Comment fossiliser une grande armée-L’exemple de l’entre-deux-guerres
Par Michel Goya – La voie de l’épée – Publié le 17 mai 2020
https://lavoiedelepee.blogspot.com/
De 1919 à 1924, la France conserve son rang par son armée qui impose la considération par sa puissance, son modernisme et sa capacité d’intervention. En cinq ans, on la voit « garder le Rhin, occuper Francfort, Düsseldorf, la Ruhr, prêter main forte aux Polonais, aux Tchèques, demeurer en Silésie, à Memel, au Schleswig, surveiller Constantinople, rétablir l’ordre au Maroc, réduire Abd el-Krim, soumettre la « tâche » de Taza, s’opposer aux rezzous sahariens, prendre pied au Levant, pénétrer en Cilicie, chasser Fayçal de Damas, s’installer sur l’Euphrate et sur le Tigre, réprimer l’insurrection du djebel Druze, montrer la force en tous points de nos colonies d’Afrique, d’Amérique, d’Océanie, contenir en Indochine l’agitation latente, protéger au milieu des émeutes et des révolutions nos établissements de Chine » (Charles de Gaulle, Le fil de l’épée). Le rayonnement de l’armée française est à son comble et plusieurs Etats étrangers comme la Tchécoslovaquie, la Roumanie ou le Brésil font appel à son expertise et à son matériel pour réorganiser la leur.
Pourtant, à peine douze plus tard, en 1936, alors qu’Adolf Hitler envoie quelques bataillons « remilitariser » la Rhénanie, portant ainsi à nouveau la menace à la frontière de la France, cette même armée avoue sa totale impuissance. Il est vrai qu’entre temps, au nom de la disparition de l’ennemi majeur, des économies budgétaires et de la réticence à employer la force, le vainqueur de 1918 s’est replié sur lui même. La France vieillissante et traumatisée a été saisie de frilosité mais en croyant adopter une politique plus « sécurisante », elle a, en réalité, provoqué sa perte.
La fièvre obsidionale
Cette rupture a d’abord une origine militaire. Lors de la séance du 22 mai 1922 du Conseil supérieur de la Guerre, le maréchal Pétain insiste sur la recherche de l’ « inviolabilité absolue du territoire » par une stratégie purement défensive. Cela lui attire la réplique du maréchal Foch qui estime que : « Si l’on est victorieux, on assure par là même la conservation du territoire…Assurer l’inviolabilité du territoire n’est pas le but principal à donner aux armées : c’est un dogme périlleux ». Foch considère que, à choisir, l’épée apporte finalement plus de sécurité que le bouclier, par sa capacité à « réduire » au plus tôt les menaces (re)naissantes et à soutenir les alliés européens qui ont remplacé des Russes désormais hostiles et des Anglo-saxons redevenus distants.
La conception de Pétain finit pourtant par l’emporter car elle rencontre à la fois l’idéalisme de l’opinion publique et le souci d’économie des gouvernants. Pour beaucoup, en effet, la négociation et le droit international sont les vraies armes de la paix. En 1924, le Cartel des gauches met fin à l’occupation de la Ruhr, enclenchant ainsi le repli général sur le territoire national. En 1926, à la tribune de la société des nations, Aristide Briand lance son « Arrière les fusils, les mitrailleuses et les canons ! Place à la conciliation, à l’arbitrage, à la paix ». La France parraine alors l’adhésion de l’Allemagne à la SDN et Briand obtient le prix Nobel de la paix. En 1928, la France signe le pacte Briand-Kellog mettant la guerre hors la loi. Nombreux sont aussi ceux qui sont soucieux de toucher les « dividendes de la paix », comme Poincaré qui estime que « si nous sommes pour une dizaine d’années à l’abri d’aventures militaires, nous sommes, en revanche, pour cinq à six ans à la merci d’un accident financier » ou le ministre finances Lasteyrie qui déclare lors du vote du budget de 1922 : « Y a-t-il réellement une nécessité absolue de s’engager dans la voie d’armement aussi importants ? […] Nous sommes pour l’instant à l’abri du danger ».
Cette nouvelle vision se concrétise par la loi d’organisation de l’armée en 1927 qui explique que : « L’objet de notre organisation militaire est d’assurer la protection de nos frontières et la défense des territoires d’outre-mer ». En présentant la loi, Daladier, ministre de la Guerre, renchérit même : « la France ne déclarera la guerre à aucun peuple mais elle fermement résolue à défendre son territoire, et empêcher que la guerre y soit à nouveau portée ». Tout cela se traduit concrètement par une réduction drastique des programmes d’équipements « offensifs » (jugés « agressifs ») au profit du service de la dette, qui représente la moitié du budget et de la ligne Maginot, instrument premier de la sécurité, qui doit, en parant à toute surprise, nous donner le temps de mobiliser nos forces. En 1934, un an après l’arrivée au pouvoir d’Hitler, la France ne produit plus que trois chars.
