Fixer les prix de l’énergie : les leçons de l’après-guerre
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Comment fixer les prix de l’énergie ? Faut-il s’en tenir au marché ou faut-il permettre une intervention de l’administration ? Un débat qui a surgi dans les années 1920 et toujours d’actualité aujourd’hui.
par Thomas Michael Mueller, Université catholique de Louvain (UCLouvain) et Raphaël Fèvre, Université Côte d’Azur
Depuis 18 mois, l’inflation fait un retour tonitruant en Europe. La hausse spectaculaire des tarifs de l’énergie (+20 % pour les produits pétroliers et +34 % pour le gaz sur un an en octobre) notamment, rejaillit sur d’autres secteurs, en particulier les transports. L’Insee relevait par exemple en mai dernier une hausse de 15 % du prix des billets de train SNCF sur un an, même si l’entreprise avance, elle, une baisse de 7 %.
Certes, la situation s’explique notamment par des raisons conjoncturelles avec les conséquences de la guerre qui sévit en Ukraine. La structure reste cependant peu interrogée et il ne semble pas inintéressant, comme nous le faisons dans nos recherches, de revenir sur les principes fondamentaux de la tarification de services qui ont de particulier de dépendre de coûts fixes extrêmement importants. Ceux de la construction d’une ligne de chemin de fer ou d’une centrale nucléaire par exemple.
Au cœur de ces enjeux, on retrouve un concept central, celui de la tarification marginale. À l’heure où la sobriété énergétique est mise en avant par les pouvoirs publics face à des risques de pénuries et de défauts d’approvisionnement, il semble prendre une pertinence nouvelle.
Les grands prêtres
En France, les bases furent posées après-guerre. À la Libération, l’électricité et le ferroviaire, domaines hautement stratégiques au moment de reconstruire le pays, étaient complètement gérés par la puissance publique. La question de la fixation du prix de ces services publics fut principalement prise en main par des ingénieurs-économistes tels Roger Hutter à la SNCF ou Marcel Boiteux et Gabriel Dessus à EDF.
Tous participaient d’une même communauté de pensée, amenée à échanger et à débattre fréquemment sur un plan théorique comme pratique. Dans son autobiographie publiée en 1993, Marcel Boiteux parle de « grands prêtres » du calcul économique « touchés par la grâce marginaliste » qui leur avait été principalement insufflée par Maurice Allais, qui reçut le prix Nobel d’économie en 1988.
Dès 1945 en effet, Allais avait été chargé par Raoul Dautry, alors ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme, d’étudier le modèle économique de la SNCF. L’objectif ? Viser l’intérêt général, c’est-à-dire pour Allais fournir un service public maximal tout en minimisant le coût pour la collectivité.
À cette époque, la politique tarifaire de la jeune SNCF (créée le 1er janvier 1938) était guidée par deux règles principales : d’une part, appliquer une discrimination multitarifaire, c’est-à-dire des prix différents selon que l’on voyage en première, deuxième ou troisième classe ; d’autre part, suivre le principe d’égalité de tous devant les services publics, c’est-à-dire un prix au kilomètre égal pour tous les consommateurs appartenant à la même classe.
En première approximation, il pourrait être tentant de faire payer le service à son coût moyen. On prend le coût total que l’on divise par le nombre d’unités produites. La solution a l’avantage pour l’entreprise publique d’éviter le déficit budgétaire : les usagers paient les coûts qu’ils engendrent pour la communauté. Néanmoins, des prix élevés vont en conséquence décourager l’usage des services publics, une option dont Allais va souligner l’inefficacité du point de vue du bien-être social.
Une méthode qui s’impose
Allais et ses confrères vont proposer une tarification basée sur ce que l’on appelle le coût marginal, c’est-à-dire le coût de production d’une unité supplémentaire d’un bien. Par exemple, le coût marginal de l’électricité est le coût d’un kilowatt-heure en plus, par rapport à la production déjà en cours. Le coût marginal du train est le coût d’un voyageur en plus sur ce train. L’idée, vue autrement, est que passer de zéro à un voyageur n’implique pas le même coût que de passer de 999 à 1 000 voyageurs.
C’est ce prix-là que l’on va tenter de faire payer au passager qui souhaite monter sur le train. Sur un marché classique, c’est l’un des effets de la concurrence que de converger vers ce chiffre. Reste que la SNCF et EDF étaient des monopoles publics, par définition largement exempts des pressions concurrentielles. Allais en concluait alors que la solution la plus efficace économiquement était de mimer des prix de marché libres en les imposant.
