Le missile, l’ouvrier et le réserviste : éléments de réflexion autour des pénuries, stocks et réserves en contexte de guerre
La guerre en Ukraine est porteuse de nombreuses leçons pour les observateurs des conflits. Une des plus urgentes est indéniablement le retour de la problématique de l’importante consommation de munitions et spécifiquement de missiles induite par les opérations de haute intensité. Cette consommation s’accompagne de pertes militaires importantes. En découle un besoins de disposer de « stocks et de capacités de réserve », civiles et militaire : des stocks de munitions, des réserves de personnel pour combler les pertes et/ou générer de nouvelles unités, et des moyens de réserve « industriels » sous la forme de capacités de production et de main d’œuvre qui peuvent, rapidement, être réorientées vers la production de guerre.
Cette dimension de la guerre comme un « choc de production et de main d’œuvre » était bien moins prégnante dans les conflits précédents, dont la durée et l’extension avait été bien moindre et qui se déroulaient, au moins de notre point de vue, dans le contexte d’une armée expéditionnaire professionnelle qui n’affrontait plus un adversaire équivalent. Les opérations occidentales après 1991 avaient été menées essentiellement dans les airs, avec un recours accru à une génération de munitions guidées plus « low cost » que les missiles de croisière. Plus récemment, les 44 jours d’affrontement de haute intensité au Haut-Karabakh en 2020 ou les combats autour du Donbass en 2014-2015 avaient entrainé une consommation importante de munitions pour toutes les parties, mais à aucun moment les opérations d’un des camps n’avaient été stoppées « faute de munitions ». Si la logistique « du dernier kilomètre » était parfois compliquée, les réserves avaient suffit à alimenter en quantité les engagements.
1914-1945 : industrialisation de la guerre, surconsommation de munitions
L’invasion russe de l’Ukraine change beaucoup de choses, en nous ramenant à un état de fait connu depuis 1914, mais qui avait lentement perdu de son importante après 1945 : un conflit moderne de haute intensité entraine une consommation de munitions qui dépasse rapidement les capacités nationales de production, ce qui oblige à prévoir des stocks d’autant plus important que les opérations sont appelées à durer et que les capacités de production seront compliquées à étendre. De l’ampleur des stocks initiaux dépend en partie la durée de la phase initiale de « plus haute intensité ». Cette consommation se conjugue à des pertes militaires qui érodent rapidement les forces disponibles au début du conflit. Même en situation de domination sur le champ de bataille, une armée moderne peut être « détruite par la victoire » si les combats dépassent durablement sa capacité à remplacer munitions et soldats. Et si un des protagonistes tombe à court de munitions ou de personnel avant son opposant, il peut se retrouver en situation très difficile, le condamnant à perdre faute de réserves ou de profondeur stratégique suffisante.
Ce point était inconnu avant 1914, à une ère où la question des fourrages de cavalerie dépassait en importance et en volume celle des munitions. Ainsi, Martin van Creveld, dans son ouvrage séminal Supplying War publié en 1977, notait que les canons prussiens avaient tiré en moyenne 199 obus pendant toute la campagne de 1870-1871 (soit à peine plus d’un obus par jour), alors que les stocks de 1000 coups par canon prévus par l’armée allemande en 1914 furent épuisés en 45 jours (soit 22 coups par jour). Depuis cette « envolée » liée à l’industrialisation massive du premier conflit mondial, la consommation des armées modernes avait augmenté à mesure qu’augmentaient la cadence de feu, les effectifs et le calibre des armes, jusqu’aux 53 millions d’obus tirés en 10 mois pendant la bataille de Verdun (près de 180 000 coups par jour, l’armée allemande tirant environ un million d’obus au premier jour de l’offensive). Même si la Seconde Guerre mondiale, par le retour de la mobilité, réduisit les cadences, l’artillerie britannique en Normandie, en 1944, tira une moyenne quotidienne de 76 coups par canon de 25 livres.
