Frères musulmans : infiltration en France. Entretien avec Florence Bergeaud-Blackler
L’idéal porté par les Frères musulmans est celui d’une théocratie. Alors que le sujet s’installe au sein de l’opinion publique, il devient crucial d’en connaître le fonctionnement et les objectifs. L’enquête conduite par Florence Bergeaud-Blackler permet de prendre conscience de l’importance d’un phénomène souvent mal cerné et des liens tentaculaires tissés en Europe.
Florence Bergeaud-Blackler est anthropologue, chargée de cherche au CNRS (HDR) au groupe sociétés, religions, laïcité à l’École pratique des hautes études. Elle publie Le frérisme et ses réseaux, l’enquête, aux éditions Odile Jacob.
Propos recueillis par Côme de Bisschop.
L’organisation des Frères musulmans créée en 1928 en Égypte est aujourd’hui largement présente en Europe. Qu’est-ce que le « frérisme » ? Est-ce une théologie, une doctrine, un mouvement ou une revanche sur la modernité ?
Le frérisme n’est à mes yeux ni un courant théologique, ni une école juridique, mais un mouvement politico-religieux qui s’est donné pour mission d’organiser la marche de tous les musulmans vers un même objectif : l’instauration de la société islamique mondiale.
Je définis le frérisme comme un « système d’action » qui tente de piloter, depuis « le milieu », les différentes composantes théologiques et juridiques de l’islam, des versions les plus libérales aux plus littéralistes en passant par le soufisme, dans le but d’accomplir la prophétie ultime.
En quoi consiste la prophétie califale ? Dans quel contexte la confrérie des Frères musulmans est-elle née ? Quels étaient ses objectifs ?
« On ne comprend pas des phénomènes aussi complexes et étendus que le marché halal mondialisé ou le voilement des femmes sur tous les continents si on perd de vue son plan, sa vision du monde, le fait que le frérisme est axé sur la mission. »
Il ne s’agit pas de créer un Etat islamique à l’image de Raqqa, mais d’instaurer la société islamique moderne mondiale et mondialisé. Le projet frériste a vu le jour en Europe et aux Etats-Unis à partir des années 1960 par les étudiants islamistes exilés, qui avait toute latitude en démocratie pour penser une forme d’islamisme mondialisée et conquérante adaptée au monde non-musulman.
Les trois dimensions du frérisme, qui ont pour méthodes la ruse, la perversion, la manipulation et la subversion plutôt que la guerre frontale sont ce que j’appelle le triptyque de la Vision, l’Identité, le Plan. Ils partagent une vision du monde et une identité transnationale qui traversent les frontières culturelles, ethniques, raciales. Mais la dimension la plus importante à souligner est celle du Plan. C’est aussi celle qui a été la plus occultée par les observateurs alors qu’elle est essentielle pour comprendre la façon dont les normes islamiques se combinent au monde moderne, et selon quels principes fondamentaux elles évoluent et s’adaptent continument à son évolution. On a fait l’erreur de réduire le mouvement islamiste à une idéologie politique temporelle alors qu’elle est politico-religieuse et, à ce titre, englobe le terrestre et le supra-terrestre, prévoit une fin du monde, un jugement dernier, et un système de compte des actions comme les indulgences catholiques, mais individuelle et collective.
On ne comprend pas des phénomènes aussi complexes et étendus que le marché halal mondialisé ou le voilement des femmes sur tous les continents si on perd de vue son plan, sa vision du monde, le fait que le frérisme est axé sur la mission. Au fil d’un temps long les Frères agissent par plans successifs, et concentrent dans leurs actions une énergie formidable car ils n’ont pas à s’interroger sur les fondements de l’existence ni sur la question du salut, c’est réglé. Tout est dans le Coran et la Tradition et rien que dans cela. Dieu s’est déjà exprimé, il n’y a qu’à découvrir ce qui est déjà révélé aux moyens des sciences humaines pour recouvrer la puissance et ainsi vaincre l’Occident. C’est ce que les Frères appellent l’« islamisation de la connaissance » qui peut emprunter tous les chemins scientifiques dès lors qu’ils sont bornés par la vérité divine révélée. Penser hors de ce cadre est interdit, haram, hérétique. Penser dans ce cadre est une mission et comme toute action recommandée la possibilité d’échapper aux flammes de l’enfer (dont la menace est agitée en permanence) et de goûter au repos et aux délices du paradis. Ces croyances cohabitent très bien avec un bon niveau scientifique et technologique, ce qui m’a beaucoup déroutée au début.
Les revendications des Frères musulmans sont-elles explicitement écrites dans le Coran ? Le frérisme est-il un arrangement particulier de la compréhension des textes ?
