In Memoriam : ADC Roger Vanderberghe, tué en Indochine le 5 janvier 1952

In Memoriam : ADC Roger Vanderberghe, tué en Indochine le 5 janvier 1952

 

Phu Ly, Tonkin, le 11 mai 1951. Quelques hommes résolus feront échouer une offensive du Viet-minh. Prenant à revers un régiment ennemi parti à l’assaut des pitons de Nihn Binh, les commandos de Vandenberghe remporteront une victoire étonnante.

L’homme est grand, très grand. Vêtu d’un pyjama noir et d’une veste matelassée, le visage taillé à coups de serpe que durcit encore le casque de latanier timbré de l’étoile jaune du Viêt-minh, il détonne à l’écart des officiels, ces colonels et ces commandants que de Lattre a rassemblés à Phu Ly, à l’issue de l’opération Méduse qui a coupé les lignes de ravitaillement de Giap.

— Dis-moi, Bernard, quel est cet escogriffe planté sur la piste comme un poteau télégraphique et qui me fixe du regard ?

— Entre le Day et le fleuve Rouge, tout le monde le connaît, c’est Vandenberghe.

Le lieutenant Bernard de Lattre a souri. Il sait l’intérêt que porte son père aux hommes qui sortent du commun. De Lattre s’approche. Lorsqu’il arrive à six pas, il voit Vandenberghe se figer et saluer.

— Que fais-tu sur ce terrain ?

Simplement, Vandenberghe explique. Il est hâve, fatigué. Pour apercevoir son commandant en chef, il a fait exécuter à ses hommes une marche forcée de 20 km. Hier, il se trouvait en pleine zone ennemie, dans les calcaires de Chi-né. Il a franchi à l’aube le Day sur des radeaux de bambou. Il est là.

Je suis venu vous voir, dit-il. C’est un honneur pour un soldat que de voir un grand chef. Un vrai.

De Lattre ne répond pas, mais Bernard note, à un certain éclat de que son père a été touché par l’hommage rendu.

— Tu es adjudant, m’a-t-on dit. Qu’est-ce que tu fiches dans cette tenue et sans galons ?

— Mon général, je reviens de la guerre. Je ne porte jamais de galons parce que je me déplace seulement en zone viêt.

— Et tu crois que c’est payant ?

— Oui, je vais les chercher dans leurs zones, dans les grottes ou la forêt. Il m’arrive de les faire sauter avec leurs propres grenades ou avec les mines que je leur fauche. Ce matin, j’ai ramené un officier qui connaît le stationnement de la brigade d’assaut 304…

De Lattre sourit. Cet homme lui plaît. Il dira de lui, quelques jours plus tard : « C’est un peu comme si un tigre, en plus de ses crocs, de ses griffes et de sa détente, recevait un permis de chasse… »

Adjudant depuis quelques mois, Vandenberghe n’a que vingt-trois ans.

Quand il est arrivé en Indochine, à dix-neuf ans, cet ancien pupille de l’Assistance publique a éprouvé un coup de foudre pour ce pays et pour ses habitants. Sans l’avoir appris, il a compris le type de guerre qui se déroulait là-bas et, avec les premiers prisonniers capturés, il a constitué l’embryon d’un commando qui, en quelques mois, a remporté d’importants succès. En quatre années de combats incessants, il a été blessé cinq fois et cité neuf fois ! En plus de la médaille militaire, ce jeune chef de section est titulaire de la Légion d’honneur.

Ses exploits sont légendaires. Toujours à la tête de sa troupe, exclusivement composée d’anciens adversaires, il s’enfonce, des journées entières, dans le territoire viêt, se fond dans le paysage et frappe, durement, portant des coups sévères à l’ennemi. Redouté des Viêts, qui ont mis sa tête à prix, il s’est livré lui-même pour toucher la rançon, puis a massacré l’état-major du régiment d’assaut 46.

En ce matin du 11 mai, son destin a changé.

Il y avait un photographe pour prendre un cliché de la poignée de main que de Lattre a donnée à Vandenberghe. Cette photographie va faire de lui un symbole, l’égal de ces colonels Vanuxem, Edon, Erulin, Castries, Gambiez — qui constituent la cour du « roi Jean », ses maréchaux.

Responsable du secteur de Nam Dinh — le centre du delta tonkinois le colonel Gambiez a longuement interrogé Tranh Kinh, l’officier logistique de la brigade 304. Il a acquis la certitude que Giap se prépare à passer à l’attaque dans le « trou », une faille du dispositif français, 80 km de vide entre Phat-Diem et Phu Ly.