La solution marginaliste est en quelque sorte une méthode intermédiaire entre le coût moyen qui fait peser sur les voyageurs tous les investissements initiaux massifs, et la gratuité, c’est-à-dire le cas où le service est financé collectivement par l’impôt. Elle pose cependant des difficultés redoutables en termes d’application.
Diminuer la taille de la forêt
Pourquoi un prix fixé au coût marginal serait-il souhaitable par rapport aux alternatives ? L’un des pères de la mise en pratique de cette tarification, le polytechnicien Gabriel Dessus, a proposé un exemple fictif destiné à donner à voir les avantages de la tarification marginaliste qu’il tâcha lui-même de mettre en place en tant que directeur commercial d’EDF. Reprenons librement les grandes lignes de son propos.
Imaginons un village d’irréductibles Gaulois dans lequel deux sources d’énergie sont exploitables : le bois, qui se trouve tout autour du village et une mine de charbon, qui se trouve au centre du village. Imaginons aussi que chaque villageois soit tout à fait capable d’aller chercher au choix du minerai ou du bois.
Il faut, pour se chauffer à son aise, une heure de travail à la mine, ou bien une demi-heure de travail de coupe. Les villageois préféreront donc se chauffer au bois, et bénéficier d’une demi-heure de loisir supplémentaire. Cependant, à force de couper, la distance à parcourir avant d’atteindre la forêt ira en augmentant. Au bout d’un certain temps, l’effort d’aller chercher du bois dépassera celui pour creuser la mine et les villageois finiront par choisir de travailler à la mine, puisque cette solution s’avère plus économe en temps.
Supposons que des raisons logistiques obligent la municipalité à fixer les prix. Comment pourrait le chef du village, dont le souci est l’intérêt public, fixer un prix optimal ?
Un prix, c’est aussi de l’information
Imaginons que la municipalité fixe le prix du bois, en début de chaque année, avec un prix intermédiaire entre le coût en début d’année et le coût à la fin, lorsqu’il faudra se rendre plus loin. Ce prix fixe amènera les villageois à exploiter la forêt sur toute l’année, alors même qu’il aurait été raisonnable, du point de vue de l’effort collectif, de s’arrêter avant. Ils auraient passé moins de temps au travail en exploitant aussi un peu la mine.
À la différence d’un prix fixe, la tarification marginale évite le gaspillage de temps en « informant » les consommateurs du coût effectif de la ressource qu’ils utilisent au moment où ils l’emploient. Les villageois sont alors incités par les prix à exploiter les alternatives possibles d’une manière qui minimise leurs efforts. C’est en fait un peu pareil pour la question des transports en commun et de la fourniture d’électricité.
Plus cher à l’heure de pointe
La tarification au coût marginal a été mise en place en France avec, entre autres, l’ambition d’offrir aux consommateurs un choix « informé ». Il fallait qu’ils puissent prendre une décision optimale en termes d’usage des ressources du point de vue de la communauté.
Par exemple, le tarif heures pleines/heures creuses est notamment basé sur une tarification au coût marginal : un kWh de plus la nuit, lorsque la demande est faible, ne coûte presque rien. Mais le jour, alors que l’industrie demande de l’énergie, les centrales risquent d’être surchargées et de ne plus parvenir à répondre à la demande.
Le tarif heures pleines/heures creuses informe les usagers qu’il vaut mieux, dans l’intérêt public, consommer dans la mesure du possible durant la nuit. Ceux qui peuvent, moyennant un effort, décaler leur consommation, sont encouragés à le faire par le prix, et ce décalage évite de construire un parc électrique surdimensionné et bien trop coûteux.
La tarification marginale suggère également de faire payer plus cher les trains à l’heure de pointe, lorsqu’ils risquent d’être bondés au-delà de la capacité d’accueil. Elle incite ceux qui en ont la possibilité à se déplacer à un autre moment et rend service à la communauté entière, à la fois par des infrastructures de bonne taille et des conditions de voyage moins désagréables.
« L’information par les prix » permet aussi de s’adapter aux nouvelles technologies et aux contraintes sociopolitiques, d’une manière rapide et capable de revenir sur ses choix : dans ces temps de crise du gaz, par exemple, des prix en hausse encouragent les consommateurs à se rabattre sur des sources alternatives, ou faute de mieux sur un usage parcimonieux de la ressource.
Thomas Michael Mueller, Maître de conférence HDR en histoire de la pensée économique à l’Université Paris 8, Université catholique de Louvain (UCLouvain) et Raphaël Fèvre, Maître de conférences en Sciences économiques, Université Côte d’Azur
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.