La France va-t-elle ignorer le Leclerc Evolution et son formidable potentiel industriel et opérationnel ?
Incontestablement, le Leclerc Evolution, présenté par KNDS, aura été l’un des blindés phares du salon Eurosatory 2024, qui ferme ses portes ce vendredi. Ce char réalise, en effet, la synthèse entre le Leclerc EAU (Émirats arabes unis) et la tourelle EMBT, présentée en 2022 lors de la précédente édition de ce salon.
Ainsi, le Leclerc Evolution peut prétendre s’inviter, sans pâlir, dans la nouvelle génération intermédiaire de chars de combat en cours de conception, aux côtés du Leopard 2AX/3, développé par KNDS Allemagne, du KF51 Panther de Rheinmetall, du M1E3 Abrams américain, et du T-14 russe, ce d’autant qu’il est présenté, par ses concepteurs, comme « prêt à produire », sur un marché international en forte demande.
Toutefois, comme la commande des 18 Leopard 2A8 par la Bundeswehr, avait lancé la carrière internationale de ce blindé, commandé, ou bientôt commandé, par quatre autres pays européens en seulement un an, le super-char de KNDS France doit, avant tout, obtenir une commande de l’Armée de terre française, pour se positionner de manière crédible sur la scène internationale.
Malheureusement pour le Leclerc Evolution, et la stratégie de KNDS, l’Armée de terre, comme le ministère des Armées n’ont, pour l’heure, nullement l’intention, ni les moyens, d’acquérir le nouveau char français.
Sommaire
Le char n’est pas la priorité de l’Armée de terre aujourd’hui
Et pour cause. De l’aveu même de l’Armée de terre française, les chars ne sont pas, pour elle, la priorité aujourd’hui. En effet, celle-ci doit, dans le cadre de la LPM 2024-2030, mener à bien de nombreux programmes, qui seront difficiles à financer dans leur intégralité, avec, notamment, le déploiement des Griffon, Serval et Jaguar du programme SCORPION, la conception et la commande des VBAE pour remplacer les VBL, l’acquisition des 109 Caesar MkII qui doivent former la colonne vertébrale de l’artillerie française, ou encore la modernisation des hélicoptères d’attaque Tigre et l’entrée en service du H-160M Guépard, pour l’ALAT.
Cette modernisation à marche forcée, conséquence de 25 ans de sous-investissements dans le remplacement des équipements, et d’une utilisation intensive des moyens en Afghanistan, au Levant et dans la bande sahélienne, ne laisse presque aucune marge de manœuvre à l’état-major de l’Armée de Terre, pour, éventuellement, se saisir d’opportunités apparues lors de cette LPM.
Au-delà de ces contraintes parfaitement claires sur les six années à venir, l’Armée de terre souffre, également, d’un état-major dans lequel les forces légères, Légion, troupes de marine et parachutistes, sont sur-représentées par rapport aux unités de ligne, en particulier les chars de combat.
Ainsi, ces 10 dernières années, l’Armée de terre a été commandée par un parachutiste (Gal Bosser), un légionnaire (Gal Burkhard) et un TdM (Gal Schill), alors que le poste de Major Général a été assumé par deux parachutistes (Gal de La Chesnais et Gomart), un génie (Gal Quevilly), et deux cavaliers (Gal Barrera et Béchon), mais ayant fait leurs armes, pour l’essentiel, dans la cavalerie légère.
Par ce tropisme pour les forces légères et de manœuvre, les impératifs de modernisation touchant l’ensemble des équipements, dont l’omniprésente gamme de blindés médians, l’historique opérationnel récent et les contraintes budgétaires, il n’est guère surprenant que les capacités de ligne françaises, chars de combat, artillerie lourde et infanterie mécanisée, n’ont guère été au centre des préoccupations de l’état-major de l’Armée de terre.
