Par Murielle Delaporte – Entretien avec le général de division aérienne Philippe Adam, Commandant de l’Espace

Etape charnière de sa montée en puissance, le commandement de l’Espace (CDE) s’apprête à rejoindre d’ici quelques mois un tout nouveau bâtiment localisé sur le site du Centre national d’études spatiales à Toulouse (CNES). De la même façon, la stratégie spatiale de défense de la France se trouve, elle aussi, à la croisée des chemins, alors que l’espace est aujourd’hui devenu un lieu où « la guerre est déjà présente », ainsi que l’explique le général Adam qui commande le CDE depuis l’été 2022.

Le CDE à la croisée des chemins : une bascule tant géographique qu’opérationnelle

« Même s’il est difficile de démontrer de façon tangible les progrès accomplis au cours de ces dernières années – car le défaut de l’espace est bien son manque de visibilité -, la montée en puissance du CDE est un des indicateurs de la bonne avancée de la stratégie spatiale de défense de la France, tandis que le contexte actuel pourrait être porteur d’opportunités d’accélération », commence le général Adam, qui souligne une progression importante au niveau de l’organisation interne – en particulier en matière de recrutement et de formation -, mais aussi en termes d’actions concrètes au niveau national et en coopération avec les partenaires internationaux de la France.

La bascule du CDE (à l’exception de son État-major qui demeurera à Balard) à Toulouse, actuellement en cours, est pour lui symbolique à deux niveaux :

  • Au niveau géographique, d’une part, avec la création d’un écosystème spatial complet qu’illustre le regroupement de tous les moyens du CDE en un seul endroit : c’est ainsi que, pour n’en citer que quelques-uns, le C3OS (centre de commandement et de contrôle des opérations spatiales) va quitter Paris pour devenir le C4OS (centre de calcul, de commandement et de conduite des opérations spatiales), que le CMOS (centre militaire d’observation par satellites) va déménager de Creil et que le COSMOS (centre opérationnel de surveillance militaire des objets spatiaux) a déjà quitté la base de Lyon-Mont Verdun[1],avec le transfert du système d’exploitation des données GRAVES réalisée avec succès en juin dernier[2]. Ces unités de l’armée de l’Air et de l’Espace (AAE) sont ainsi en train de rejoindre, les unes après les autres, la FA101, formation administrative 101, mise en place en 2019 comme organisme de préfiguration du CDE version 2025 et colocalisée sur le site du Centre spatial toulousain (CST) du Centre national d’études spatiales (Cnes). Se trouvent également déjà à Toulouse le laboratoire d’innovation spatiale des Armées (LISA), ainsi que le centre d’excellence spatiale (CoE) de l’OTAN officiellement accrédité en 2023[3]. La FA101 devient donc cette année la première base aérienne à vocation spatiale (BAVS) et retrouve symboliquement (dès le 2 juillet prochain) l’appellation de BA101, qui fut la toute première base aérienne française (elle fut en effet créée en 1934 à Toulouse-Francazal et sacrifiée sur l’autel des RGPP et du Plan Air 2010[4]).

 

  • Au niveau opérationnel, d’autre part, avec la capacité opérationnelle initiale (IOC pour « Initial Operational Capacity») que la Brigade aérienne des opérations spatiales (BAOS) est en passe d’atteindre cette année comme prévu : 2025 est ainsi un jalon essentiel et une année charnière avec l’installation d’un véritable système de combat intégré à Toulouse doté de 470 personnels (par rapport à 226 lors la création du CDE en 2019). Une véritable capacité de défense active dans l’espace est ainsi en train de prendre forme, l’Escadron de conduite des actions spatiales (ECAS) devant mettre en œuvre le système expérimental de protection satellitaire YODA, pour « yeux en orbite pour un démonstrateur agile », en attendant sa version opérationnelle dite Egide pour « engin géodérivant d’intervention et de découragement ».

« Beaucoup de choses vont pouvoir se faire une fois à Toulouse (…) et l’une des parties visibles de ce système d’arme est effectivement le C4OS. Ce centre est le cerveau de tout ce qui se passe, une ruche concentrant tous les efforts et assurant la coordination nécessaire pour agir au profit de la manœuvre spatiale », détaille le général Adam, pour lequel le bilan de ces presque trois ans de commandement se caractérise par un changement de logique et de perception de cette manœuvre spatiale et, plus généralement, de la présence militaire dans l’espace.

