L’embuscade d’Uzbin (18 août 2008)- 3 Choc et tremblements
Par Michel Goya – La Voie de l’épée – Lundi 20 août 2018
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Les combats étaient à peine terminés dans la vallée d’Uzbin qu’une nouvelle offensive commençait. D’un seul coup l’Afghanistan devenait intéressant pour les médias. Pour la première fois depuis longtemps un combat mené par des soldats français était décrit au grand public. Il l’était avec plus ou moins de bonheur tant les choses étaient complexes et les experts peu nombreux parmi les enquêteurs mobilisés en masse. Il s’agissait dans la majorité des cas de trouver une belle polémique, si possible avant les autres. N’écoutant que leur honneur qui ne leur disait rien, certains sont même allés interviewer l’ennemi lui apportant ainsi les quelques points de gloire lui permettant de s’imposer par rapport à ses rivaux.
On attend en revanche toujours l’équivalent d’un Mark Bowden décrivant sur plusieurs centaines de pages un événement similaire en Somalie (La chute du faucon noir) et de la même façon les combats de Wanat en Afghanistan pas très loin d’Uzbin. Le premier de ces combats était d’ailleurs survenu en juillet 2008 sans être à ma connaissance aucunement analysé par les Français. On attend aussi un Ridley Scott pour mettre en scène l’héroïsme des hommes décrits par Bowden au cœur du fiasco de Mogadiscio.
L’offensive portait d’abord sur les politiques rendus très vulnérables par la contradiction qu’ils avaient créée entre le discours et la réalité de l’action. Le flou est la liberté d’action du politicien mais ce principe s’accorde mal avec ceux de la guerre. Une attitude d’homme d’État aurait consisté à admettre les erreurs, les assumer et annoncer certes un peu tard la réalité des choses et de leur prix. Il n’y eut pas vraiment d’hommes d’État. A la question « Est-ce donc la guerre ? », le gouvernement s’enfonçait dans un déni maladroit. Hervé Morin « réfutait toujours le mot de guerre » qui ne « s’applique qu’à des situations entre États ». Il avait ensuite beaucoup de mal à expliquer de quoi il s’agissait alors.
On parlait alors d’une opération de stabilisation pouvant comprendre des opérations de guerre, ce qui est un oxymore. Une opération de stabilisation, qui est une mission de police internationale, peut comprendre des combats (apparemment confondus avec « opérations de guerre ») et une guerre, il est vrai très rarement, peut se terminer sans combat. Ce n’est pas le combat qui fait la distinction entre la police et la guerre, c’est le caractère politique. Même si elles sont souvent mêlées à ce qui ressemble plus à des groupes de bandits, le HiG ou les Taliban sont des organisations politiques. Il en est de même pour Al-Qaïda. La qualification terroriste a tendance à effacer le caractère politique. C’est volontaire, une qualification politique donne un statut d’interlocuteur violent à l’ennemi (ce qui pour le coup est un pléonasme) et ce statut d’équivalence déplaît fortement. On fait donc tout pour l’éviter en espérant que ceux « dont on ne veut pas dire le nom » (les « groupes armés terroristes » !?) vont finir par être détruits ou se dissoudre avant que l’on soit obligé de les rencontrer autour d’une table.
Toujours pas de guerre en Afghanistan donc (le terme reviendra quand même par la petite porte quelques temps plus tard) mais comment traiter ce qui vient de se passer à Uzbin ? Pourquoi ne pas en faire une bavure ou mieux un accident, ce qui permettait d’écarter encore plus les responsabilités du politique ?
Depuis l’absence de la ministre de l’écologie sur les lieux du naufrage de l’Erika en 1999 ou de celle du ministre de la santé dans les hôpitaux pendant la canicule de 2003, un responsable politique français se doit de se précipiter sur le lieu des événements. Cela complique généralement les choses sur place mais il faut se faire voir et surtout montrer que l’on fait quelque chose. A la grande joie des chefs rebelles qui voyaient ainsi combien leur action avait eu d’effets stratégiques, le Président de la République se déplaçait donc immédiatement en Afghanistan. Il annonçait aux soldats que toute la lumière serait faite sur ce qui avait provoqué la mort de leurs « collègues » (un terme employé dans la Police mais inconnu dans les Armées). En réalité, ils savaient bien ce qui avait provoqué la mort de leurs camarades : les balles de l’ennemi. Ils demandaient plutôt à ce que leurs camarades tombés fussent reconnus pour ce qu’ils étaient. Ce ne sont pas les armées qui font les guerres mais les nations et les soldats n’en sont que des représentants. Lorsqu’ils portent des armes, ce ne sont plus des personnes privées mais des porteurs de la force légitime et publique.
