Face aux États-Unis, la menace antisatellite chinoise

Face aux États-Unis, la menace antisatellite chinoise

 

par Léo Henquinet – Conflits – publié le 2 août 2022

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Vecteurs balistiques, forces navales, systèmes de défense anti-missile, systèmes spatiaux… Alors que la montée en puissance de sa défense est structurellement tournée vers la dissuasion ou, le cas échéant, l’affrontement face aux États-Unis, en particulier sur le théâtre indopacifique, Pékin développe également des capacités antisatellites qui menacent les intérêts fondamentaux et la supériorité militaire de son adversaire, dépendants de l’exploitation des technologies et applications spatiales.

L’affirmation de la dimension spatiale

Le 23 mai 2022, le Président Joe Biden a déclaré que si la Chine venait à attaquer Taïwan, les États-Unis la défendraient militairement[1]. À l’heure où l’Europe a les yeux rivés sur la guerre russo-ukrainienne, cette déclaration souligne la place secondaire qu’occupe ce conflit pour Washington, et illustre une fois de plus que sa priorité est la lutte contre « l’ennemi systémique » chinois.

Néanmoins, la guerre d’Ukraine a mis en lumière ou attesté de l’efficacité de certains moyens ou méthodes dans la conduite de la guerre moderne : importance de la maitrise des airs, multiplication des effets par l’usage des drones, effets de la « brutalisation », utilisation tactique des couloirs humanitaires… Surtout, l’espace a été le théâtre de deux événements inédits, qui confirment l’émergence d’une nouvelle dimension du champ de bataille.

Le 15 novembre 2021, la Russie a détruit un de ses satellites au moyen d’un missile intercepteur Nudol, dans le cadre de la phase de développement de son système de défense antimissile balistique, dual[2]. Mais ce tir antisatellite s’inscrit dans une temporalité qui, rétrospectivement, est celle des préparatifs de l’invasion de l’Ukraine. Le choix de sa date a donc été motivé par la volonté de démontrer à ses adversaires, en particulier aux membres de l’OTAN, dont les intérêts économiques et la puissance militaire sont largement dépendants de l’utilisation de l’espace, que Moscou a pleinement intégré la dimension spatiale en tant que milieu de confrontation, et qu’elle pourrait, par l’espace, infliger des dommages considérables à ceux qui s’opposeraient militairement à sa politique[3]. Le 24 février 2022, jour du déclenchement de l’invasion russe, une cyberattaque a frappé des dizaines de milliers d’utilisateurs du satellite de télécommunications KA-SAT (du réseau satellitaire de la société américaine Viasat), rendant inopérants modems et terminaux. Les USA, l’Union européenne et le Royaume-Uni ont attribué cette attaque à la Russie[4]. Les services de sécurité et les autorités politiques ukrainiennes étaient utilisatrices du réseau Viasat[5], et ont vu leurs communications perturbées lors de cette première phase de la guerre, avant que des acteurs occidentaux, aux premiers rangs desquels Starlink[6], ne fournissent des moyens pour assurer la continuité et la résilience des capacités ukrainiennes[7]. D’autres cyberattaques de moindre ampleur visant des systèmes spatiaux russes et ukrainiens ont aussi été dénoncées. S’ajoute à cela une intense activité de brouillage des signaux GPS, non revendiquée, probablement réalisée par des systèmes russes comme le Tirada-2S[8].

S’il convient de relativiser le rôle de ces actions et la place de la dimension spatiale dans le déroulé du conflit, notamment parce que les deux belligérants présentent une asymétrie en termes de moyens et d’intérêts spatiaux et ont peu intégré les technologies et applications spatiales en soutien à leurs opérations conventionnelles, elle illustre néanmoins la confirmation de l’extension à l’espace du champ de conflictualité et le potentiel tactique et stratégique des opérations antisatellites.

Mais dans le cas du duel sino-américain, la dimension spatiale est un enjeu majeur, car l’accès et l’utilisation de l’espace sont des leviers et des attributs essentiels à la puissance politique, économique et militaire de Pékin et, surtout, de Washington. En effet, plus que toute autre puissance, la supériorité militaire des USA repose sur un appui inégalé des technologies et applications spatiales à ses forces armées conventionnelles et stratégiques.