Ainsi, alors que ces moyens sont au cœur du conflit en Ukraine contre la Russie, ils sont les parents pauvres des efforts consentis par l’Armée de terre dans la LPM 2024-2030, avec une modernisation limitée de 160 Leclerc seulement, la commande de 109 Caesar MkII appelés à former la totalité de l’artillerie de 155 mm de l’AT et l’absence de modernisation des VBCI.
La stratégie de KNDS loin des attentes françaises qui lui ont donné naissance
À ces considérations purement militaires et budgétaires, s’ajoutent une probable déception politique, concernant la stratégie, pourtant pertinente, établie par KNDS, autour des Leopard 2A-RC 3.0 et Leclerc Evolution, en préparation du MGCS.
En effet, initialement, la fusion entre Nexter et Krauss-Maffei Wegmann, voulue par Jean-Luc Le Drian et Ursula van der Leyen, avait pour objectif de rapprocher les programmes de R&D et de production dans le domaine des armements terrestres, en particulier pour les armées des deux pays. Le programme MGCS devait servir de pivot entre les deux entreprises, et les deux armées, pour donner naissance à cette dynamique.
Rapidement, cependant, il devint évident que les attentes des deux armées, comme les marchés des deux entreprises nationales, n’avaient qu’une surface de recoupement très faible.
Ces divergences tinrent le rôle de frein concernant le programme MGCS, presque à l’arrêt pendant cinq ans, sur fonds de divergences des attentes des armées des deux pays, et de tensions portant sur le partage industriel, plus précisément entre Nexter et Rheinmetall, après que ce dernier fut imposé au programme par le Bundestag, en 2019.
La réponse de KNDS, à ce constat, aura été pertinente, bien qu’inattendue. En effet, plutôt que de rester chacun chez soi, des deux cotés du Rhin, KMW et Nexter entreprirent de developper une offre globale, complémentaire et structurée, pour couvrir le plus de besoins possibles avec la plus grande valeur ajoutée.
À ce sujet, la présentation du Leclerc Evolution a représenté, en quelque sorte, le coming-out de Nexter, concernant cette stratégie industrielle et commerciale, presque à l’opposée des objectifs politiques initiaux, en revendiquant des développements différenciés, et non commun, au profit d’une offre élargie, et non standardisée.
Une LPM sous contrainte et le flou politique interdisent tout opportunisme industriel
Si les biais de l’état-major de l’Armée de terre, et la possible irritation politique liée à la stratégie révélée de KNDS, jouent certainement un rôle important, dans le refus avancé de se tourner vers le Leclerc Evolution, c’est, sans le moindre doute, les contraintes budgétaires, liées à l’exécution de la LPM 2024-2030, qui constituent le frein le plus important, et le plus efficace, à son encontre.
En effet, bien qu’avec 413 Md€ planifiés pour les armées sur cette période, l’effort de renouvellement et de modernisation est évident et palpable, la LPM est, cependant, à ce point optimisée, que libérer des crédits pour développer et acquérir, ne serait-ce qu’une centaine de nouveaux chars, apparait hors de portée de l’Armée de Terre, comme du ministère des Armées.
Et s’il existe des clauses de revoyures, en particulier en 2026, pour adapter la LPM aux évolutions des besoins des armées, il convient de garder à l’esprit que l’enveloppe globale, elle, est peu susceptible d’évoluer, tout au moins de manières significatives. Pour y parvenir, il serait nécessaire que l’exécutif opère un changement d’objectifs pour la suite de la LPM, et augmente les investissements prévus, dans le cadre de cette LPM.
Or, le flou politique qui s’est abattu sur la France ces dernières semaines, et qui pourrait bien perdurer au-delà des élections législatives anticipées, rend difficile, pour ne pas dire improbable, qu’un changement de trajectoire puisse être opéré, à ce sujet, dans les mois à venir.
L’Armée de terre et KNDS ne doivent pas rater l’opportunité du Leclerc Evolution
Pourtant, le nouveau Leclerc représente une opportunité unique, afin de permettre à KNDS France, de devenir, à nouveau, un acteur majeur, à l’échelle mondiale, dans le domaine des blindés chenillés lourds, et des chars de combat en particulier, et pour l’Armée de terre, de recoller aux capacités d’engagement de ligne en matière de haute intensité.
