Les mensonges du patron d’Oppenheimer sur les effets de la bombe atomique
Des documents fraîchement déclassifiés exposent les fausses déclarations du général Leslie Groves, chef du projet Manhattan, quant à la dangerosité des radiations nucléaires.
Ces documents montrent également que certains scientifiques impliqués dans le projet, dont le physicien J. Robert Oppenheimer, directeur du laboratoire de Los Alamos (Nouveau-Mexique), où la bombe atomique a été testée pour la première fois, ont passé sous silence le mensonge de Leslie Groves au lieu de le contester ou de l’affronter directement.
Les documents dissimulés –les derniers d’une série de pièces classées secret et top secret sur la bombe A, obtenues au fil des années par la National Security Archive, une association de recherches privée de l’université George-Washington– ont été publiés lundi 7 août, au moment du 78e anniversaire des bombardements de Hiroshima et Nagasaki et dans le sillage de la sortie d’Oppenheimer, film à l’immense succès (mérité) qui a déjà encaissé 565 millions de dollars depuis son arrivée en salles le 19 juillet.
Déclarations hâtives
Un des nouveaux documents obtenus par les archives est un mémo rédigé par quatre scientifiques, intitulé «Effets biologiques calculés de l’explosion atomique à Hiroshima et Nagasaki», daté du 1er septembre 1945 (les bombes ont été lancées les 6 et 9 août de la même année). Jusqu’à la rédaction de ce mémo, il était admis que les victimes de la bombe A avaient été tuées par son souffle et sa chaleur. Mais ce document conclut qu’au moins un certain nombre des morts ont été causées par des retombées radioactives, des jours ou des semaines après les explosions.
Pourtant, trois jours avant la publication du mémo (le 29 août), lors d’une conférence de presse à Oak Ridge (l’un des sites décisionnels du projet Manhattan, dans le Tennessee), Leslie Groves déclara que les radiations n’avaient tué personne et que les affirmations du contraire –dont certaines avaient été publiées dans des journaux asiatiques– relevaient de la «propagande». Dans un mémo destiné à Robert Oppenheimer, George Kistiakowsky, le scientifique de Los Alamos qui avait coordonné le rapport biologique, écrivit que Leslie Groves «s’était mouillé jusqu’au cou» et qu’il hésitait donc à lui transmettre le document.
Même à ce moment-là, on en savait assez sur la contamination par les radiations pour inciter Leslie Groves à cesser de réfuter si fermement les affirmations à ce sujet. Les documents d’archives montrent que dès avril 1945, soit trois mois avant le premier essai de la bombe atomique au Nouveau-Mexique, les experts médicaux du projet Manhattan avaient mis en garde contre la possibilité d’un «nuage» toxique, susceptible de répandre de la «poussière radioactive» dans un périmètre étendu, «plusieurs heures après la détonation».
Certains avaient pressé Leslie Groves d’évacuer la zone autour du site d’essai, ce à quoi il avait résisté pour ne pas attirer l’attention des médias. Un scientifique se souviendra des années plus tard que Leslie Groves avait «dédaigné» cet avertissement et répondu: «C‘est quoi votre problème, vous faites de la propagande pour Hearst?» À l’époque, Hearst était le principal groupe de journaux, spécialisé dans la presse à sensations.
Sous-estimations et méconnaissance des effets
Le 21 juillet 1945, cinq jours après le premier essai de la bombe atomique (baptisé Trinity), Stafford L. Warren, responsable médical du projet Manhattan, écrivit à Leslie Groves que «les retombées de poussière des diverses parties du nuage présentaient potentiellement un danger très grave sur une bande de presque 45 kilomètres de large qui s’étend à près de 150 kilomètres au nord-est du site», ajoutant qu’il y avait encore «une quantité gigantesque de poussière radioactive qui flotte dans l’air». De récentes études réalisées à l’aide de modèles informatiques suggèrent que la radioactivité de l’essai nucléaire Trinity s’est étendue beaucoup plus loin, qu’elle a affecté quarante-six États et certaines zones du Mexique et du Canada.
Pourtant, Leslie Groves est passé outre les découvertes de Stafford L. Warren. Le 30 juillet 1945, dans un mémo sur les effets probables d’une bombe atomique larguée sur le Japon, il écrit au général George Marshall, chef d’état-major de l’armée américaine: «Aucun effet nuisible par des matériaux radioactifs n’est prévu au sol.» Phrase écrite de façon fallacieuse: à l’époque, peu de gens pensaient qu’il y aurait beaucoup de retombées qui s’attarderaient «au sol», mais il était tout à fait connu qu’elles pourraient tomber en pluie du ciel et se disperser dans l’air potentiellement respiré ou absorbé par les humains.
Il apparaît clairement, dans un extrait de son journal daté du 25 août 1945, que Leslie Groves est conscient de ce risque: il demande s’il est sans danger d’inviter la presse à venir visiter le site de l’essai nucléaire (et ce, plus de deux mois après le premier test). Un des scientifiques lui répond que cela «ne serait pas tellement sûr» si les journalistes se tiennent à trente mètres de l’endroit où la bombe a explosé. Les journalistes viennent le 11 septembre 1945 et reçoivent des «surchaussures blanches» pour se protéger d’éventuelles radiations.