Il fut un temps où les choses étaient plus claires. Les soldats appartenaient à la France et lorsqu’ils tombaient, leurs noms étaient inscrits sur des monuments publics, des sortes de petits panthéons, afin qu’ils puissent être honorés par tous. Et puis, les « morts pour la France » ont commencé à disparaître de l’espace public. Ces professionnels combattaient au loin dans des petits conflits inavoués. Les reconnaître, les honorer lorsqu’ils tombaient nécessitait d’en parler. Cela n’intéressait pas beaucoup les médias, sauf lorsque le nombre de morts pouvait d’un seul coup constituer un « événement », et encore moins les politiques qui auraient eu besoin de se justifier.
Je connais encore beaucoup d’anciens qui restent marqués par le traitement public de l’embuscade de Bedo, au Tchad le 11 octobre 1970, le vrai précédent de l’embuscade d’Uzbin. Les blessés avaient été rapatriés en métropole le plus discrètement possible et envoyés de nuit dans les hôpitaux. Ceux qui étaient morts, douze au total, ne bénéficièrent d’aucune reconnaissance particulière. Le soir de l’embuscade, un ministre trouvait bon de déclarer que les familles devaient se rassurer car il n’y avait pas d’appelés parmi les douze morts.
En 2008, le Président Sarkozy ne connaissait rien au monde militaire mais il se rappelait que quand même que les soldats professionnels avaient aussi une famille. A elles aussi, il déclarait que toute la lumière serait faite. Il les amenait même sur les lieux de l’attaque. C’était un geste de compassion pour ceux qui vivaient un drame immense mais cela contribuait encore à privatiser un événement qui encore une fois, relevait de l’ensemble de la nation. En fait, la compassion, indéniable et par ailleurs évidemment nécessaire, s’accompagnait aussi probablement d’un peu de peur.
Depuis le milieu des années 1990, on parlait beaucoup dans les armées du « caporal stratégique », une trouvaille d’un général des Marines américains pour expliquer qu’avec la présence des médias et des nouveaux moyens de communication, l’action d’un caporal pouvait être relayée et amplifiée jusqu’à avoir des effets stratégiques. Ces mêmes médias et désormais réseaux de toutes sortes ayant tendance dans une proportion de 100 pour 1 à amplifier le négatif, plutôt que le positif (il y plein de héros vivants dans nos armées, le public n’en connaît aucun), il pensait surtout aux dommages que pouvaient faire une erreur de ce caporal.
Dans les faits, ce raisonnement s’applique à n’importe qui, désormais susceptible à lui seul de créer un événement pourvu qu’il y ait de l’émotion. Si le terrorisme est si utilisé, c’est entre autres raisons, aussi pour cela. Ce raisonnement s’applique aussi aux familles des soldats. Chaque mort est évidemment un drame pour les proches. Le 24 août 1914, il y a eu 27 000 familles frappées en quelques heures. Le caractère collectif de l’engagement, la clarté de son objectif, la certitude de la reconnaissance collective n’atténuaient sans doute pas la douleur sinon en montrant que le sacrifice de l’un avait été au bénéfice de la France dans son ensemble. En faisant disparaître ce seuil, les « maman et papa stratégiques » apparaissaient mécaniquement.
En 2004 ou 2005 je ne sais plus, j’étais appelé en urgence par le directeur du Centre de doctrine d’emploi des forces (CDEF) qui me demandait de faire immédiatement une fiche sur la manière de lutter contre les engins explosifs improvisés (tristement célèbres IED). Le général m’expliquait alors que madame le ministre était alors allée voir un soldat blessé par une IED, peut être le premier Français dans ce cas, et qu’elle y avait rencontré sa mère. Celle-ci avait alors demandé si des mesures avaient été prises pour éviter que cela se reproduise. Cette question avait abouti, sans aucun doute avec d’autres, jusqu’à moi. J’avais déjà écrit un certain nombre de choses sur le problème des IED, notamment en Irak, et d’autres techniquement bien plus compétents, avaient aussi travaillé sur la question. Le fait qu’il faille une intervention du ministre pour faire accélérer les choses témoignait de l’inertie du « système », il témoignait aussi de l’importance que pouvaient avoir les familles y compris dans les choix techniques voire tactiques. Quelques années plus tard, alors que je soulignais l’alourdissement considérable de nos fantassins, la dépendance au blindage, aux bases et aux axes, toutes choses qui réduisaient notre capacité de manœuvre, un autre général me disait « Comment veux-tu que j’explique à des parents que je n’ai pas pris toutes les précautions pour protéger leur enfant ? Même si c’est au détriment de l’efficacité d’ensemble ».