En effet, comme évoqué précédemment, le char dispose d’atouts significatifs, pour séduire sur la scène internationale, ce d’autant qu’il serait présenté là où le Leopard 3 n’ira pas, et vice-versa. En d’autres termes, le char bénéficierait d’un positionnement concurrentiel particulièrement attractif, face au K-2 Black Panther sud-coréen, au T-90MS russe, au VT-4 chinois, et même face au M1E3 américain.
Plus performant que les modèles russes, chinois et sud-coréens, il sera, en revanche, sensiblement moins cher que le nouvel Abrams américain, tout en arrivant, sur le marché, avec plusieurs années d’avance, pour peu que la France réagisse suffisamment vite.
Qui plus est, cela permettrait à KNDS de recoller au tempo de la demande, après avoir subi les affres de la contre-programmation avec le Leclerc, arrivé sur un marché atone avec la fin du bloc soviétique, et qui, par ailleurs, s’interrogeait sur l’intérêt du char, après la guerre du Golfe et surtout la première guerre de Tchétchénie.
Cela mettrait, par ailleurs, KNDS France sur un pied d’égalité avec KNDS Deutschland dans le cadre du programme MGCS, en jouant un rôle similaire sur le marché mondial du char de combat, et en maturant effectivement certaines technologies clés, comme l’équipage à quatre membres et le canon Ascalon.
Quant à l’Armée de terre, elle disposerait d’un char de combat, même en petite quantité, particulièrement adapté au combat moderne de haute intensité, susceptible d’évoluer dans les environnements difficiles, comme le long d’une ligne d’engagement figée ou en zone urbaine.
Par ailleurs, l’arrivée de 100 ou 120 Leclerc Evolution, un nombre suffisant pour lancer la production, donc la carrière internationale du blindé, permettrait de décaler autant de Leclerc MLU, par exemple, pour armer des régiments de réservistes, et ainsi, disposer d’une réelle capacité de rotation.
Le Leclerc Evolution permettrait, enfin, à l’Armée de terre comme à la BITD française, d’obtenir de nombreux retours d’expérience, pouvant influencer de manière pertinente le programme MGCS, tant pour le dérisquer que pour le doter de nouvelles capacités optimisées.
Dans le cas contraire, l’armée de terre devra aller jusqu’en 2045 avec ses Leclerc actuels, qui n’auront plus de potentiel opérationnel significatif d’ici à quelques années, et l’arrivée des premiers chars de génération intermédiaire. Elle sera, ainsi, tout autant privée de moyens opérationnels que de la possibilité de faire évoluer son expertise et sa doctrine, dans un monde dans lequel les tempos technologiques et tactiques évoluent très rapidement.
Quant à KNDS France, l’industriel aura perdu, en grande partie, son expertise et sa crédibilité dans le domaine des blindés lourds, pour n’avoir plus vendu de chars, ou de blindés chenillés, depuis les Leclerc émiratis. Dans le même temps, KNDS Deutschland fera, sans le moindre doute, de son Leopard 3 un succès, avec le risque de déclasser la BITD terrestre française, y compris face à Rheinmetall, si le KF51 trouvait preneur.
Changer les paradigmes du programme Leclerc Evolution pour pouvoir lui donner naissance
Que faire, lorsque s’impose la nécessité de développer et de mettre en œuvre le Leclerc Evolution en France, alors que les contraintes budgétaires et politiques l’interdisent ? En effet, il apparait de ce qui précède, que le char de KNDS France, se trouve dans une impasse, en dépit d’un potentiel industriel et opérationnel indéniable.
La solution la plus évidente serait une décision politique en faveur d’une hausse des crédits de défense à relativement courts termes, pour financer la conception du char et sa commande pour les armées françaises. Cependant, celle-ci est peu probable, puisqu’aucun des programmes des trois formations politiques, en tête des sondages pour les législatives anticipées, envisage une telle hypothèse.