— Giap est obligé de passer à l’offensive, explique Gambiez à de Lattre. Pour des raisons politiques d’abord. Après sa victoire sur nos troupes, sur la R.C.4 au mois d’octobre dernier, il avait promis à Hô Chi Minh d’être à Hanoi pour la fête du Têt en février. Ce fut un échec, à Vinh Yen d’abord, puis à Mao Khé en mars. Il lui faut gagner maintenant.

Et Gambiez ajoute :

— D’autant plus que — raison stratégique — ses troupes sont au bord de l’asphyxie. Il doit impérativement leur fournir le riz nécessaire à sa campagne d’hiver 1951-1952.

De Lattre n’a pas eu besoin de réfléchir longtemps, il savait que l’attaque était proche. Dès le lendemain, il rameute ses unités d’intervention, les commandos marine et le Groupement mobile nord-africain (G.M.N.A.) du colonel Edon.

— Soyez en place pour le 30 mai, ordonne-t-il. Giap lance l’assaut le 28.

Il a mis en place le maximum d’effectifs. Au sud, la 304, qui doit investir les fiefs catholiques de Phat Diem et du Bui Chu. Au centre, la 320, qui doit faire sauter le verrou de Ninh Binh et foncer sur Phu Ly pour couper les communications vers Nam Dinh. A Ninh Binh, deux postes, installés sur deux chicots calcaires — les pitons Sud et Ouest —, sont les deux seuls points forts barrant le passage. Le piton Ouest est tenu par un escadron du 1er Chasseurs, commandé par le lieutenant Bernard de Lattre, le fils du général. Après avoir anéanti la maigre garnison de commandos marine du lieutenant Labbens, Giap se retourne vers les pitons calcaires.

Au milieu de la nuit, Gambiez alerte Vandenberghe :

— Les Chasseurs sont en difficulté à Ninh Binh. Prends ton commando et va en renfort. Tu es le seul à pouvoir passer au milieu des Viêts. Il faut monter sur les pitons, accrocher l’ennemi à fond et tenir jusqu’à l’arrivée du G.M.N.A.

Vandenberghe accepte. En cours de route, il apprend la mort du lieutenant de Lattre, son ami. Alors, il se hâte, jamais il n’a laissé sans la venger la mort d’un camarade.

Le jour pointe quand il arrive au débarcadère de Ky Cau, où sont stationnés les L.C.M. de la Marine. La seule voie d’accès passe en effet par le fleuve.

— Nous allons nous payer de culot, dit Vandenberghe, nous briserons par surprise l’encerclement ennemi. On fonce !

— Le piton Sud est tombé, annonce la radio.

— Et l’autre ?

— Malgré la mort du lieutenant, le piton Ouest tient encore.

Il est 8 heures du matin. A 9 heures, les transports déposent Vandenberghe à pied d’oeuvre. « C’est une course de vitesse », lui a expliqué Gambiez. Il fait aussi vite qu’il le peut. Sur la berge, les Viêts grouillent. Leur ultime assaut se prépare contre la position qui résiste toujours.

Il y a 100 m à peine pour aborder la falaise, mais ce sont 100 m parcourus en force, à la grenade, au pistolet-mitrailleur, au poignard. Ils sont 120, attaquant un régiment d’assaut, pris à revers. Et puis, il y a Dohl, un fauve redoutable, moitié chien, moitié loup, qui n’a jamais accepté d’autre maître que Vandenberghe.

Les commandos progressent, il leur faut vingt minutes pour atteindre la base du piton. Et l’escalade commence. Les hommes du commando « Tigre noir » n’ont aucune pratique, mais y suppléent par leur ardeur à combattre. Il leur faut souvent lâcher une main pour riposter, vers le bas d’où les fusillent les Viêts, vers le haut d’où les Bo doïs font pleuvoir les grenades.

Mais ils grimpent, mètre après mètre, se rapprochent du sommet. Comme l’ont fait, cette nuit, les groupes de choc de la 320, les commandos s’incrustent dans les rochers, gagnant mètre par mètre, inexorablement.

A mi-pente, d’une anfractuosité où il s’est tapi, un Viêt armé d’un fusil-mitrailleur est posté en embuscade. Vandenberghe se présente devant le trou. Une rafale le cloue au sol, les deux jambes traversées. Le Viêt se lève, décidé à achever le blessé. Mais Dohl bondit et le Viêt, la gorge arrachée, n’a même pas le temps de crier.

