De Kaboul à Strasbourg, le long chemin de Zainullah, ex-interprète de l’armée française

De Kaboul à Strasbourg, le long chemin de Zainullah, ex-interprète de l’armée française

Par Charles de Saint Sauveur, envoyé spécial à Strasbourg (Bas-Rhin)| – Le parisien – Publié le 10 février 2019

Strasbourg (Bas-Rhin), le 30 janvier 2019. Zainullah Oryakhail s’est installé avec sa famille à Strasbourg grâce à la solidarité d’associations. LP/Philippe de Poulpiquet

 

Menacé de mort en Afghanistan à cause de son emploi auprès d’une armée étrangère, le jeune homme vient d’obtenir la protection de la France, au terme d’une longue bataille juridique.

Zainullah inspire une grande bouffée d’air glacé. « Froid et doux… comme j’aime », jubile le jeune Afghan de 29 ans en franchissant l’un des sas d’entrée de l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle. Il la touche enfin, sa terre promise. Et tant pis si elle a la « chaleur » d’un aéroport, un soir de janvier. La France, qui lui barrait obstinément l’entrée depuis sept ans, l’accueille enfin, lui, sa famille et leurs trois valises cabossées qui disent tout de leurs années d’errances. « Il y a eu tellement de doutes, de découragement, de désespoir. Maintenant, c’est derrière moi », sourit-il, dans un anglais impeccable qui lui a permis d’être interprète pour l’armée française en Afghanistan entre 2009 et 2012.

Une autre vie commence pour lui… Sa femme Marzia, éreintée par le voyage en avion depuis Kaboul via Istanbul (Turquie), reste en retrait, Safia, 12 mois, collée contre elle. « Mes enfants pensent qu’ils sont encore au pays », rigole le jeune homme en attrapant au vol Khadija (4 ans) et Khalil (3 ans) qui galopent autour de lui. « C’est pour eux que je suis là. Pour qu’ils aient un avenir. En Afghanistan, j’étais promis à la mort. »

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Aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle, le 8 janvier 2019. Zainullah et sa famille à leur arrivée en France./LP/Philippe de Poulpiquet


Une mort qui se rapprochait à pas de loup… ou plutôt à moto, deux fois. Le 24 juin 2017, en plein ramadan, dans le village de Jarchi, à 35 km au nord de Kaboul, une vieille bécane s’est arrêtée à la hauteur de Zainullah. Il a juste eu le temps d’apercevoir deux hommes masqués et un fusil à pompe, qui a tiré deux salves. « Ils ont dû croire que j’étais foutu, parce qu’ils ne m’ont pas achevé. »

Peu de temps auparavant, il avait reçu une menace téléphonique, plus précise que toutes les autres. « Un homme m’a dit que j’étais un espion, qu’il avait reçu l’ordre de me liquider. Que j’étais déjà mort », se souvient-il. Après son séjour à l’hôpital, Zainullah cesse d’aller au marché ou à la mosquée, renonce à toute activité qui l’exposerait. Mais cinq mois plus tard, alors qu’il discute avec des soldats de l’Otan devant la maison familiale, une moto s’arrête. Un homme en descend et se fait exploser. Un soldat géorgien et un enfant de 7 ans sont tués. C’est un « miraculé » que la journaliste française Sonia Ghezali interviewe quelques jours plus tard. « Le plus impressionnant, c’est qu’il souriait malgré le cauchemar qu’était devenue sa vie », se souvient la correspondante basée à Kaboul.

« Dis à ton frère qu’on l’aura bientôt »

Comme si l’histoire le poursuivait, c’est à Strasbourg (Bas-Rhin), où le djihadiste Cherif Chekatt a fait cinq morts le 11 décembre, que Zainullah est désormais installé. « Même ici… C’est triste. Strasbourg a l’air si tranquille par rapport à Kaboul », soupire-t-il. À notre demande, il dévoile pudiquement les stigmates des deux tentatives d’assassinat qu’il a essuyées. Deux taches sombres sur le bras droit, une à la main, six sur la jambe. « Mais ce qui fait le plus mal, c’est ça, confie-t-il en remontant encore son pantalon. Un éclat de la bombe m’a traversé la cuisse. Il y a encore des fragments de métal. »

De la fenêtre du salon, l’Afghan lève souvent les yeux vers la flèche de la cathédrale. Dans ce trois-pièces aux murs blancs que l’association d’accueil et d’insertion France Horizon – mandatée par l’État – lui a provisoirement attribué, les lits sont collés les uns aux autres, comme dans la minuscule masure qu’il occupait il y a un an à Kaboul, après le déménagement précipité qui a suivi l’attaque-suicide du motard. Quelques jours après, un homme avait intercepté le plus jeune frère de Zainullah sur le chemin de l’école : « Dis à ton frère qu’on l’aura bientôt ».

