne, lequel existe bel et bien dans le pays, mais dont la source ne parle pas. De même qu’il évacue la référence aux coutumes tribales, aux chiites du pays, au soufisme parfaitement accepté dans le pays (contrairement au hanbalisme), au pachtounwali, qui semblent ici inexistants.
L’Émirat devient un pays irréel, coupé de toute histoire, de toute géopolitique, même si son État a des prétentions de contrôle très modernes (la presse, l’économie, le tourisme, le comportement individuel, etc.). Le citoyen – qu’il soit homme ou femme – apparaît ici comme un être télétransporté au Xe siècle pour sa vie morale, et enraciné dans le XXIe siècle pour ce qui relève de l’obéissance à l’État.
De toute évidence, un tel décret ne changera rien à la situation quotidienne des habitants, mais pourrait avoir une fonction de communication ou de propagande religieuse vers l’extérieur (la Daʿwa), vers ceux qui rêvaient d’un système islamiste idéalisé et que Daech (ou sa défaite) a déçus.
Olivier Hanne, Chercheur associé au Centre d’études supérieures de civilisation médiévale (CESCM), Université de Poitiers
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.