Guerre en Ukraine : pourquoi Israël refuse de livrer des armes à Kiev
Mes dernières interventions ou contributions dans le Figaro.
LCI Midi ce mercredi 26 octobre (Cf. LCI Midi), une contribution au Figaro sur l’implication plutôt modérée d’Israël dans son soutien à l’Ukraine ce vendredi 28 octobre (Cf. Le Figaro ou ci-après), sans oublier cet échange sur Sud Radio dans l’émission de Jean-Jacques Bourdin, « Parlons vrai », ce vendredi sur l’évolution géopolitique en Europe suite à cette guerre sur notre continent (Cf. vidéo de 20 mn ou ce court extrait cf. Twitter).
En présence du sénateur Philippe Folliot, participation aussi à ce colloque international « Madrid 2022 : un sommet pivot pour l’OTAN ? » organisé au Sénat par l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée ce 28 septembre avec des échanges sur l’OTAN et la défense européenne, avec bien sûr en filigrane la question des conséquences de la guerre en Ukraine.
Guerre en Ukraine : pourquoi Israël refuse de livrer des armes à Kiev (Le Figaro du 28 octobre 2022)
Par Steve #Tenré
DÉCRYPTAGE – Depuis le début du conflit, Israël ménage la Russie et refuse d’accéder aux requêtes de Volodymyr Zelensky. L’État hébreu entretient une relation ambiguë avec Moscou.
Une «neutralité» qui fait enrager Volodymyr Zelensky. Alors que la guerre s’éternise, le président ukrainien a, lundi 24 octobre, sévèrement critiqué Israël, tout en accusant l’Iran de fournir à la Russie des drones kamikazes qui ont frappé l’Ukraine à de multiples reprises. « Cette alliance (entre Moscou et Téhéran) n’aurait tout simplement pas existé si vos politiciens avaient pris une décision à l’époque. La décision que nous demandions », a-t-il cinglé lors d’une conférence organisée par un média israélien.
Une déclaration qui fait suite à de nombreuses autres. En mars, Zelensky avait exhorté les députés israéliens à «faire un choix», jouant sur la corde sensible de la Shoah. « Le Kremlin utilise la terminologie nazie: les nazis parlaient de “solution finale” pour la question juive, et maintenant, Moscou parle de “solution finale” pour l’Ukraine », avait-il martelé. En septembre, il avait aussi déploré qu’« Israël ne nous a rien donné. Rien, nada ».
Face à ces accusations, Israël argue que des «tonnes» d’aide humanitaire sont livrées à Kiev. Le pays fournit aussi des renseignements pour mieux cibler les drones iraniens, ce qu’a salué mercredi Volodymyr Zelensky, voyant dans cette nouvelle collaboration une « tendance positive ». Israël a également condamné l’invasion fin février, rejeté le décret d’annexion russe de quatre régions d’Ukraine et dénoncé les bombardements russes de ces derniers mois.
Mais rien de plus. Le ministre israélien de la Défense, Benny Gantz, a d’ailleurs répété lundi lors d’un échange avec son homologue ukrainien qu’Israël ne fournirait pas de «systèmes d’armements» à l’Ukraine. Et ce, quelques jours seulement après une mise en garde de l’ancien président russe Dmitri Medvedev, qui a assuré que toute livraison d’armes israéliennes « détruirait » les relations entre Tel-Aviv et Moscou. Qu’impliquent ces relations? Que craint l’État hébreu du Kremlin?
La nébuleuse syrienne
«Israël se veut neutre car le pays est englué dans une vaste toile d’araignée où se multiplient les intérêts régionaux», analyse pour Le Figaro François Chauvancy, général (2S) et consultant en géopolitique. Pour comprendre la position de l’État juif, il faut en premier lieu aborder la question syrienne, « élément central de cette neutralité affichée », abonde David Rigoulet-Roze, spécialiste du Moyen-Orient à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS).
En 2015, la Russie investit la Syrie, voisine d’Israël, sur demande du président Bachar al-Assad, pour faire face aux insurgés et au terrorisme islamique. Cette coopération permet à Moscou de faire main basse sur l’espace aérien du pays, plaçant des batteries de missiles sol-air sur tout le territoire. Or, la Syrie est également occupée par des milices pro-Iran et des agents du Hezbollah libanais, jugés terroristes par Tel-Aviv. L’État d’Israël, qui considère ces soldats comme un danger direct pour son intégrité, souhaite alors mener des frappes aériennes sur leurs positions, et passer outre les défenses anti-aériennes du Kremlin.