En revanche, en cette période troublée (l’année 1934 est aussi celle des 15 morts et 1500 blessés des émeutes de février et de l’assassinat du ministre Barthou et du roi de Yougoslavie), les moyens de l’Intérieur sont sensiblement augmentés. Une garde républicaine mobile est créée pour assurer le maintien de l’ordre à la place d’une armée qui, depuis les « inventaires » et la répression des émeutes du Languedoc ou des mineurs du Nord avant 1914 garde un souvenir amer de son implication dans la sécurité intérieure. A l’époque, ces interventions avaient suscité un antimilitarisme virulent qui avait fait douter de la capacité de la France à se défendre et donc incité les Allemands à saisir l’occasion d’en finir. Dans les années 1920 et alors que le pacifisme se développe, on ne souhaite pas affaiblir la crédibilité de l’outil de défense en l’exposant à la critique de sa propre population.
Tous les instruments d’une sécurité en accord avec un effort budgétaire limité semblent en place : barrière défensive et dissuasive, augmentation des moyens de sécurité intérieure et, parallèlement, réduction de l’outil de défense mais avec la certitude de pouvoir le reconstituer en cas de retour d’une menace majeure.
L’endormissement
Ce repli initié par le ministère de la Guerre va finalement se retourner contre lui, transformant les armées françaises de force d’intervention en une structure nouvelle finalement apte à peu de choses. Voulant conserver des structures lourdes malgré une diminution rapide des effectifs (parallèle à la réduction de la durée du service à un an en 1928) l’armée de terre voit son commandement paralysé par la dilution de l’autorité et de la responsabilité entre de multiples personnes et organismes, tandis que les grandes unités (30 divisions) sont bien incapables d’être autre chose que des cadres de mobilisation. Selon le général Beaufre, « l’armée subsistait mais vivotait au rabais : les effectifs squelettiques mangés par les corvées et les gardes, l’instruction individuelle bâclée en quatre mois, puis tous les hommes disponibles transformés en employés […] l’armée usait sa substance à flotter dans un habit trop large pour elle ». En 1930, le général Lavigne-Delville alerte l’opinion : « Que nous reste-t-il donc, l’évacuation [de la Rhénanie] faite, pour résister à l’agression possible allemande ? Des frontières sans fortifications, des fortifications sans canons, des canons sans munitions, des unités sans effectifs, des effectifs sans instruction ».
La loi de finances de 1933 qui prévoit la suppression de 5 000 postes d’officiers contribue encore à la dégradation de l’encadrement et du moral. « Tout se conjugue pour dérouter et désenchanter les officiers : situations médiocres, avenir incertain, sentiment d’inutilité, hostilité latente du pouvoir, impression d’isolement de la nation. A cela s’ajoute le sentiment très net que l’organisation nouvelle de l’armée les empêche de faire leur métier ». Les démissions se multiplient et le personnel d’active souffre d’un déficit de 60 000 hommes en 1933. Weygand écrit alors au président du Conseil Herriot : « L’armée risque de devenir une façade coûteuse et trompeuse. Le pays croira qu’il est défendu. Il ne le sera pas. »
Quelques voix proposent bien des alternatives plus offensives grâce à la motorisation. Elles sont immédiatement sanctionnées. Parlant du projet d’une force d’intervention moderne décrit par de Gaulle en 1934, le général Maurin, ministre de la Guerre, dévoile le piège logique : « Comment peut-on croire que nous songions encore à l’offensive, quand nous avons dépensé des milliards pour établir une barrière fortifiée ? Serions-nous assez fous pour aller au-devant de cette barrière de la ligne Maginot à je ne sais quelle aventure ». En 1935, Gamelin s’appuie sur un argument d’autorité : « Qu’il soit bien entendu que la seule autorité habilitée à fixer la doctrine est l’état-major de l’armée. En conséquence, tout article et toute conférence sur ces sujets devront lui être communiqués aux fins d’autorisation ». En 1938, le général Chauvineau écrit Une invasion est-elle encore possible ? et répond par la négative. Dans la préface, le maréchal Pétain écrit que : « L’expérience de la guerre a été payée trop cher pour qu’on puisse revenir aux anciens errements [c’est-à-dire les doctrines offensives] ». Selon une interprétation freudienne, l’armée est paralysée par la logique du Moi, l’autorité du Surmoi et un fort traumatisme Inconscient, tous trois se nourrissant mutuellement jusqu’à former, derrière l’apparence des certitudes, un sentiment d’impuissance.