Tout a été fait pour préserver les familles et surtout se préserver d’elles. Cela n’a pas suffi puisqu’il manquait toujours une réponse claire à la question fondamentale : la mort de notre fils a-t-elle eu un sens ? L’absence de bonnes réponses par ceux qui étaient chargés d’utiliser le monopole de la force légitime a conduit certains à demander alors des explications au Juge. Or, celui-ci ne juge que de la conformité au droit et celui-ci diffère selon que l’on ait agit ou non dans le cadre d’un conflit armé ou non. On revient au problème de qualification.
Notons que cet épisode a probablement marqué un tournant. Après la cérémonie forte aux Invalides, les « morts pour la France » furent plus visibles et honorés. Surtout lors de l’entrée en guerre suivante, au Mali en janvier 2013, la qualification de « guerre » fut assumée dès le départ et pour la première fois depuis la guerre du Golfe en 1990. Il fut même donné une mission claire aux soldats. Par la suite, le naturel reprendrait le dessus mais c’est une autre histoire.
L’offensive portait ensuite sur les armées, double offensive même puisque venant à la fois des médias et des dirigeants politiques soucieux de trouver des responsables différents d’eux-mêmes.
En temps normal, les opérations sont analysées dans le cadre d’un processus qui était alors bien établi de retour d’expérience. Lorsqu’il y a des pertes, ce processus performant mais méthodique, fait place à une enquête de commandement. Il s’agit cette fois de donner des réponses rapides aux demandes et aux attaques.
Cela n’a pas été un exercice facile. Il fallut d’abord établir exactement ce qui s’était passé, c’est-à-dire interroger tous les acteurs, se rendre sur les lieux, examiner tous les documents et arriver à se faire une image précise à travers les souvenirs déformés par les grandes émotions, les justifications, les petits oublis voire les couvertures. Cela prend du temps, ce qui est difficilement compatible avec l’exigence des « Français qui veulent savoir » tout de suite. Le problème est que ce qui est dit immédiatement est forcément sinon faux, du moins toujours incomplet. Il est difficile ensuite de revenir en arrière.
Je servais à l’époque au cabinet du chef d’état-major des armées. Je peux témoigner de sa volonté de transparence et de celle du général sous-chef opérations. Le CEMA faisait très vite une première description des événements qui comportait forcément mais de bonne foi quelques erreurs factuelles. Dix jours après l’embuscade, le sous-chef opérations faisait la description la plus précise possible des faits. Ce récit officiel du combat, tendait à le positiver en mettant en avant les pertes très supérieures qu’avait subi l’ennemi, le fait que finalement on avait réussi à le chasser du terrain et surtout que malgré la surprise et la supériorité numérique la section Carmin 2 avait résisté.
Ce récit survenait trop tard. Entre temps, rumeurs et croyances forcément négatives avaient eu le temps de s’incruster et il est apparu comme décalé. Comme d’habitude, lorsque la légende est encore plus sombre que la réalité, on imprime la légende et le décalage est expliqué par l’« Armée qui cache des choses ».
Il n’en restait pas moins que la réalité comportait aussi une face sombre, pleine des erreurs commises qui ont conduit à se faire surprendre. La recherche de la surprise est pratiquement la base de la tactique, surtout quand les camps ne sont pas de force matérielle égale. Une attaque au grand jour et en plein air de nos bases par nos ennemis serait peut-être plus chevaleresque, ce serait évidemment surtout stupide pour eux. Il est évident donc que dans les campagnes que nous menons, l’ennemi va forcément chercher à nous surprendre. C’est le seul moyen pour lui d’égaliser ses chances au moins un temps. Surprise et contre-surprise constitue donc un pré-combat permanent dans nos opérations.
Une attaque surprise contre les forces françaises peut prendre des formes variées comme l’attaque suicide à Beyrouth les 23 octobre et 21 décembre 1983 ou l’emploi d’une milice non gouvernementale, les « jeunes patriotes », et l’argument de l’erreur humaine lors de la frappe du site de Bouake le 6 novembre 2004 par un avion ivoirien. L’embuscade est évidemment un classique tactique mais nos ennemis avaient eu du mal à en organiser une depuis Bedo. Il y aura d’autres surprises après 2008 en Afghanistan ou même en métropole avec l’attaque à la voiture contre les soldats de l’opération Sentinelle à Levallois en août 2018. Même les IED, responsables d’une grande partie de nos pertes depuis 2008 peuvent être considérés comme des micro-embuscades qu’il faut déjouer. La surprise est inhérente à la guerre, il y en aura d’autres.
L’erreur aussi est inhérente à la guerre. Il faut y prendre des décisions qui engagent des vies dans des contextes rendus forcément incertains par l’intelligence de l’ennemi. Certaine de ces décisions sont forcément des erreurs, il reste à déterminer quand celles-ci sont acceptables.