« Autrefois notre politique spatiale consistait à mettre des satellites d’observation et de communication en l’air, d’en assurer le suivi et de les entretenir. Aujourd’hui la logique est différente : nous devons assurer la protection de nos capacités spatiales contre des attaques et sommes donc entrés dans une logique où nous devons nous battre pour préserver la paix, à mesure que les activités spatiales se multiplient en nombre et en type. »

Reflet de la confirmation de cette évolution, « les questions ont beaucoup changé : il y a deux ans et demi, le grand public s’interrogeait sur le rôle des militaires dans l’espace perçu avant tout comme un milieu d’exploration scientifique et pacifique pour l’ensemble de l’humanité. Aujourd’hui, l’enjeu stratégique est bien compris et les questions portent sur la façon de procéder, avec quelles capacités et quel encadrement juridique », l’une des grosses difficultés pour mettre en œuvre une politique spatiale dite de « défense active » étant la nature intrinsèquement duale, justement, des activités spatiales.

L’espace, zone grise par excellence

« Tout dans l’espace est de plus en plus dual, car c’est l’utilisation que l’on fait des moyens et non les moyens en eux-mêmes qui détermine si l’objectif est civil ou militaire. Qu’il s’agisse de satellites militaires ou civils, les missions d’observation, communication et/ou de recherche peuvent être interchangeables – l’exemple de Starlink étant particulièrement caractéristique de cet état de fait ou encore l’emploi d’un satellite militaire d’observation en cas de catastrophe naturelle – », rappelle le Commandant de l’espace.

La frontière entre les deux domaines s’avère ainsi très difficile à différencier, tandis que l’identification d’une action hostile ou d’un agresseur dans ce qui est devenu un nouveau milieu de conflictualité à part entière s’avère très complexe. Ce milieu se prête ainsi particulièrement bien à la guerre hybride, et ce pour au moins quatre raisons :

  • Une observation télécommandée et donc difficile : « il s’agit d’un monde de drones et de robots : à part une dizaine d’astronautes, tout est télécommandé et piloté à partir de stations au sol, le souci étant que les capteurs n’observent qu’une partie du ciel. Il faut donc avoir recours à une mécanique de calculs et de simulation pour reconstituer la trajectoire de l’objet suivi ».
  • Un monde en perpétuel mouvement : ce qui rend cette observation d’autant plus difficile est le fait que « sauf pour l’orbite géostationnaire qui apparaît fixe, la représentation de la situation est très complexe, surtout à partir d’observations très parcellaires, même avec l’aide de nos partenaires».
  • Une absence de contraintes règlementaires : « à l’exception de l’interdiction de la mise sur orbite d’armes de destruction massive statuée par le Traité de 1967, tout est autorisé», les négociations visant à un encadrement juridique au sein des Nations Unies, n’ayant pour le moment rien produit, en raison de l’opposition de ceux ayant justement intérêt à ce que cette zone demeure la plus grise possible. Ainsi que le conflit en Ukraine l’a bien montré, « tout conflit de haute intensité commencera dans les zones grises telles l’espace et le cyber, dans lesquelles les agressions sont justement difficiles à caractériser et à attribuer ».
  • L’absence de frontières : « dans l’espace exo-atmosphérique, chaque utilisateur croise tout le monde, alliés autant qu’adversaires, et il n’existe pas d’espace exo-atmosphérique national.» L’espace est international par nature et c’est ce qui en limite la maîtrise. Si des parallèles sont possible avec la Haute mer, le trafic dans cette dernière est régi malgré tout par un certain nombre de règles délimitant les modes opératoires et les priorités en cas de manœuvres dangereuses.

Accroître la prévisibilité des manœuvres et des intentions est précisément la mission première du CDE et ce que le général Adam appelle de ses vœux au niveau international, à mesure que le nombre d’acteurs et de satellites ne cesse de croître exponentiellement : « pour moi ce qui compte aujourd’hui est que l’on parvienne ne serait-ce qu’à un accord incrémental, car l’augmentation du trafic – nous sommes passés d’environ 3 000 satellites il y a cinq ans à plus de 13 000 aujourd’hui – fait que l’on va se faire de plus en plus peur… ».