«Dès lors, Moscou et Tel-Aviv concluent un accord tacite de “déconfliction”», affirme au Figaro Milan Czerny, chercheur spécialiste de la Russie. Autrement dit, l’armée russe ferme les yeux sur les frappes de Tsahal (l’armée israélienne) en Syrie, et Tsahal laisse des appareils russes survoler l’espace israélien pour bombarder des positions proches de la frontière. Cet accord, toujours en cours et qui se matérialise par l’ouverture d’un canal de communication, permet d’éviter tout accident entre les deux armées. Et si la Russie laisse implicitement Israël cibler des positions affiliées à l’Iran, pourtant pays partenaire du Kremlin, c’est qu’il y a « parfois une convergence opportuniste d’intérêts entre Moscou et Tel-Aviv sur la question de la présence iranienne en Syrie, décrypte David Rigoulet-Roze. Vladimir Poutine ne souhaite effectivement pas que Téhéran prenne trop de place auprès du régime de Bachar al-Assad. »
En cas de livraison d’armes à l’Ukraine, Israël pourrait logiquement perdre cet avantage stratégique. Ses avions deviendraient des cibles pour les batteries de missiles russes — même si devenues rares en raison de leur transfert vers l’Ukraine —, ce qui pourrait entraîner des tensions armées entre les deux nations. Israël n’aurait en outre d’autre choix que de laisser s’installer le Hezbollah et des milices pro-Iran à ses frontières. « Les Russes pourraient aussi permettre un accroissement de la présence militaire iranienne en Syrie par le remplacement de leurs troupes au sol restantes », également engagée en Syrie et menace majeure pour Israël, avance prudemment François Chauvancy.
Le danger iranien
« La position qu’Israël affiche sur l’envoi d’armes à Kiev est ferme, mais elle s’infléchit de plus en plus » à la faveur de l’implication quasi-certaine de l’Iran dans le conflit russo-ukrainien, analyse David Rigoulet-Roze. « Ce que l’on voit actuellement avec les attaques de drones kamikazes, c’est un show technologique de l’Iran, qui entend manifester ses capacités opérationnelles. » Et de rappeler que les drones kamikazes ont à l’origine été créés pour briser le fameux « Dôme de fer », système de défense israélien conçu pour intercepter des roquettes tirées depuis la bande de Gaza. L’exécutif ukrainien demande d’ailleurs à Tel-Aviv de lui fournir les hautes technologies du dôme pour sa défense aérienne.
Mais pour Tel-Aviv, l’implication de l’Iran est à double tranchant. Si Israël appréhende que Téhéran utilise l’Ukraine comme terrain d’essai pour perfectionner ses engins, il craint également que les armes offensives et défensives éventuellement envoyées à Kiev soient détournées par les Russes, puis envoyées aux troupes iraniennes pour être étudiées. « Israël veut coûte que coûte garder ses capacités secrètes, et notamment son Dôme de fer, reprend Milan Czerny. Et il ne faut pas oublier que les armes sophistiquées d’Israël sont souvent conçues en partenariat avec les États-Unis. L’Amérique aussi refuse de livrer ce type de système… »
La communauté juive entre deux feux
Le refus de l’État hébreu s’explique par un dernier axe: la communauté juive russophone. « En Israël, les russophones (composés surtout d’Ukrainiens et de Russes, ces derniers étant légèrement en majorité, NDLR) forment la première communauté juive du pays, représentant près de 15% de la population », estime David Rigoulet-Roze. Parmi eux, certains ont pu être sensibles aux discours de « dénazification » de Poutine, mais la plupart ont été « pris d’un malaise voire scandalisés en entendant Sergueï Lavrov (le ministre des Affaires étrangères russes) dire qu’Hitler avait du sang juif » comme Zelensky, explique le chercheur de l’IRIS. En ce sens, « il reste difficile pour l’État israélien de prendre complètement parti dans ce conflit, où il a beaucoup plus à perdre qu’à gagner », affirme François Chauvancy.
Mais les livraisons israéliennes auraient surtout un impact sur les centaines de milliers de juifs de Russie. Outre des «relents d’antisémitisme» qui poignent dans le pays et pourraient s’intensifier, comme l’affirme le général, le Kremlin pourrait décider d’empêcher toute « Alyah ». « L’Alyah (l’immigration par un juif en terre d’Israël, NDLR) est importante pour Tel-Aviv car elle permet de renforcer sa démographie vis-à-vis de sa population arabe. La Russie pourrait entraver cette émigration en la soumettant à des négociations », continue François Chauvancy.
Israël va-t-il prochainement succomber à la pression des Occidentaux et de Volodymyr Zelensky ? « C’est peu probable. Et, en un sens, Israël a déjà choisi son camp en critiquant la Russie », s’avance Milan Czerny. Et à François Chauvancy d’ajouter : « Israël a de toute façon tout intérêt à ne pas s’impliquer ouvertement pour préserver une certaine liberté de manœuvre… »