C’est un exercice toujours délicat. L’erreur n’apparaît généralement qu’après coup. Avant l’embuscade à Uzbin personne, à ma connaissance, n’a vraiment vu de problème. Après, ils devenaient évidents. En fait, il s’agissait d’un cumul de petites erreurs et donc de petits mauvais choix qui ont abouti à l’encerclement d’une section à pied. Difficile de faire la part des responsabilités là-dedans. Le deuxième écueil, tout aussi classique, est que l’inacceptable appelle la sanction et que celle-ci peut apparaître comme la confirmation que les critiques étaient plus justes qu’on a bien voulu l’avouer.
Quand on salue, honore et finalement récompense le courage, la réactivité, la bonne conduite dans les événements, ce qui corrobore le côté positif de l’action que l’on veut mettre en avant, il est ensuite difficile de sanctionner les mêmes individus. Les mauvais choix ne sont pas pourtant pas incompatibles avec le courage. Il devrait donc être possible à la fois de citer et de relever de son commandement le même individu. On ne fit finalement que le premier choix. Aucun des chefs, dont il faut souligner qu’ils assumèrent presque tous leur responsabilité, ne fut visiblement sanctionné. La carrière de certains fut juste un peu bousculée.
Les leçons de l’ennemi sont les plus coûteuses mais ce sont hélas souvent les meilleures. Dans les jours qui suivirent l’embuscade tout s’accéléra. A l’état-major des armées, un amiral fut nommé « monsieur stratégie en Afghanistan », un groupe de travail opératif fut constitué au Centre de planification et de conduite des opérations (CPCO), un retour d’expérience tactique des combats d’Uzbin fut rédigé (mais ne fut jamais diffusé). Les deux zones de Surobi et Kapisa furent réunies en 2009 sous le commandement d’une brigade, ce qui semblait effectivement plus cohérent.
Surtout l’armée de Terre construisit une architecture complète de préparation à l’Afghanistan et des équipements, en dotation ou acquis en urgence opérationnelle, furent envoyés sur le théâtre. Pour être juste, beaucoup de ces choses étaient déjà en cours au moment de l’embuscade mais encore victimes de l’inertie bureaucratique ou des rabotages de Bercy. L’ensemble était lourd, centralisé, polarisant et « sanctuarisant » beaucoup de ressources rares au profit de seulement deux groupement interarmes, un groupement aéromobile et un groupement logistique, mais cela fonctionna bien. Un nouveau sentier se forma où à force d’améliorations le visage du soldat français se transforma. Cela n’empêcha pas les difficultés, les attaques parfois réussies de l’ennemi, et bien sûr parfois les pertes mais l’instrument tactique fut perfectionné jusqu’à un niveau indéniablement remarquable.
Le problème est que l’efficacité tactique devient vite un simple bruit de fond s’il n’y a pas de stratégie. L’évolution positive de nos capacités rencontrait malheureusement une évolution politique contraire. Le retour d’expérience politique avait plutôt été d’éviter à tout prix d’être à nouveau embarrassé par les actions des militaires. A chaque « choc » suscitant un emballement médiatique (un « choc » est une action militaire où plusieurs soldats français ont été tués) correspondait une nouvelle intrusion politique dans les opérations. Cette intrusion s’effectuait toujours dans le sens d’une contraction et non dans celui d’une plus grande audace. Les soldats reprenaient le terrain, le Président, pour qui ce n’était pas l’essentiel, le rendait de fait à l’ennemi. Lorsque la campagne présidentielle commençait on assista même à une course entre les deux candidats à coup de date de départ toujours rapprochées.
Le dernier mort au combat français fut l’adjudant-chef Bouzet presque quatre ans jour pour jour après l’embuscade d’Uzbin. Il était le 89e à tomber dans ce pays. On quittait définitivement la Kapisa-Surobi à la fin de 2012 sur une situation très ambiguë. Avait-on gagné ? Avait–on rempli la mission ? On pouvait le considérer. La région n’était pas pacifiée et on était certes revenus physiquement au point de départ mais on pouvait considérer au moins que les forces de sécurité afghanes pouvaient, grâce à nous, reprendre la mission à leur compte. Il suffisait de le dire clairement. On attend toujours le grand discours et le défilé de la victoire. On attend toujours une vraie reconnaissance pour les efforts et les sacrifices consentis.
Les grands événements s’écrasent mutuellement. Il s’est passé beaucoup de choses depuis cette guerre. Avec le temps, il devenait plus difficile d’y revenir. Le dixième anniversaire des combats d’Uzbin aurait pu être au moins une occasion de saluer des hommes courageux. Cette occasion n’a pas été saisie.