Alors que les systèmes automatiques anti-collisions ne sont pas encore opérationnels et que certaines prévisions font état de 30 000 voire près de 60 000 satellites à l’horizon 2030[5], il est donc indispensable de se préparer à des missions de protection devenant de plus en plus complexes, et ce en raison d’une difficulté supplémentaire que le commandant de l’Espace décrit de la façon suivante :

« Si aujourd’hui la situation est gérable grâce à un système automatique de préalerte et de tri efficace qui fait que nous devons intervenir pour modifier la trajectoire d’un de nos satellites moins de dix fois par an, l’accroissement du nombre d’objets dans l’espace, mais aussi le caractère moins prévisible des trajectoires des satellites à mesure que leur capacité de manœuvre augmente également, rendent ce type d’opérations spatiales de plus en plus délicates ».

La conjonction d’une visibilité « à plusieurs milliers de kilomètres » et d’une grande vitesse (« environ 7 km/s en orbite basse ») fait que l’opérateur ne dispose littéralement que de « quelques dixièmes de secondes pour réagir s’il ne se repose que sur un système de détection embarqué », tandis que si les manœuvres demeurent rares, nombreux sont les satellites se croisant d’« assez près »…

Les solutions actuellement mises en œuvre reposent ainsi sur deux axes majeurs :

  1. Développer l’observation spatiale et sa bonne compréhension – ce que l’on appelle en langage otanien la « Space Situational Awareness » – et donc mettre en œuvre les moyens adéquats pour ce faire.
  2. Développer l’interopérabilité interalliée par le biais d’exercices, tels AsterX – seul exercice spatial européen à caractère international dont la cinquième édition a eu lieu du 17 au 28 mars 2025[6] -, mais aussi d’autres exercices à thèmes, tels Global Sentinel, Sprint Advanced Concept Training ou encore le Schriever Wargame, lequel réunit les pays Five Eyes, ainsi que la France, l’Allemagne, le Japon, la Norvège et l’Italie. La plupart de ces exercices consistent à « s’entraîner à travailler ensemble (…). Etre interopérable au niveau équipement ne veut en effet pas forcément dire être interopérable au niveau procédures. Et ce sont surtout cette capacité technique à pouvoir échanger rapidement les données en cas de problème et les procédures à suivre (TTPs pour « Tactics, Techniques and Procedures ») mises au point ensemble que nous travaillons dans le cadre de ces exercices.» Cette connaissance mutuelle permet également de mener des opérations conjointes telles Olympic Defender (OOD), une opération multinationale permanente créée en 2013 par StratCom aux Etats-Unis pour protéger la liberté d’accès et d’action dans l’espace et qu’a rejointe la France en octobre dernier[7].

L’inclusion depuis juillet 2024 pour la première fois d’un officier étranger au sein du commandement de l’espace américain, en l’occurrence le général de corps aérien Paul Godfrey, ancien commandant de l’Espace au Royaume Uni, en vue de l’élaboration d’une nouvelle stratégie de partenariat international illustre cette volonté et conscience communes au sein des alliés de pouvoir s’appuyer les uns sur les autres. L’espace est par nature international et par essence « Allied by Design »[8], ne serait-ce qu’en raison de la capacité d’observation partielle inhérente à la nature du milieu qui nécessite de pouvoir se relayer et s’entraider entre alliés. Pour le général Adam, cette nouvelle étape vers une coopération internationale accrue est la « reconnaissance formelle que dans l’espace, on n’est jamais seuls et que pour faire quelque chose d’efficace, il faut le faire avec ses partenaires… »

 

 

De l’appui spatial aux opérations aux opérations spatiales per se : le CDE, sentinelle de la haute intensité ?

L’espace est similaire aux autres milieux, en ce sens qu’une interpellation en cas d’action hostile va se dérouler de la même façon. Celle-ci va consister à essayer de « savoir qui est l’auteur des anomalies remarquées, puis quelles sont les intentions derrière ces dernières. C’est l’objectif de la défense active que d’organiser ce jeu de piste pour aboutir à une éventuelle levée de doute. Nous avons la capacité de le faire, mais c’est plus difficile techniquement, car c’est plus loin et que se rendre sur place est bien-sûr plus complexe », explique le général Adam. Une telle surveillance spatiale est cruciale pour que le CDE puisse accomplir la double-mission qui est la sienne, à savoir d’une part assurer un appui permanent aux autres armées et milieux en fournissant données et moyens de communication et d’autre part être en mesure de se protéger et de combattre dans l’espace.