La Chine est bien conscience de cette vulnérabilité des USA, mais aussi de sa propre nécessité de garantir la sécurité de ses intérêts dans l’espace, en particulier face aux intentions américaines d’assurer, si besoin par la force, la continuité de leur domination spatiale, c’est-à-dire de leur capacité à structurer les évolutions au sein du domaine spatial et à pouvoir en toute circonstance y garantir la prééminence de leurs intérêts, en vue notamment de perpétuer leur capacité à dominer les autres dimensions (terre, air, mer, cyber).

L’espace, théâtre de la confrontation croissante entre la Chine et les États-Unis

L’on assiste depuis le début des années 2000 à une montée en puissance des politiques de défense spatiale chinoises et américaines, et à l’affirmation de leur volonté de garantir (ou acquérir) la domination de l’espace par des moyens de défense active, voire par l’atteinte aux capacités adverses.

Washington a été à l’initiative de cette nouvelle « arsenalisation » de l’espace[9]. Après avoir fait la démonstration d’une supériorité technologique éclatante durant la Première Guerre du Golfe[10], reposant, entre autres, sur une utilisation inédite des technologies et applications spatiales en appui à la planification, à la conduite et au suivi des opérations, sa dépendance a dès la fin des années 1990 été identifiée comme une vulnérabilité majeure pour sa sécurité nationale et sa capacité de projection[11]. Émergent alors des politiques issues de concepts comme le space control et la space dominance[12], qui visent à prévenir toute menace sur ses intérêts spatiaux et à garantir sa domination spatiale, y compris par le déni d’accès aux moyens adverses[13].

Cette tendance s’articule avec la modernisation de sa défense antimissile balistique, jusqu’à prévoir, après le retrait du traité ABM en 2001 qui les prohibait, le déploiement d’une composante d’intercepteurs basés dans l’espace[14]. C’est la parité et la crédibilité des forces de dissuasion de l’ensemble des puissances nucléaires qui sont alors menacées par ces projets américains, ainsi que l’ordre pacifique prévalent dans l’espace. Car si des objets spatiaux conduisent des activités militaires, et si rien n’interdit le déploiement d’armements conventionnels dans l’espace, un équilibre de fait prévalait depuis la Guerre froide quant à la préservation de l’espace du champ de conflictualité, notamment quant à l’exclusion du déploiement des armes spatiales antisatellite et duales (à la fois space-to-ground et space-to-space).

Après deux essais en 2005 et 2006[15], la Chine a répondu en 2007 à l’approche unilatéraliste de la domination spatiale américaine en procédant à la destruction d’un de ses satellites en fin de vie au moyen d’un missile antisatellite, affirmant sa volonté et sa capacité à porter ou soutenir le conflit dans l’espace. Washington ne s’y est pas trompée et a détruit, presque un an jour pour jour après le tir chinois, un de ses satellites défectueux, également par un missile antisatellite.

Avant la mise en œuvre du « pivot asiatique »[16], puis la désignation explicite de la menace structurelle chinoise comme priorité stratégique, l’espace a donc été dès la décennie 2000 le motif d’une confrontation croissante, esquissant le duel entre les deux puissances majeures du début du XXIe siècle. Si la « guerre contre le terrorisme » et la lutte contre les « rogue states » vont provisoirement supplanter une menace chinoise déjà identifiée[17], les désillusions américaines au Moyen-Orient et, surtout, l’ampleur du développement économique, politique et militaire de Pékin, qui ne cache plus ni ses ambitions de puissance aux échelles régionales et globales, ni sa volonté d’évincer les USA de leurs positions asiatiques et, plus largement, de leur statut de première puissance mondiale, vont conduire Washington à réviser ses priorités stratégiques, et à faire de la question chinoise l’enjeu majeur de la perpétuation de sa domination du système international.

La confrontation croissante entre Chinois et Américains n’est pas sans conséquences sur la place de la dimension spatiale pour les USA. Car s’ils bénéficient de supériorité militaire certaine grâce à une exploitation sans commune mesure avec les autres États des moyens spatiaux, face à un adversaire conventionnel doté de moyens antisatellites, le risque est grand de le voir tenté de rétablir la parité, voire même d’obtenir l’avantage asymétrique en atteignant à la disponibilité ou à l’intégrité des systèmes spatiaux américains, et donc en menaçant les forces américaines d’évoluer dans un environnement partiellement ou totalement dégradé.

Pour mettre en œuvre ce levier de dissuasion et de supériorité militaire, Pékin a fait du développement de capacités antisatellites un axe majeur de sa politique de défense et de sa politique spatiale.

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