La Guerre du Golfe : l’ère du « moins, mais mieux »
La Guerre du Golfe, en 1991 fit entrer les armées occidentales de plain pied dans une nouvelle réalité (qui avait en fait commencé son évolution dès la fin de la Seconde Guerre mondiale) : la précision des armes modernes permet de réduire à la fois les effectifs et le besoin logistique en munitions et donc le besoin de production, tandis que la diminution (assez conjoncturelle) des pertes humaines réduit le besoin de réserves. Ainsi, le nombre de coups consommés par l’armée américaine pour détruire un véhicule ennemi était passé, d’après l’étude de 2005 du Major William Freeman, de 14 en 1944 à 1,2 en 1991. Bien que dans le même temps le calibre des canons soit passé de 75 mm à 120 mm et le poids des obus de 7 à 18 kilos, cela représentait tout de même une réduction de 78% du poids des munitions consommées par adversaire détruit.
L’amélioration de la « qualité » du tir, grâce à une combinaison de technologie, de doctrine, de formation et, il faut le dire, de médiocrité de l’adversaire, permit aux VIIe et XVIIIe corps de l’armée américaine de ne consommer que 14 061 coups de 120 mm pendant la campagne de 1991, pour 1904 chars M1A1 déployés en opération, soit 7,4 coups par char (ou 0,17 coups par jour en 43 jours d’offensive « Desert Storm »). La consommation diminua encore en 2003, pour n’atteindre que 1 576 obus pour 450 chars engagés, soit à peine 3,5 coups par char pendant les 21 premiers jours d’opérations (ou 0,16 coups par jour, un chiffre finalement assez similaire). La consommation de missiles antichar TOW par les forces américaines connut également des volumes assez modestes : 964 unités tirées en 41 jours en 1991 (23 par jour) et 375 en 2003 (18 par jour). Le missile Dragon (ancêtre du Javelin) ne fut tiré que 36 fois en 1991.
Bien entendu, il faut tenir compte dans ces opérations modernes de l’écart considérable qui existait entre les forces américaines et irakiennes. Ces dernières, incapables de maîtriser la complexité du combat combiné moderne, avaient constitué un adversaire très faible.
Il faut noter que cette amélioration de la « qualité » des tirs a abouti à une diminution très significative de l’empreinte logistique des grandes opérations depuis la seconde guerre mondiale (hors produits pétroliers), ainsi que le montre l’évolution étudiée par l’Armée américaine des déploiements en grandes opérations de 1950 à 1991 :
Opération | Hommes | Tonnage logistique | Tonnes/homme |
Guerre de Corée 1950 | 45 800 | 1 622 200 | 35,4 |
Vietnam 1965 | 168 400 | 1 376 400 | 8,17 |
Arabie Saoudite 1990 | 295 800 | 2 280 000 | 7,7 |
Bien entendu, il faut tenir compte, pour la Corée, de la part du flux logistique qui fut destiné à l’équipement de l’armée coréenne (qui exista également pour le Vietnam). Il n’empêche : la combinaison de meilleurs matériels, de meilleures doctrines et de meilleur entrainement a sans doute permis de diviser par deux ou trois l’empreinte logistique générale « sèche » par homme sur le champ de bataille depuis 1945, malgré l’accroissement des calibres, de la taille des véhicules et de la cadence de feu théorique des armes (la taille et la puissance des véhicules ayant en revanche fait exploser la demande de produits pétroliers).
Il faut noter en revanche la trajectoire contrastée de l’armée russe actuelle, dont les conséquences en Ukraine sont patentes : en faisant reposer une grande partie de ses capacités sur son artillerie et, spécifiquement, sur ses lance-roquettes lourds, elle s’impose des besoins logistiques plus importants à nombre égal de coups tirés que les armées occidentales, alors même que son parc de véhicules est insuffisant. L’armée russe est donc, comme le notait de manière prophétique Alex Vershinin, forcée de recourir massivement à la logistique ferroviaire, qui est devenue son « centre de gravité » moderne (et son talon d’Achille en manœuvre offensive hors axes de communication).