Les exercices d’entraînement et dialogues au sol ont pour objectif de mettre en relation les méthodes de recherche et d’action avec les autres partenaires, mais aussi de plus en plus avec les autres milieux dans une approche multi-milieux, multi-champs (M2MC) caractéristique des menaces actuelles. C’est ce qui est fait depuis Orion 2023 dans les différents exercices AsterX et le sera pendant Orion 2026, mais aussi au travers de missions et d’exercices au sein desquels le CDE est présent à part entière : « nous participons par exemple à la mission Clémenceau25 dans la région indopacifique et fournissons à la Marine des moyens d’appui au quotidien. Nous apprenons les uns des autres et notre réactivité – en conjonction avec nos partenaires en interarmées, interalliés, mais aussi interministériel – constitue en elle-même un facteur de dissuasion pour décourager un éventuel adversaire. » Que ce soit en vue de l’appui aux opérations ou pour faire face aux effets d’actions réalisées dans – et par -d’autres milieux, la gestion de l’escalade en haute intensité commence ainsi par la capacité de réaction du CDE.

Il existe ainsi une véritable continuité entre le « milieu Air » et le « milieu Espace ». Jouissant d’un  « ADN commun – les premiers astronautes étant de fait, et dans tous les pays, issus de l’armée de l’Air – », et partageant « le même esprit pionnier », les frontières d’action entre les deux milieux sont bien définies, ne serait-ce qu’en raison des différences de mécaniques de vol : orbitale dans l’espace, celle-ci est aérobie en dessous d’une ligne située à cent kilomètres d’altitude, laquelle englobe donc la zone dite THA pour « Très Haute Altitude », une zone qui « a beaucoup d’affinités avec l’espace aérien ». Il est donc logique, comme le souligne le général Adam, que l’on « étende plutôt les concepts aériens vers la THA et non l’inverse ».

Ce qui fait que l’Espace s’avère cependant un milieu particulier – en plus de l’absence de frontières et des différences de mécaniques de vol déjà évoquées – relève de la permanence de ses missions, puisque les moyens déployés sont constamment en vol, comme le rappelle le général Adam : « le CDE est en permanence en opération, car il est bien-sûr impossible de faire redescendre nos capacités une fois celles-ci en l’air. »

Cette caractéristique, associée à la nature hybride des conflits et menaces spatiales émergentes, fait que l’Espace se situe de facto – et de façon croissante – aux avant- postes de la menace, le commandement de l’Espace jouant le rôle de sentinelle de la haute intensité.


Notes & références : 

[1] Voir par exemple sur ce sujet :

[2]Ainsi que l’expliquait le ministère des Armées en juin dernier, « le radar GRAVES permet la veille des objets en orbite basse, de 200 à 2000 km. Ce démonstrateur ONERA, livré à l’Armée de l’air en 1994, est réparti sur 3 sites : le centre émission près de Dijon, le centre réception près d’Orange, et le centre d’exploitation désormais à Toulouse. Les deux rénovations majeures qu’a connues le système lui permettent, 24h/24, 7j/7, de détecter et de déterminer les orbites des satellites qui traversent sa zone de couverture. » (Voir : https://www.defense.gouv.fr/cde/actualites/donnees-graves-sont-desormais-exploitees-toulouse« )

[3] Voir sur ce sujet >>> https://www.defense.gouv.fr/air/actualites/lotan-lance-son-nouveau-centre-dexcellence-dedie-au-spatial

[4]https://www.opex360.com/2024/07/28/larmee-de-lair-et-de-lespace-va-creer-une-base-aerienne-a-vocation-spatiale-a-toulouse/ ; https://www.defense.gouv.fr/actualites/il-y-cinq-ans-france-lancait-son-commandement-lespace

[5] Voir par exemple sur ce sujet >>>

[6]Voir :

[7]Voir :

[8]https://breakingdefense.com/2024/12/new-space-force-international-partnership-strategy-coming-next-year/

 

Photo 1 : Le général Adam pendant l’exercice AsterX 2023 © https://www.defense.gouv.fr/actualites/general-adam-commandant-lespace-france-est-prete-se-defendre-orbite

Photo 2 : AsterX 2025 © AAE