Les Frères musulmans s’appuient sur des sourates coraniques et sur la tradition musulmane (Sunna) qui rassemble les faits et dires du prophète (hadiths) plus ou moins authentifiés. Ces hadiths sont rapportés par une chaine de rapporteurs, appelée isnad, par laquelle on mesure la force ou la faiblesse de leur contenu. Toute interprétation est un arrangement particulier de la compréhension du texte. Disons que les Frères musulmans sont des salafis, des fondamentalistes qui ont une approche littéralistes du texte. Mais ce qui importe pour eux et qui guide leur exégèse c’est la finalité califale, et les moyens à mettre en œuvre pour y parvenir. L’islam doit advenir partout, il est guidé pour cela.
Le frérisme entend ainsi susciter un grand mouvement religieux planétaire dont la finalité serait le califat par les moyens de l’islam. Comment agit-il ? Quelles sont ses structures et ses modes opératoires ?
La doctrine fondamentale du frérisme est la wasatiyya (l’islam du juste milieu) un terme repris et élaboré par Youssef Qaradawî et inspiré par Hassan el Bannafondateur de la confrérie des Frères musulmans en 1928. Qaradawî que l’on a considéré, à tort, comme un personnage grossier et inculte est le grand idéologue du frérisme qu’il nomme « mouvement islamique » dans un plan visionnaire pour les trente prochaines années paru en 1990, plan que j’analyse dans mon ouvrage et qui s’est largement réalisé. Un autre personnage influent du frérisme est Abu A’la Mawdoudi un penseur d’origine indienne qui est l’ingénieur du système-islam et le père de l’« islamisation de la connaissance ». Pour l’auteur d’une bonne centaine d’ouvrages sur la question, tout est dans l’islam, en synergie, et rien n’est à rechercher en dehors.
Les Frères musulmans ont choisi l’Europe comme terre d’élection. Vous évoquez le concept de « l’euro-islam » proposé par les Frères musulmans. S’agit-il d’adapter l’islam à l’Europe ou l’Europe à l’islam ?
« La lutte contre l’islamophobie structurelle est un formidable outil de propagande : on présente toute mesure visant à sanctionner les pratiques musulmanes jugées non conformes aux valeurs (comme le voile) comme une mesure islamophobe et discriminatoire […]. Peu à peu la société devient charia-compatible. »
L’Euro-islam est une formule qui a été reprise par les Frères. Initialement forgée par l’universitaire allemand d’origine syrienne Bassam Tibi, l’euro-islam devait conduire à un islam réformé et adapté au contexte européen via un renouvellement de l’interprétation des textes passés. Il préconisait de retirer la charia et le jihad de l’enseignement islamique en Europe en raison de leur non-conformité aux principes fondamentaux de la démocratie, de la liberté d’expression et des droits de l’homme. À l’inverse, les Frères entendent réformer non pas l’islam, mais le regard européen sur l’islam.
Pour y parvenir les Frères ont travaillé et généralisé le concept d’islamophobie structurelle qui avait été suggéré par le Runnymede Trust dans un rapport publié en 1997. Cette organisation britannique inspirée par le mouvement américain des droits civiques, fondée en 1968 pour lutter contre la discrimination raciale et promouvoir le multiculturalisme a publié le premier rapport sur l’islamophobie et proposé des solutions pour habituer la société européenne à la présence de l’islam.
La lutte contre l’islamophobie structurelle est un formidable outil de propagande. Cela fonctionne ainsi : on présente toute mesure visant à sanctionner les pratiques musulmanes jugées non conformes aux valeurs (comme le voile) comme une mesure islamophobe et discriminatoire. On fait passer la consommation et les conduites halal comme des obligations incontournables et non négociables. Peu à peu la société devient charia-compatible. C’est essentiellement ainsi que le frérisme du XXIe se déploie.
Pourquoi les valeurs européennes constituent-elles le substrat idéal pour l’implantation du frérisme ? Les Frères musulmans sont-ils financés par l’Union européenne et à quelle hauteur ?
Le frérisme s’est développé en deux temps. Les Frères canal historique (première génération) se sont d’abord présentés devant les institutions européennes qui cherchaient des interlocuteurs pour faciliter l’intégration européennes, comme représentants des musulmans d’Europe grâce aux maillages de mosquées et centres islamiques qu’ils avaient effectués dans chaque pays européen.
Dans un second temps, c’est la génération réislamisée qui a pris les manettes en se présentant sous les couleurs bleues étoilées des politiques européennes dites inclusives et anti-racistes, obtenant ainsi les financements des institutions de l’Union Européenne à Bruxelles et le Conseil de l’Europe. Chacun se souvient de cette campagne du Conseil de l’Europe financée par l’UE qui vantait les mérites du voile islamique. Cette campagne lancée depuis la division anti-discrimination et inclusion du Conseil de l’Europe, mettait en scène des visages de femmes dont la moitié était voilée et l’autre non, où le mot « hidjab » était associé à des mots comme « beauté », « liberté », « joie ». Ces messages provenaient de ces jeunes influenceurs fréristes qui ont profité des financements et des facilités accordées aux jeunes européens pour lutter contre les discriminations et contre le racisme. En l’espèce plusieurs associations fréristes avaient utilisé une boîte à outil mise à disposition par le COE et conçue pour aider les jeunes européens à lutter contre « les discours de haine » en leur fournissant la logistique et les moyens d’exercer leur lobbying par des séminaires thématiques ou en organisant des campagnes de communication. Le frérisme est pourtant un système discriminant, suprémaciste et prosélyte, mais quand il vient chercher de l’argent et de la légitimité il sait le dissimuler, c’est licite.