Opex, « guerre asymétrique » et contrôleurs de gestion – la mort des stocks
Cette diminution tendancielle du nombre de coups tirés en opération alla en s’amplifiant après 1991. Encore faut-il garder à l’esprit qu’elle s’appuyait sur des stocks importants, issus de la Guerre froide. De 1945 à 1991, des stocks massifs de munitions, de la cartouche d’infanterie au missile de croisière, furent constitués par les deux blocs, ainsi que de véhicules et d’avions de combat. Ces stocks permirent largement d’alimenter les grandes opérations jusqu’à la fin des années 1990. Ils connurent des destins divers, alimentant le marché secondaire de l’export ou étant remis en réserve de manière plus ou moins soignée, voire faisant l’objet de revalorisations. Ainsi, l’armée russe moderne « vit » toujours sur son stock de chars T-72 dont la conception remonte aux années 1960, mais qui ont été revalorisés pour servir aux côtés des matériels plus modernes et conserver un effet de masse sur le sol national. Une trajectoire radicalement différente de celle choisie par la France pour son parc blindé…
En parallèle de cette « vie sur les stocks », l’avènement des munitions de précision dans le contexte des « petites opérations extérieures » permit de ne pas compenser l’épuisement et la réduction des stocks, sur fond de baisse des crédits consacrés à la défense. Le poste munitionnaire est en effet un des plus simples à « arbitrer » : il est moins engageant que les grands matériels et moins sensible que les salaires. Une munition ayant une durée de vie limitée en raison de contraintes pyrotechniques, elle constitue un stock plus ou moins « périssable », cible de choix pour les contrôleurs de gestion qui voient en lui un gaspillage improductif.
La consommation dans les opérations modernes étant faible, il semblait que le maintien d’une capacité industrielle minimale était suffisant pour garantir pérennité de l’innovation et disponibilité des munitions modernes pours des tirs sporadiques. Les stocks des armées occidentales sont maintenant dimensionnés pour le « temps long de la paix et des petites Opex », pour une consommation de munitions qui dépasse à peine les besoins de l’entrainement et l’usure des matériel au long de leur vie.
Le retour de la surconsommation – le cas du missile Javelin en Ukraine
L’invasion de l’Ukraine par la Russie fracasse cet état de fait sur le mur de la réalité des opérations. Le cas du missile Javelin est ainsi très emblématique et peut servir d’exemple. Livré à l’Ukraine depuis 2018, le missile américain antichar, d’une valeur d’environ 80 000 dollars par coup (hors poste de tir) est une des plus emblématiques des 30 000 armes antichars fournies à l’Ukraine, au point de devenir un « même » sous la forme de l’icône apocryphe « Sainte Javeline » avec son site internet. Depuis son entrée en service, environ 50 000 unités ont été achetées par les Etats-Unis. Toutefois, les capacités de production ont été régulièrement diminuées sur la dernière décennie sur la base d’évaluations qui considéraient que les stocks et les commandes étaient trop importants. La production d’environ 3000 missiles Javelin par an depuis 1999 repose sur un nombre sans cesse réduit d’usines et a même diminué pour atteindre 2037 unités entre 2020 et 2022, soit 679 unités par an. Il faut se souvenir que le plan d’acquisition initial de 1996 prévoyait l‘achat d’un peu plus de 31 000 missiles sur trois ans, soit une production quinze fois supérieure. La production pourrait cependant remonter cette année jusqu’à 6 000 missiles par an, d’après le DoD, soit 60% de ce qu’elle était il y a un quart de siècle.