Le réarmement raté
L’armée ne sortira jamais vraiment de cette torpeur jusqu’au choc de mai 1940. De 1933 à 1935, alors qu’Hitler au pouvoir ne cache pas ses intentions, le gouvernement français réduit d’un tiers les dépenses des ministères de la Guerre, de l’Air et de la Marine. La tendance s’inverse à partir de 1935 et surtout de 1936, avec le Front populaire mais sans que cela s’accompagne vraiment d’une revitalisation de l’outil de défense.
Les instances de décision militaires dispersées sont incapables de faire des choix rapides, recherchent trop la perfection et maîtrisent moins bien les procédures budgétaires que le ministère des finances qui multiplie les entraves (60 % des crédits allouées en 1935 doivent être reportés). On est ainsi incapable de produire un pistolet-mitrailleur moderne avant 1940, il faut dix ans pour faire passer le fusil successeur du Lebel du bureau d’étude à la fabrication en série et alors qu’un prototype de l’excellent char B est disponible depuis 1925, on est incapable de le produire en grande série. Il est vrai aussi que l’industrie de défense n’a plus aucun rapport avec celle de la victoire de 1918. Elle manque d’ouvriers qualifiés et de machines-outils modernes. Elle se méfie aussi de l’armée, client à la fois exigeant et peu fiable dont, jusqu’en 1936, elle n’a reçu que des commandes dérisoires et morcelées (comme les 332 prototypes d’avions imaginés de 1920 à 1930).
L’armée de l’air n’est créée qu’en 1934 après le constat de sa déliquescence sous la tutelle du ministère de la Guerre. Mais comme il lui faut à la fois lutter contre les autres armées qui contestent son autonomie, composer avec une opinion qui considère le bombardement comme trop agressif et tenter de dynamiser une industrie aéronautique sinistrée et paralysée par les troubles sociaux, elle est incapable de retrouver sa puissance perdue.
Seule la marine nationale a pu tirer son épingle du jeu dans la disette budgétaire pour constituer une force de protection des flux nécessaires au soutien d’une éventuelle guerre totale. A partir de 1935, elle peut initier la construction de bâtiments de ligne mais pratiquement aucun ne pourra être prêt à temps.
L’impuissance
En mars 1935, Léon Blum, alors dans l’opposition, estimait que la parade au danger hitlérien résidait dans le désarmement et s’opposait au passage du service à deux ans pour compenser l’arrivée des « classes creuses » estimant que « nous sommes bien au-delà des effectifs et des conceptions qu’exige la défense effective du territoire national ». Un an plus tard, les Allemands pénètrent dans une Rhénanie démilitarisée depuis les accords de Locarno (1925). L’affront et la menace sont évidents mais on découvre alors que la France est incapable de la moindre offensive sans lancer au moins une mobilisation partielle (soit le rappel d’un million de réservistes), et ce à quelques semaines des élections législatives (où le slogan vainqueur sera « Pain, paix, liberté »). La France renonce à toute action et donc aussi à toute crédibilité sur ses engagements. Les Alliés en prennent acte. La Pologne se rapproche du Reich et la Belgique dénonce le traité de 1920 préférant la neutralité à l’alliance française peu sûre, rendant d’un coup très incomplet notre système défensif.
En juillet 1936, le gouvernement du Front populaire, désireux d’aider la République espagnole en lutte contre Franco, ne peut aller au-delà de l’hypocrisie d’une « non intervention relâchée », là où l’Allemagne et l’Italie envoient des troupes. En 1938, Hitler reprend ses coups de force avec l’anschluss, puis par des revendications sur les Sudètes, menaçant cette fois directement un de nos Alliés. Avec les négociations de Munich où on abandonne la Tchécoslovaquie (accords approuvés par 57 % des Français et la grande majorité des intellectuels), c’est l’URSS qui comprend qu’il n’y à rien à attendre d’une alliance avec la France. Au même moment, tout en avouant une nouvelle fois la faiblesse de l’armée (faiblesse par ailleurs surestimée) le général Gamelin, déclare : « Toute la question est de savoir si la France veut renoncer à être une grande puissance européenne ».
En réalité, la France avait cessé d’être une puissance à partir du moment où, en renonçant à toute capacité d’intervention, elle s’était condamnée à n’être que spectatrice des évolutions du monde. A ramener trop près de son cœur son outil de défense, elle avait laissé les menaces extérieures grossir puis venir à elle, sans même le soutien d’amis qu’elle ne pouvait aider. Pour paraphraser Churchill, la France avait sacrifié son honneur, son rang et sa voix dans les instances internationales à l’illusion de la sécurité et d’un certain confort, moral et économique, pour finalement tout perdre en 1940.
Jean Doise, Maurice Vaïsse, Diplomatie et outil militaire, 1987.
Beaufre, Le drame de 1940, 1965.
Jean Feller, Le dossier de l’armée française, 1966.
Marc Bloch, L’étrange défaite, Gallimard, 1990.
Elizabeth Kier, Imagining War: French and British Military Doctrine Between the Wars, Princeton University Press, 1997.