Les sergents Puel et Vuu, les premiers, arrivent sur place et hissent le blessé jusqu’au sommet du piton où les groupes d’assaut, emmenés par le sergent Tran Dinh Vy ont réussi à prendre pied malgré la résistance de deux compagnies du Régiment 64.

« Mission accomplie », lance, par radio, le sergent Chazelet, blessé, lui aussi, d’une balle dans l’épaule.

— Bravo et tenez bon, les renforts seront là à midi.

L’action du commando de Vandenberghe a été payante : au-delà de la reconquête du piton, elle a fait basculer le sens de la bataille. Jusque-là, les troupes de Giap étaient portées par la dynamique de l’attaque. Ils étaient déjà sur la route de Nam Dinh, bloquant toute possibilité d’intervention. L’action du commando, sur leurs arrières, les a obligés à stopper, deux heures durant. Et (-es deux heures ont été décisives, permettant au G.M.N.A. du colonel Edon d’avancer, amenant ses canons au plus près.

La « bataille du Day » va encore durer vingt-quatre jours. Giap essaiera de percer partout, au nord et au sud, à Phat-Diem et à Phu Ly. Mais il n’arrivera à passer nulle part : le bilan sera sévère pour lui, près de 12 000 tués, 2 000 prisonniers, ses trois divisions (304, 308, 320) saignées à blanc, qui se traîneront dans la brousse, brancardant leurs blessés qui mourront de gangrène, de fièvre, de misère…

A peine sur pieds, Vandenberghe reprendra ses opérations. Il sera l’une des avant-gardes de la reconquête d’Hoa Binh, au mois de novembre 1951; il ira encore traquer le Viêt dans ses repaires de Chi-né.

Mais ce qu’ils n’auront pu obtenir au combat, les Viêts l’obtiendront par la ruse et la trahison. Roger Vandenberghe sera assassiné dans son propre poste de Nam Dinh le 6 janvier 1952. Il mourra, solitaire, comme il avait vécu, à quelques heures de la mort de celui qu’il avait tant admiré et qui avait fait de lui l’un des symboles de notre combat d’Indochine, le maréchal de Lattre de Tassigny.

De Vandenberghe, on a écrit qu’il était un aventurier, une bête de guerre. C’est à la fois plus simple et plus glorieux : c’était un soldat, qui voulait libre la terre qu’il s’était choisie pour patrie.

Sa tombe porte le numéro 263 au cimetière de Nam Dinh.

Sur « Vanden », lire :

    • Erwan Bergeot : Le pirate du delta, Editions Balland, 1973.
    • Bernard Moinet : Vanden, le commando des Tigres Noirs, Editions France Empire, 1991
    • Charles-Henry de Pirey : Vandenberghe, le commando des Tigres Noirs, Indo Editions, 2003

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Né le 26 octobre 1927 à Paris. Roger Vandenberghe prend une part active aux combats de la Seconde Guerre mondiale et il est blessé par une mine le 4 février 1945 dans les Vosges. Après la fin du conflit, il part pour l’Indochine et très rapidement, il se trouve au coeur des combats les plus durs. Il en récolte une longue suite de blessures : à la cuisse droite par des éclats de grenade le 23 octobre 1947 à Chiêm Hoa (Tonkin); à la cuisse droite par balles le 21 février 1948 à Phuang-Khang (Tonkin).

Il est nommé sous-officier le 1er avril 1948.

A nouveau blessé à la cuisse gauche et au bras droit par l’explosion d’une mine le 12 janvier 1949 à Lang Dieu (Tonkin) ; au thorax par balle le 18 février 1949 à Day Dihn (Tonkin) ; à la cuisse droite par balle le 12 février 1951 à Van Cuu (Tonkin) ; aux deux jambes par balles le 30 mai 1951 à Ninh Binh (Tonkin) ; à la cuisse gauche par balle le 16 septembre 1951 à Nam Huan (Tonkin). Il est finalement assassiné le 5 janvier 1952 à Nam Dihn (Tonkin). Roger Vandenberghe était titulaire des décorations suivantes :

    • Légion d’honneur (26 février 1949) ;
    • médaille militaire (6 décembre 1948) ;
    • croix de guerre 1939-1945, une citation ;
    • croix de guerre des théâtres d’opérations extérieures (14 citations).