Cette production est à mettre en regard avec la consommation ukrainienne depuis le début des hostilités. Le gouvernement ukrainien a ainsi formulé une demande pour des livraisons de 500 missiles Javelin et 500 Stinger antiaériens par jour et des rapports ont signalé jusqu’à 300 tirs de Javelin par jour. On voit le contraste avec l’utilisation cumulée en Afghanistan : pendant les vingt ans d’opérations, les États-Unis avaient consommé 5 000 missiles Javelin environ, soit 250 par an (un par « jour ouvré » pourrait-on dire). Même si la consommation ukrainienne est sans doute appelée à diminuer avec la baisse de l’intensité des combats, elle restera élevée, dépassant de loin les capacités de production américaines qui sont actuellement équivalentes à une consommation de 16 missiles par jour, à condition qu’elle atteigne bien les 6 000 unités promises et qu’elle soit en totalité destinée à l’Ukraine, ce qui semble hautement improbable.
Côté français, ces chiffres sont à mettre en perspective avec les quelques 360 000 missiles MILAN produits pour plus de 35 pays (un des programmes européens les plus réussis à ce jour), ou avec les 1 950 missiles MMP commandés pour l’armée française.
Encore l’armée ukrainienne ne manque-elle pas d’effectifs pour manier les armes qui lui sont livrées, malgré les pertes sur le champ de bataille. Avec plus de 200 000 réservistes pour 215 000 personnels militaires d’active, l’Ukraine a commencé la guerre avec une certaine capacité à absorber les pertes et à durer. Même si le missile Javelin est « facile d’emploi » et que le contexte de défense urbaine favorise les Ukrainiens, tirer le meilleur parti tactique de chaque munition requiert les compétences abouties d’un vrai fantassin, formé et entrainé pour opérer dans le cadre de la manœuvre de son unité. Choisir les cibles, le bon moment pour tirer, ne pas gaspiller une munition rare et chère sur des véhicules sans importance, avoir les bons réflexes tactiques de mouvement et de camouflage, la bonne discipline radio, conserver ses gestes et son sang-froid sous le feu, cela s’acquiert avec de l’entrainement. Un réserviste peut être « rafraîchi » rapidement en zone arrière, et venir combler les pertes des unités de première ligne après une courte période de remise à niveau. Avec les volontaires qui n’ont jamais ni porté un uniforme ni tenu un fusil, tout est à apprendre, ce qui prend des mois, voire des années pour les spécialistes.
Pour l’heure, pour alimenter ces nombreux soldats ukrainiens, les Occidentaux puisent dans leurs stocks : les Stingers antiaériens (qui ne sont plus en production), les Javelin, les N-Law de l’armée anglaise, les lance-roquette AT-4 suédois, …etc. Le flux va immanquablement se tarir, rapidement. Passés une centaine de jours, les Occidentaux devront arbitrer entre le besoin de garder des stocks nationaux et leur désir d’aider l’Ukraine. Aucun État, pas même les États-Unis, n’est en capacité d’augmenter rapidement sa production de missiles antichar ou antiaériens pour, disons, la multiplier par dix, ce qui permettrait d’avoir un vrai flux continu à même d’alimenter les opérations en Ukraine. Et, bien entendu, la situation est encore plus critique pour des stocks de matériels plus importants. La Russie de son côté a rapidement épuisé la partie disponible (hors réserve face à l’OTAN) de son stock d’armes de précision, déjà bien entamé en Syrie, ce qui fait partie des facteurs contraignant son aviation à choisir entre l’inactivité et la mise en œuvre plus périlleuse et moins efficace d’armes non guidées.
Tout ça, c’est de l’industrie…
Cette incapacité à augmenter rapidement la production s’explique notamment par l’abandon, constant depuis 1991, des capacités de production de munitions par les pays occidentaux. Alors que la Guerre froide avait vu la conservation de capacités assez larges, issues de la seconde guerre mondiale, cette érosion s’est engagée avec les « dividendes de la paix » et accélérée avec la désindustrialisation des pays occidentaux au profit principalement de la Chine après 2000. Ce recul de l’industrie s’est accompagné d’un recul des effectifs de la classe ouvrière. Or, si les gains de production ont été importants depuis un siècle, la réalité reste implacable : pour augmenter la production, il faut des usines, des matières premières, de l’énergie et de la main d’œuvre. Si une banque centrale peut « inventer » de l’argent pour payer une nouvelle usine en cas de crise, la formation de nouveaux ouvriers prend toujours des mois, voire des années pour les plus pointus d’entre eux ; à condition que la carrière ouvrière soit rendue désirable par l’attractivité de ses rémunérations, de ses conditions de travail et de son statut social, ce qui n’est objectivement plus le cas en France.