Il est possible que, même à ce stade, Leslie Groves n’ait simplement pas cru au pire concernant les radiations. Le jour même où il évoque dans son journal la possibilité d’inviter des journalistes, il a une conversation téléphonique avec un autre officier d’Oak Ridge au sujet d’émissions de radio japonaises qui signalent des cas de maladies des rayons. Leslie Groves affirme qu’il s’agit de «propagande» et que les maladies sont plus probablement dues à de «bonnes brûlures thermiques».
Pourtant, il envoie une équipe d’inspecteurs dans les deux villes nippones bombardées pour déterminer l’impact de la radioactivité. Il écrit au général George C. Marshall, chef de l’état-major de l’armée de terre des États-Unis, que les victimes de radiations sont «peu probables» mais que les «faits» doivent être établis.
C’est logique. Avant le largage des bombes au Japon, la plupart des scientifiques pensaient que le souffle et la chaleur en seraient les principaux effets. Les radiations seraient de l’ordre du détail; quiconque recevrait une dose mortelle de radiations serait assez proche de l’explosion pour mourir soit à cause du souffle, soit de la chaleur. Cependant, comme il fut découvert plus tard, les «effets secondaires» de la bombe A –radiations, fumée, feu en particulier– pouvaient, dans certaines circonstances, s’étendre encore plus loin que les effets du souffle et de la chaleur.
Dès le rapport des premiers inspecteurs –celui que George Kistiakowsky commence par ne pas montrer à Leslie Groves avant, finalement, de le lui transmettre– on trouve l’évocation de «survivants anormaux» à l’intérieur du rayon de l’explosion, morts ensuite à cause de maladies dues aux radiations.
Mensonges face à une commission sénatoriale
Le 27 novembre 1945, des mois après la rédaction du mémo sur les effets biologiques des explosions atomiques à Hiroshima et Nagasaki, Stafford L. Warren écrit de nouveau à Leslie Groves avec des preuves encore plus irréfutables. Des quelque 4.000 patients admis dans les hôpitaux de Hiroshima et Nagasaki, écrit-il, «1.300, soit 33%, ont montré des effets des radiations et, sur ce nombre, à peu près la moitié sont morts».
Pourtant, trois jours plus tard, dans le cadre d’un témoignage devant la commission spéciale du Sénat sur l’énergie atomique, lorsque l’on demande à Leslie Groves s’il existe des «résidus atomiques» dans les deux villes japonaises bombardées, Leslie Groves répond: «Aucun. Et c’est un “aucun” très positif.» Leslie Groves poursuit et affirme que personne, dans aucune des deux villes, n’a souffert de blessures dues aux radiations, «excepté au moment où la bombe a explosé». Il ajoute qu’«il faudrait vraiment un accident pour que… une personne lambda, à portée de la bombe, soit tuée par les effets radioactifs».
Enfin, dans un commentaire qui achèvera de faire sa réputation auprès de ses détracteurs, Leslie Groves affirmera que les victimes irradiées qui ne sont pas mortes sur le coup, mais après un certain laps de temps, meurent «sans souffrance excessive. En fait, il paraît que c’est une mort très agréable.»
Leslie Groves a écarté, minimisé puis nié les rapports traitant de la maladie des rayons radioactifs, parce qu’à l’instar de nombreuses personnes à l’époque, il pensait que les armes nucléaires seraient la pièce maîtresse de la politique de défense des États-Unis (ce qui sera en effet le cas pendant les décennies suivantes) et que le public américain se retournerait contre elles si elles étaient assimilées à une arme telle que les gaz toxiques, et par conséquent considérées comme inacceptables moralement.
À cette époque, Robert Oppenheimer venait de quitter Los Alamos, mais il siégeait encore dans certains comités consultatifs du gouvernement. Comme beaucoup de scientifiques, il avait sous-estimé les effets des radiations, mais il était désormais tout à fait au courant des études des inspecteurs et des faux commentaires de Leslie Groves. Salué comme «le père de la bombe atomique», il avait l’impression d’avoir du sang sur les mains, comme il l’avoua notoirement au président Harry Truman. Mais il ne pipa mot sur les mensonges de Leslie Groves –en tout cas, pas en public.
D’autres, en revanche, ne tinrent pas leur langue. Le 6 décembre 1945, une semaine après le témoignage de Leslie Groves, Philip Morrison, un scientifique du projet Manhattan membre de l’équipe qui avait supervisé les dégâts de la bombe atomique au Japon, témoigna devant la même commission du Sénat et cita les faits concernant les radiations, contredisant directement les assurances désinvoltes de Leslie Groves.
Philip Morrison deviendra professeur de physique au Massachusetts Institute of Technology (MIT) et activiste dans la communauté de scientifiques –dont un bon nombre étaient des vétérans du projet Manhattan– prônant le contrôle des armes nucléaires et le désarmement. Peut-être, un jour, son histoire fera-t-elle l’objet d’une adaptation au cinéma.