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Marzia, l’épouse de Zainullah, et leurs enfants Khalil et Khadidja, dans leur logement strasbourgeois./LP/Philippe de Poulpiquet

Pourquoi tant de haine ? La réponse se niche dans les vidéos et photos que recèle son ordinateur. Sur la plupart, on voit le jeune homme en treillis, rajeuni de presque dix ans, aux côtés de paras, de chasseurs alpins ou avec la Légion étrangère. Les militaires de l’armée afghane, que les Français devaient former, apparaissent souvent dans le cadre. Parfois aussi s’y glissent des villageois.

Dans cet autre fichier, c’est lui qui filme : une embuscade, en 2011, dans la vallée de la Bedraou, infestée de talibans. Derrière des ruines, on entend gueuler en français : « Restez tranquille ! », « Balance les grenades », « Non, il y a trop d’arbres, on va se les prendre dans la gueule ! » « Ce jour-là, on a eu très chaud », confie Zainullah, happé par les images de ses raids en Kapisa ou à Surobi.

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Zainullah lors d’une patrouille avec les forces spéciales françaises dans la province de la Kapisa (Afghanistan), en 2011./LP/Philippe de Poulpiquet


Une évidence saute aux yeux : ce fan du personnage de Jason Bourne a vraiment « aimé » ces trois années en première ligne. Il s’est engagé au début de l’été 2009, comme l’avait fait son grand frère Nasser, embauché – son anglais était meilleur – par les forces canadiennes puis britanniques. « En un mois, je pouvais gagner 900 euros, l’équivalent de trois ou quatre mois de salaire ici. Mais je me suis surtout senti utile. Dans ma vallée, les talibans n’étaient pas aimés. On était contents que les étrangers viennent les chasser. »

Pendant trois ans, il participe à des centaines de missions. Travailleur, malin, sympathique : le jeune interprète gagne vite ses galons de confiance. « Après le départ des Français, j’ai bossé pour les Néerlandais et les Anglais. C’était OK aussi, mais avec les Français, c’est spécial : ils nous considèrent vraiment. Vous faites partie de l’équipe, jamais à l’écart. J’ai vraiment aimé travailler avec eux. »

Même si c’est en théorie interdit, ses supérieurs l’avaient équipé d’un Famas (un fusil d’assaut) et d’un pistolet 9 mm pour se défendre en cas d’attaque, signe de confiance absolue. « À l’entraînement, j’étais l’un des meilleurs. En Afghanistan, on grandit tous avec des armes », se marre-t-il. Les attestations de l’Isaf (Force internationale d’assistance et de sécurité, les forces de la coalition de l’Otan en Afghanistan) louent « l’excellent interprète », son « dévouement », et lui souhaitent « bonne chance et le meilleur pour le futur ».

« Espion » et « traître à l’islam »

Aïe, le futur… En 2011, la France, comme la plupart de ses alliés, entame son retrait d’Afghanistan. Celui-ci sera définitif le 31 janvier 2014, après 13 ans de présence (70 000 soldats engagés, 89 tués, 700 blessés). Les insurgés islamistes reprennent du terrain. La menace se rapproche même à quelques kilomètres du village de Zainullah, où les talibans n’avaient encore jamais pris pied.

Reproches, intimidations, menaces mises à exécution en 2017… La vie du jeune homme s’est réduite comme peau de chagrin. Désormais marié et père de famille, il ne peut plus travailler et doit se cacher. Il renonce même à assister au mariage de son frère, de peur que des cousins le dénoncent. « Tous ceux qui ont bossé pour les Occidentaux sont considérés comme des espions, des traîtres à l’islam. Il n’y a pas que les talibans qui pensent ça », déplore ce musulman, qui n’oublie jamais ses prières quotidiennes. Il déménage plusieurs fois, finit par envoyer femme et enfants chez ses beaux-parents pendant qu’il se terre à Kaboul.

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Zainullah lors de l’une de ses prières quotidiennes, dans son appartement strasbourgeois./LP/Philippe de Poulpiquet


La France a employé 800 personnels civils de recrutement local (PCRL) lors de sa mission afghane. Cuisiniers, ouvriers, chauffeurs et, bien sûr, interprètes qui accompagnaient les soldats au front. « Ce sont des soft target, des cibles faciles. Là-bas, les traducteurs, vite identifiés, sont pris au piège », témoigne la journaliste Sonia Ghezali.

En 2013, la France ouvre une première procédure de relocalisation : 73 visas sont accordés, mais la plupart des demandes sont rejetées. En 2015, après une manifestation devant l’ambassade française, une association est mise sur pied par un collectif d’avocats français bénévoles. Pressées d’agir, les autorités accordent 100 visas. Pas pour Zainullah. Et les refus ne sont jamais motivés.