Les implications de cette situation pour les armées occidentales sont importantes. En contexte de défense territoriale, on consomme beaucoup de munitions, on perd beaucoup de matériels et on perd beaucoup d’hommes. Et les usines peuvent se trouver exposées, ce qui impose de les disperser et de prévoir des redondances (un sujet dont nous avions fait l’amère expérience en 1914). Partir à la guerre avec une armée professionnelle très efficace mais aux effectifs réduits, avec peu de stocks et une capacité industrielle taillée au plus juste, c’est courir à la catastrophe, à l’hypoxie, face à un adversaire qui aurait des stocks supérieurs, même de vieux matériel. Encore n’a t-on évoqué ici que l’armement d’infanterie et les fantassins. La Russie semble avoir perdu de manière documentée une dizaine d’appareils multirôles depuis le début du conflit. Les pertes réelles sont sans doute très supérieures : crashs non repérés, ou appareils ramenés mais inutilisables pourraient amener à doubler ou tripler ce chiffre. 20 ou 30 appareils en un mois « consommés » par une force aérienne majeure, c’est un chiffre à mettre en regard avec la capacité de Dassault de produire 3 Rafale par mois. La situation des chars d’assaut est similaire. Les plus de 360 chars perdus au 1e avril représentent environ deux ans de production russe (175 exemplaires par an) de l’usine d’Uralvagonzavod (à l’arrêt par manque de pièces). Une grande partie de la capacité des chaines nationales était d’ailleurs consacrée à l’export, ce qui implique que la Russie sera moins présente sur les marchés neufs dans les années à venir. Mais avec un stock théorique de plus de 12 000 chars, la Russie dispose, en théorie, d’un potentiel de régénération significatif. Même en considérant que seul un quart des blindés serait utilisables, cela laisse de quoi « encaisser » dans la durée la rigueur du champ de bataille. L’intérêt de conserver les matériels anciens en parc est ici souligné. Avec une base nationale industrielle solide, la revalorisation des matériels anciens en seconde ligne est à la fois pertinente sur le plan capacitaire, plus rapide qu’une production neuve et peut même être économiquement intéressante. Elle fournit une capacité à durer, passée la phase initiale de plus haute intensité, qui est aussi maintenant la phase pendant laquelle se consomment la majorité des munitions « intelligentes ». Il y a bien, comme l’anticipait Olivier Dujardin en 2020, une phase « de haute modernité » et une phase plus « rustique », avec usage sporadique de matériels de pointe. Revaloriser des matériels anciens et étendre leurs capacités par quelques capteurs modernes, une meilleure interconnexion et des doctrines adaptées permet des gains d’efficacité géométriques comme le soulignait Joseph Henrotin avec l’exemple de l’artillerie russe moderne et du vénérable lance-roquette BM-21, utilisé pour la première par l’URSS fois face à la Chine en 1969.
En France, plus de pétrole, plus de stocks. Des idées ?
Que cette situation signifie-elle pour la France ? Après tout, la France n’est pas menacée sur son territoire national par une invasion d’ampleur et la dissuasion nucléaire constitue le rempart permanent contre une telle menace. C’est parce que nous ne voulions plus revivre une quatrième invasion sur le sol national après trois épisodes dramatiques en 70 ans que le choix de la sanctuarisation par l’atome a été judicieusement fait. Mais les implications de la situation actuelle nous concernent également. En tant que nation de l’espace européen, nous avons vocation à participer à sa défense, aux cotés de nos voisins, avec lesquels nous partageons une communauté objective de destin, par l’importance et l’ancienneté de nos échanges économiques, culturels et symboliques. Qui sait quelles menaces cet espace européen pourrait avoir à affronter d’ici dix, vingt ou trente ans ? Le changement climatique et les pénuries généralisées d’énergie et de matières premières accroissent considérablement l’incertitude stratégique et le risque d’une guerre déclenchée pour accaparer des ressources qui ne seraient plus disponibles sur les marchés. Les nations de l’espace européen, membres ou non de l’UE, n’auront sans doute plus le luxe de pouvoir choisir leurs adversaires ou leurs combats.
