Apaches, Sahwa, sections mixtes et fusion
Publié par Michel Goya – La Voie de l’épée – 01/05/2018
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La version complète de cet article est dans le n°135 de Défense et sécurité internationale
En juin 2006, lorsque le colonel Gronski, commandant la 2e brigade de la 2e division d’infanterie de l’US Army, quitte la ville de Ramadi, son constat est sans appel : la capitale de la province irakienne d’Anbar et ses alentours ne peuvent être contrôlés sans la présence d’au moins trois brigades.
Ramadi ne comprend pourtant que 400 000 habitants mais malgré des efforts considérables et la perte de 148 soldats américains en trois ans, c’est Al-Qaïda en Irak (AQI) qui y règne. Huit mois plus tard, AQI, devenue entre-temps l’Etat islamique en Irak (EEI), a été effectivement chassé de la ville et de ses alentours. Comme le souhaitait le colonel Gronski ce résultat a été obtenu grâce à un renforcement important, mais pas celui qu’il attendait.
Sections mixtes et Fils de l’Irak
Ce qui a tout changé à Ramadi, c’est la création d’une coalition de tribus sunnites de la région, baptisée mouvement du Réveil (Sahwa), et son alliance avec la nouvelle brigade américaine sur place, la 1ère de la 1ère division blindée, du colonel Mac Farland.
A partir de septembre 2006, et grâce à un renfort de 4 000 combattants locaux, les Américains ont pu sortir des grandes bases extérieures où ils étaient confinés pour créer 24 postes de combat (Combat Outpost, COP) mixtes. L’implantation progressive de ces postes mixtes vers le centre-ville, l’accumulation de petites victoires contre l’ennemi, les retombées économiques dans les zones sécurisées ont modifié la perception générale de la situation. Le « plan incliné de la victoire » avait changé de sens et les ralliements de groupes sunnites se sont multipliés jusqu’à l’étouffement de l’ennemi.
Cette expérience reprenait en réalité celles déjà réalisées depuis 2004 par le 3e Régiment de cavalerie à Tal Afar, sur la frontière de la Syrie, ou par plusieurs bataillons de Marines en Anbar. Les cavaliers, comme Mac Farland ou Mac Master à Tal Afar, remettaient alors au goût du jour les méthodes du général Crook connu par avoir vaincu les indiens apaches en Arizona en 1871 en intégrant justement des Apaches dans ses forces.
Les Marines, de leur côté, se référaient plutôt à leur expérience des Combined Action Platoons (CAP) au Vietnam, ces groupes de soldats envoyés vivre dans les villages et fusionner avec les miliciens locaux. L’expérience avait été un succès. Aucun secteur tenu par une CAP n’a jamais été pris par l’ennemi et chaque soldat américain qui y était affecté était en moyenne deux fois plus efficace, et beaucoup moins coûteux, contre l’ennemi qui celui des bataillons dans les bases. L’expérience des CAP était cependant restée très limitée.
En 2007, en revanche, et en partie grâce à des officiers pragmatiques comme le général Petraeus, nouveau commandant en chef en Irak, l’expérience de Ramadi est étendue à l’ensemble du théâtre. En juillet 2007, pour l’équivalent de moins de 40 millions d’euros de soldes par mois (moins de 1% des dépenses américaines), la Force multinationale en Irak a pu disposer de 100 000 combattants locaux (sous l’appellation générale de « Fils de l’Irak ») intégrés dans son dispositif. Plus de la moitié d’entre eux ont été engagés dans les quartiers de Bagdad où ils ont permis de chasser l’Etat islamique et de contenir l’Armée du Mahdi.
L’appel au recrutement local
Cette pratique du recrutement local n’est évidemment pas nouvelle. Les grandes campagnes françaises lointaines n’auraient jamais pu être menées sans elle. La guerre d’Indochine n’a été soutenable pendant huit ans que parce que le Corps expéditionnaire français en Extrême-Orient (CEFEO) associait 350 000 volontaires locaux à un maximum de 60 000 Français métropolitains. Jamais probablement une armée n’a poussé aussi loin la fusion avec le milieu local. Tout cela s’est effectué en parallèle de la formation de l’armée nationale vietnamienne. Si l’armée de terre française actuelle, avec sa capacité de déploiement de 15 000 soldats, recevait d’un seul coup la mission de remonter le temps et de combattre le Viet-Minh à la place du CEFEO, il est peu probable qu’elle puisse procéder autrement malgré l’accusation, qui ne manquerait pas de survenir, de reformer des bataillons coloniaux.
En ce début du XXIe siècle, jamais les armées occidentales professionnelles n’ont eu aussi peu de masse. Si le combat contre un groupe armé doit durer quelque part, le rapport de forces ne doit cependant plus se calculer seulement face au potentiel actuel de l’ennemi mais aussi face à son potentiel de recrutement. En Irak, cela a signifié très concrètement l’impossibilité de vaincre l’ennemi sans déployer au moins un soldat pour 50 habitants d’une ville sunnite. Dans ces conditions, la capacité maximale de contrôle des forces françaises se situe au maximum à moins d’un million d’habitants, deux fois la population de Ramadi ou de Kapisa-Surobi en Afghanistan.
Sans masse et sans insertion dans le milieu, il est vain d’espérer contrôler un espace humain important. Dans les deux cas, il n’est guère d’autre solution que de faire appel aux forces locales. Cela peut, et doit, se faire avec les forces régulières, à condition que celles-ci soient elles-mêmes d’un nombre suffisant, considérées comme légitimes et soient un minimum efficaces. Lorsque ce n’est pas le cas, ce qui arrive fréquemment sinon il ne serait pas besoin de faire appel à une aide extérieure, il doit être possible de renforcer directement les forces françaises avec des recrues locales (et donc payées par la France et encadrées par des Français). Le combat « couplé » avec un acteur politique autonome fait alors place, sans forcément concurrence, au combat « fusionné ».
Une recrue locale, c’est souvent un chômeur de moins, voire un ennemi potentiel de moins. C’est surtout quelqu’un qui connaît bien le pays, les gens, les lieux et parle la langue. C’est un atout tactique remarquable lorsqu’il est associé sur le terrain aux soldats français ou américains, puissants mais étrangers. En général, comme en Irak, plus le combat semble porter ses fruits et assurer réellement la sécurité des proches, et plus le recrutement s’avère facile, d’autant plus que la solde est souvent bonne selon les critères locaux, et, élément essentiel, assurée. Pour 20 % du surcoût de l’opération française Barkhane au Sahel il serait possible de disposer d’au moins 40 compagnies franco-africaines.
La principale difficulté de cette fusion réside surtout lorsqu’il faut y mettre fin en particulier lorsque la fin du contrat coïncide avec la défaite ou au moins la continuation de la lutte. A l’instar des Harkis d’Algérie, lorsque le corps expéditionnaire se replie, la position de ses supplétifs qui restent sur place est très dangereuse.
A ce moment-là, lorsque l’intelligence de prévoir ce cas de figure n’a pas été au rendez-vous, c’est à l’honneur des nations qu’il faut faire appel. Il n’y a rien de pire pour la confiance des futurs alliés que le constat que les précédents ont été abandonnés, or, rappelons-le, sans eux aucune victoire n’est possible.