« Lourdeurs administratives »

Dans leur enquête très fouillée et passionnante, « Tarjuman : enquête sur une trahison française »* (« tarjuman » signifie « interprète » en dari, l’une des langues parlées en Afghanistan), les journalistes Quentin Müller et Brice Audlauer remontent le fil des « défaillances de l’État ». Racontent comment l’urgence du sauvetage des ex-employés afghans s’est perdue dans le triangle des Bermudes des trois ministères concernés : Armées, Affaires étrangères, Intérieur. « Une succession de petits scandales, avec un cocktail de mauvaise volonté, d’absence de directives, de mauvaise foi, d’opacité », dénoncent-ils.

Au ministère des Armées, on admet des « lourdeurs administratives » et un « problème de communication », tout en rejetant les accusations de négligence. « Ce sont des dossiers très complexes, nous les étudions tous de près. Il faut notamment s’assurer qu’ils ne représenteront pas une menace. » « Je comprends la prudence, mais le renouvellement de leur contrat était soumis à une enquête très poussée sur leur profil, que nous assurions scrupuleusement », témoigne anonymement un capitaine de l’armée de terre.

Zainullah, un cas emblématique

La médiatisation et le harcèlement juridique de l’association des anciens interprètes portent néanmoins leurs fruits. À partir de 2015, le mot « scandale » est lâché. Pendant la campagne présidentielle, le candidat Macron dénonce une « trahison » de la France et compare même le sort des interprètes PCRL aux harkis d’Algérie ! Son élection entraîne le réexamen des dossiers refusés : 51 personnes en bénéficient à l’automne, mais toujours pas Zainullah ! « C’est paradoxal, car c’est l’un des cas les plus emblématiques. Il a failli mourir ! Mais on s’est heurté à un mur », déplore Caroline Decroix, la vice-présidente de l’association, qui consacre depuis quatre ans tout son temps libre à cette cause. Elle gagne des batailles, mais les autorités, brutalement raidies par les attentats de 2015, renâclent.

La juriste obtient finalement gain de cause, en sortant un dernier atout de sa manche : la « protection fonctionnelle », qui oblige la nation à protéger ceux qu’elle a employés. Ce droit, inscrit dans une loi de 1983, n’avait jamais été appliqué pour des personnels étrangers. Le 14 décembre, le Conseil d’État l’accorde à Zainullah, en taclant au passage « la carence des autorités françaises ». Une première, qui fera peut-être jurisprudence.

Un an de défis

Depuis, tout s’est accéléré. Zainullah a été mis à l’abri à Kaboul. Il a reçu son visa, dit discrètement adieu à son père, en pleurs. Il a pensé aussi « très fort » à Imran, son petit frère, interprète pour l’armée anglaise, qui n’a pas supporté d’être un pestiféré dans son pays, alors il l’a quitté clandestinement. Pakistan, Iran, Turquie, Grèce… Le 21 novembre 2010, Imran appelle ses parents, alors qu’il navigue sur une barcasse pour l’Italie. « Il n’a plus jamais donné signe de vie », soupire-t-il. Lui bénéficie aujourd’hui de la « générosité » de la France, dit-il sans amertume. « Tout a été géré de travers. Mais les personnels afghans qui ont reçu un visa (NDLR : environ 800 en trois vagues, si l’on compte les conjoints et enfants) ont été globalement très bien accueillis », se félicite Caroline Decroix.

Devant Zainullah, « un an de défis » : apprendre le français, inscrire les enfants à l’école, chercher du travail, et « comprendre votre façon de vivre ». « Chez nous, on appelle la France le pays des reines, pour sa beauté. Grâce aux gars, je connais les fromages, quelques jurons, et ce qui m’a le plus marqué : ils sont très fiers du coin d’où ils viennent. C’est toujours mieux qu’ailleurs ! » Et il ajoute, dans un éclat de rire : « Je vais peut-être finir comme eux car Strasbourg, c’est vraiment top ! »

*« Tarjuman, enquête sur une trahison française », de Brice Andlauer et Quentin Müller. Préface de François Sureau. éd. Bayard, 332 pages, 18,90 €.

BIO EXPRESS

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Zainullah en famille./LP/Philippe de Poulpiquet


23 septembre 1989 : naissance à Jarchi (district de Qarabagh) en Afghanistan

Juillet 2009 : engagé en qualité d’interprète par l’armée française, jusqu’en 2011.

7 mai 2016 : sa demande de visa, déposée sept mois plus tôt, est refusée.

24 juin 2017 : ciblé par des tirs à la jambe et au bras.

22 novembre 2017 : blessé lors d’un attentat-suicide contre une patrouille de l’OTAN.

8 janvier 2019 : arrivée en France, moins d’un mois après une décision du conseil d’État enjoignant les autorités françaises à assurer sa « protection ».

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