Considérations sur l’évolution du conflit en Ukraine par le Colonel (e.r.) Gilles Lemaire

Considérations sur l’évolution du conflit en Ukraine.                                                                     

 

Le 10 janvier 1942, la STAVKA signe la directive n°3. Tous les commandants de fronts et d’armée doivent utiliser les groupes de choc pour des actions offensives en concentrant leurs forces sur un front étroit afin d’acquérir une supériorité numérique. Idéalement, l’attaque sera menée sur 30 km de front[1].

À ce moment, la Wehrmacht a failli prendre Moscou, elle a atteint les premières gares de tramway de la capitale soviétique, mais elle est à bout de ressources, épuisée par une campagne dont la dimension avait échappé à ses concepteurs. La Russie, surprise par cette guerre lancée par un allié dont on avait voulu ignorer l’agressivité, avait tenté de faire face, malgré des pertes catastrophiques et des centaines de milliers de prisonniers. Les deux antagonistes sont épuisés. Le 5 décembre 1941, par des températures de −20 °C, les divisions sibériennes menées par le général Joukov ont lancé la contre-attaque[2]. Les Allemands sont contraints de reculer sur plus d’une centaine de kilomètres. C’est la bataille de Moscou. L’OKW organise une défense « en hérisson », en attendant de reprendre l’offensive au printemps. Pendant tout l’hiver, l’armée rouge lance alors des offensives limitées pour épuiser une Wehrmacht encerclée dans ses hérissons. Offensives coûteuses, lancées par l’infanterie sans soucis des pertes, selon cette directive n°3.

Le mimétisme actuellement affiché par la partie russe pour rejouer en Ukraine la « grande guerre patriotique » amène à l’utilisation des mêmes procédés de combat après le choc de l’opération Barbarossa.

« Nous finirons la guerre avec des lance-pierres » selon les paroles du chanteur Guy Beart[3]. Nous y sommes ! 

Les deux armées, épuisées au bout d’une année de guerre dévorant moyens matériels humains, en viennent à un mode dégradé, présentant des caractères passéistes avec, côté russe, une surconsommation d’infanterie lancée à l’assaut avec un appui écrasant d’artillerie. D’une artillerie conventionnelle, exigeant un grand nombre de projectiles et jouant la saturation plus que la destruction. Infanterie sortant des tranchées, sans appui de chars de combat, agissant essentiellement en zone urbaine, là où l’appui indirect adverse est difficile. Il n’y a plus de munitions intelligentes. Nous sommes en 1915.

Si l’on veut revenir à 1918 et à un champ de bataille plus dynamique, il faut des chars. Les matériels blindés appelés en renfort côté allié sont ceux des années 60 : chars Leopard 1 allemand, équivalent à notre AMX 30 qui a été ferraillé sur nos champs de tir et ailleurs. Chars Leopard 2, Challenger britannique et Abrams des années 70, plus modernes, cependant. Côté russe, après les T72 et T80, on a vu réapparaître des T62. Des T54-55 ont été observés en convoi ferroviaire. Ces sigles désignant l’année de conception des engins.

Cette situation résulte de la faillite, dans les deux camps, de la stratégie génétique qui, au côté de la stratégie opérationnelle, doit pourvoir aux moyens propres à conduire les opérations. Il n’y a plus de munitions, coté OTAN, selon une toute récente déclaration de son secrétaire général. Les Russes ont perdu 1700 chars et un nombre considérable d’engins blindés d’accompagnement. Ils ne peuvent les renouveler avant plusieurs mois. Leur consommation d’obus d’artillerie évaluée il y a quelque temps à 20 000 obus par jour a été diminuée par deux.

C’est le caractère inattendu de ce conflit qui conduit à cette situation. Les Russes ont cru mener une promenade militaire le 24 février 2022. L’échec les amène à recourir à des stocks dont la qualité est sujette à caution dans un pays particulièrement corrompu. Ils pallient cette insuffisance par une mobilisation importante en pensant ainsi submerger le dispositif adverse. Comme au cours de l’hiver 1942. Cette démarche s’avère insuffisante. Les pertes occasionnées peuvent à court ou moyen terme atteindre le moral des assaillants et la population en général.

Selon tous les observateurs, en l’absence de but de guerre clairement défini côté russe, face à la résolution ukrainienne de reconquérir les territoires envahis (Donbass et Crimée), le conflit peut durer encore longtemps.

Sans solution négociée, c’est la stratégie génétique, c’est-à-dire la capacité de produire des armements qualitativement supérieurs, et notamment en matière d’acquisition du renseignement et de gestion du champ de bataille, qui fera la différence. Si ce projet ne peut être atteint, c’est l’armée la plus apte à conduire les opérations en mode dégradé qui parviendra à ses fins.

Grande anecdote du moment : les chars de combat et avions d’armes, réclamés à grands cris par certains, ne conduisent plus obligatoirement à « l’évènement » au sens napoléonien du terme. C’est la maitrise de la conduite informatisée de la bataille (C4ISR[4]) qui y conduit. Les blindés sont nécessaires, mais ils ne sont plus déterminants. Ils ne font qu’accompagner ce basculement des combats, en répondant au principe de « stratification des modèles » décrit par le général Poirier[5] : l’évolution des techniques amène à faire cohabiter, sans les remplacer entièrement, les armements les plus modernes avec les plus anciens. Ainsi le couteau-baïonnette du grenadier-voltigeur, héritant des formes primitives de la guerre, cohabite dans la panoplie du combattant avec les actuels moyens de la cyberguerre… et avec l’arme nucléaire.  

par le Colonel (e.r.) Gilles LEMAIRE – publié le 16 février 2023


[1] In « La guerre totale à l’Est » Boris Laurent, ed. Chronos

[2]  Cette contre-attaque intervient lorsque les Allemands sont à l’entrée de Moscou, début décembre 1941. Ce sont les divisions sibériennes qui interviennent : celles-ci étaient stationnées en Extrême-Orient face au Japon. Elles sont devenues disponibles depuis que ce dernier a attaqué l’Amérique et que Staline sait qu’il ne craint rien de ce côté. Après le dégagement de Moscou intervient cette directive qui fixe les modalités opératives en attendant les beaux jours.

[3] « Le Grand Chambardement » par Guy Béart.

[4] C4ISR : sigle utilisé pour représenter un ensemble de fonctions militaires définies par C4 (Computerized Command, Control, Communications en 2007, anciennement Command, Control, Communications, Computers), I (Intelligence -renseignement militaire) et S (Surveillance), R (Reconnaissance),

[5] In « Essais de stratégie théorique », Institut de stratégie comparée, 1982.