N’importe quel message peut passer s’il est accompagné d’images ou de mots positifs. Il ne faut pas se méprendre, ni l’UE ni le COE ne font la propagande directe du frérisme, mais ils en donnent à qui veut les moyens, au nom de l’idéologie inclusive. Le micro-climat bruxellois où l’on vit entourés de 25 000 lobbyistes dans une région (Bruxelles capitale) et où les partis politiques locaux ne peuvent garder le pouvoir sans l’assentiment d’une population musulmane contrôlée par les Frères est favorable à l’entrisme frériste.
Le frérisme est-il le produit de l’immigration ou de la mondialisation ?
Le frérisme est un produit de la mondialisation, ses racines « revivalistes » datent de la période coloniale, et notamment du XIXe quand le califat turc est menacé. Le frérisme est une réaction à la colonisation qui elle-même est née de la mondialisation. C’est elle qui a favorisé les mouvements de population donc l’immigration. Bien entendu l’accroissement récent des flux migratoires d’origine musulmane vers l’Europe apporte une certaine puissance au frérisme qui peut compter sur une démographie favorable.
Le projet des Frères musulmans est-il compatible avec la République ? Comment ont-ils prospéré au sein des démocraties sécularisées ?
Il l’est d’une république islamique pas d’une république laïque ! Le Frérisme est un mouvement théocratique qui devra à terme se débarrasser de la démocratie. Pour le moment il s’en accommode tactiquement tant que l’Europe est terre de contrat, mais à terme cette terre de contrat doit devenir islamique, avec sa majorité musulmane et ses minorités religieuses autorisées appelées dhimmis.
En quoi consiste l’organisation de la coopération islamique (OCI) ? Pourquoi entre-t-elle en conflit avec la déclaration universelle des droits de l’homme ?
La déclaration des droits de l’Homme en Islam dite déclaration du Caire (1990) par l’Organisation de la coopération islamique, affirme la supériorité de l’homme sur la femme, déclare l’égalité des femmes et des hommes seulement en dignité, en devoir et en responsabilité, mais pas « en droit ». Elle limite la liberté d’expression : Tous les droits et libertés énoncés dans la présente Déclaration sont soumis aux dispositions de la charia. Son préambule suprémaciste souligne le rôle civilisateur de l’Umma réunie et son rôle de guide pour l’humanité :
« Le rôle civilisateur et historique de la Ummah islamique, dont Dieu a fait la meilleure Communauté ; qui a légué à l’humanité une civilisation universelle et équilibrée, conciliant la vie ici-bas et l’Au-delà, la science et la foi ; une communauté dont on attend aujourd’hui qu’elle éclaire la voie de l’humanité, tiraillée entre tant de courants de pensées et d’idéologies antagonistes, et apporte des solutions aux problèmes chroniques de la civilisation matérialiste. »
Pourquoi certains partis politiques en France et en Europe perçoivent-t-ils dans le « frérisme » un modèle d’émancipation du capitalisme ?
Parce qu’ils sont ignorant des dynamiques normatives du marché halal, auxquelles j’ai consacré mon précédent livre. J’ai montré que le néofondamentalisme islamique se combine très bien au fondamentalisme pour généraliser une norme islamique moderne et séparatiste.
Vous concluez avec justesse que le contexte européen du XXe siècle a participé à « banaliser le mal », suscitant le désir d’un retour des religions morales, qui présentent une claire distinction entre le bien et le mal ainsi qu’une explication à leur existence. Pourquoi cette mise en avant des religions du Livre s’est-elle traduite par un unique essor de l’islam et non de la chrétienté ?
Je pense que l’islam sous la poussée du frérisme ouvre le chemin à d’autres expressions intégralistes, chrétiennes et juives qui ne vont pas tarder à revendiquer leur droit à gouverner la cité. La question de la chrétienté est différente de celle du christianisme. La chrétienté c’est la civilisation qui s’est combinée au cours des siècles aux expressions culturelles. L’Europe procède de la chrétienté, ses racines sont judéo-chrétiennes et il serait catastrophique d’effacer cette histoire. Non pas tant parce que cela laisserait la place à l’islam ou à l’anomie, mais parce que ce serait favorable aux religions de la sainte ignorance, ces religions morales, fondamentalistes, hors sol, dogmatiques intégralistes qui poussent sur des déserts intellectuels, celles du Livre mais aussi le wokisme.
Est-il possible de contrer l’influence du frérisme en Europe ?
La première des étapes est de comprendre ses ressorts, son histoire, son fonctionnement, c’est ce que j’ai essayé de montrer dans cet ouvrage.