Une coproduction, sous la forme d’un marché conjoint signé entre plusieurs pays européens, pourrait, en revanche, en faciliter l’émergence. Ainsi, à l’image de l’accord signé entre Paris, Zagreb et Tallinn, au sujet des Caesar ; entre la France, la Belgique, Chypre, l’Estonie et la Hongrie, pour les missiles Mistral 3 ; ou avec la Grèce, pour les frégates FDI, Paris peut tenter de trouver des partenaires susceptibles d’étendre l’assiette du programme, et de porter une part des couts de développements.
En Europe, la Grèce, qui doit remplacer un grand nombre de ses blindés, y compris ses chars, et qui dispose d’une industrie de défense terrestre, et la Belgique, partenaire de la France dans le cadre du programme CaMo, pourraient rejoindre un tel programme.
Hors d’Europe, les Émirats arabes unis, unique client export du Leclerc, l’Égypte, à qui le Leclerc Evolved a déjà été présenté sous la forme de l’EMBT 2022, ou l’Inde, qui doit remplacer un millier de ses T-72, peuvent également être sensibles à une telle ouverture.
Rappelons que si le retour budgétaire, sur les dépenses d’état, dans le domaine de l’industrie de l’armement, s’établit autour de 50 % pour un char comme le Leclerc Evolution, qui repose sur certains composants importés (Moteur MTU, APS Trophy), celui-ci atteint 85 à 90 % lorsque les montants exportés sont équivalents à ceux investis.
En d’autres termes, si Paris commandait 200 Leclerc Evolution, et parvenait, par l’intermédiaire des nouveaux modèles de coopération industriel de défense, à exporter 200 exemplaires, le cout final, sur le budget de l’État, ne dépasserait pas les 15 % des montants investis par la France, dans ce programme, soit moins de 500 m€, pour entièrement renouveler la composante chars lourds de l’Armée de terre, tout en libérant les moyens matériels pour trois régiments de chars de réserve.
Conclusion
On le voit, il ne fait guère de doutes que le char Leclerc Evolution, présenté par KNDS lors du salon Eurosatory 2024, représente une réelle opportunité, tant pour l’industriel et l’ensemble de la BITD terre française, que pour l’Armée de terre, fut-elle quelque peu rétive à franchir le pas.
Toutefois, pour se saisir de ces opportunités, il serait, très certainement, indispensable de faire évoluer plusieurs des paradigmes clés concernant l’acquisition des équipements de défense, et surtout, l’anticipation de la soutenabilité budgétaire de la démarche.
En effet, pour peu qu’il soit possible de sécuriser un volume de commandes à l’export, équivalent au montant des investissements français dans ce programme, il s’avère que le mur qui semble se dresser entre l’Armée de terre, le Leclerc Evolution et sa carrière internationale, pourrait être en grande partie contourné, au point d’être soutenable, y compris pour les caisses de l’État sous tension.
Reste que pour faire de ce programme un véritable succès, un dernier paramètre, celui du temps, doit être pris en considération. En effet, lancer la production du nouveau Leclerc, pour l’Armée de terre, comme pour le marché export, n’a d’intérêt que si elle intervient dans les quelques années à venir, concomitamment au Leopard 2AX/3 allemand, et avant le M1E3 américain.
Faute de quoi, le marché se sera rapidement restructuré autour des nouveaux chars allemands et américains, ainsi que des modèles sud-coréens, turcs, russes ou chinois, ne laissant, comme ce fut le cas pour le Leclerc, qu’un marché saturé en perspective.
La question est donc de savoir si le ministère des Armées, comme le ministère du Budget et de l’économie, sauront faire preuve de la souplesse comme de la vélocité suffisante, pour effectivement permettre à l’industrie de défense française, KNDS France en particulier, de réinvestir le marché des chars de combat et des blindés lourds chenillés, dans un marché plus porteur que jamais ?
Article du 21 juin en version intégrale jusqu’au 3 aout 2024.