Dans ce contexte, la France pourrait avoir à engager, durablement, plusieurs dizaines de milliers d’hommes aux confins de l’Europe pour participer à la défense collective du continent. Un risque d’autant plus prégnant à long terme que les Etats-Unis se désengageront inexorablement au moins en partie vers l’Asie. Pour faire face à cette réalité, il est impossible de continuer à vivre avec un format d’armée échantillonaire. Il faut retrouver à la fois des volumes capacitaires suffisants en matériels et personnels d’active, mais aussi constituer des stocks pour pouvoir remplacer nos pertes éventuelles, durer sur le champ de bataille et aider nos alliés. Ces stocks de munitions, de la cartouche d’infanterie au missile de croisière, du SUV au char d’assaut, devraient être complétés de « stocks humains ». Nous sommes aujourd’hui 77 000 réservistes en France (l’auteur fêtant cette année ses 20 ans de service dans la réserve opérationnelle), un effectif à mettre en regard avec les 206 000 militaires d’active que comptent les armées. A minima, un ratio de un pour un semble être, à l’image de l’exemple ukrainien, un objectif crédible pour une remontée en puissance des effectifs de réserve. Un réserviste pouvant « durer » de 5 à 10 ans pour des fonctions de combat, un tel horizon ne serait d’ailleurs pas un effort immense sur le plan démographique et pourrait sans doute être atteint par le seul volontariat. Même en incluant des pertes de 50% liées aux changements de carrière, et en tenant compte de la remontée des effectifs d’active (qui, forcément, sera lente), cela reviendrait à trouver environ 40 000 à 50 000 jeunes par an, dont 25% de femmes pour maintenir un taux de féminisation cohérent avec celui des armées. Cela représente moins de 10% d’une classe d’âge masculine et 3% d’une classe d’âge féminine.
Bien entendu, cela ne résoudrait pas nos problèmes industriels : pour mettre en œuvre un missile sur le champ de bataille, il faut un soldat, un ouvrier, et un réserviste pour « durer ». C’est l’horizon du temps long d’un nouveau monde de crises qui se dessine devant nous. Et cet horizon a un prix : celui que la nation est prête à payer pour son « assurance vie ». L’Ukraine n’est sans doute qu’un « début ». D’autres crises surviendront, dans les années qui viennent : conflits aux frontières de l’Europe ou qui menaceront nos concitoyens hors métropole dans les collectivités d’outre-mer, mais aussi menaces sur le territoire national, qui se situeraient « sous le seuil » de l’arme nucléaire : raids en profondeur de commandos ou de troupes aéroportées, infiltrations de saboteurs, commandos terroristes de grande ampleur… Face à ces situations, la défense territoriale manque de moyens, tout comme la gendarmerie. Là encore, il nous faut des personnels formés et entraînés, des stocks de munitions et de matériel, pour pouvoir générer de nouvelles unités et remplacer des pertes, tout en limitant quand même les effectifs permanents de temps de paix au plus juste. Il nous faut aussi des capacités de production nationales et des acteurs économiques qui soient préservés de la compétition mondiale par des exceptions liées aux impératifs de la défense nationale, à faire valoir contre les traités de libre échange, à la manière américaine. En somme, il nous faut quitter un modèle d’armée du second empire et revenir à celui, plus équilibré, de la troisième république de 1914, qui conjugue capacités de projection et défense territoriale, personnels d’active et de réserve, défense militaire et civile, préparation nationale industrielle et politique. Et c’est sur ce dernier point que le plus important travail reste peut-être à faire, comme l’atteste la récente (et hallucinante) annulation de 346 millions de crédits du Ministère des armées.