L’infanterie, les chars et la guerre en Ukraine (1ère partie- Du design de l’acier)
par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 5 juin 2022
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Pour essayer de comprendre comment les troupes de mêlée – infanterie, chars – sont employées de part et d’autre dans la guerre en Ukraine, il faut revenir à la manière dont les combats étaient envisagés. La force terrestre russe engagée en Ukraine est l’héritière directe des conceptions soviétiques de l’art opératif industriel. Presque entièrement motorisée et sous blindage, son objectif est de provoquer un « choc opératif » en disloquant les dispositifs adverses par des pénétrations rapides en profondeur afin de s’emparer ou de détruire au plus vite des points ou des objectifs clés. Ainsi transpercé, coupé des flux de logistique et de commandement et écrasé à l’avant par les feux le dispositif ne peut que se disloquer, à la manière des opérations Bagration en juin-août 1944 en Biélorussie ou Tempête d’août en août-septembre en Mandchourie, qui restent les modèles purs et parfaits à reproduire.
Petit retour sur le concept de division blindée
L’instrument premier de ces « offensives à grande vitesse » est la grande unité blindée dont les contours ont été établis à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le fer de lance est constitué par les bataillons de chars de bataille, mais aussi puissants soient-ils, ceux-ci ne peuvent pas tout faire. Ils ne sont pas forcément à l’aise dans certains terrains denses et doivent faire à des menaces multiples, comme les chars ennemis bien sûr, mais aussi et peut-être surtout toute une série d’ « anticorps » qui sont apparus depuis l’origine des chars : canons de campagne, fusils antichars, canons antichars tractés ou portés, roquettes à charge creuse lancées à l’épaule ou depuis un aéronef, canons sans recul, puis bien sûr les missiles, à charge unique, puis tandem, piloté puis guidés puis en « tire et oublie », tous annoncés comme devant « tuer le char ».
En fait, s’il y a des grandes frayeurs, comme après les destructions de la première force de chars française à Berry-au-Bac en avril 1917 ou après les combats d’octobre 1973 dans le Sinaï, le char a toujours survécu. Il a survécu par ses adaptations propres d’abord : amélioration et poids du blindage d’acier, blindage composite, réactif, défense active (radars de proximité et neutralisation des projectiles), canon principal jusqu’au calibre 120-125 mm dans les années 1980, armes secondaires anti-personnel, meilleure conduite de tir, etc.
Il a survécu ensuite grâce à la coopération des autres armes. Dès 1917 en France, on a un régiment — le 262e RI — qui est dédié à l’aide aux chars qui eux-mêmes sont censés ouvrir la voie aux bataillons d’infanterie. En 1918, chars et fantassins, qui évoluent tous au rythme de l’homme à pied sur le champ de bataille, sont intimement associés avec des batteries d’artillerie et même des avions d’infanterie. On imagine alors mettre tout ce monde sous acier et sur chenilles en 1919 pour former des divisions cuirassées, lourdes et lentes mais irrésistibles. La cavalerie, qui comprend comment des véhicules blindés plus mobiles et alors donc légers, peuvent l’aider à remplir ses missions dans un cadre industriel, développe de son côté le concept de division légère mécanique.
Le char est forcément, comme sur les pions classiques de wargame, un arbitrage entre attaque, défense et déplacement. Les « chars de bataille » qui apparaissent pendant la Seconde Guerre mondiale, comme les T-34, Panther, Panzer IV canon long ou les M4-Sherman, puis M-26 Pershing, constituent un bon compromis d’engin apte à tout qui efface les distinctions d’avant-guerre. On retrouve les mêmes caractéristiques dans les grandes unités dont ils font partie, à côté d’une infanterie et d’une artillerie également blindées, et souvent chenillées, entourées de petites unités complémentaires de reconnaissance de véhicules rapides à roues ou de génie.
La division blindée (DB), avec une grande puissance de feu, protégée par l’acier et la coopération des armes, et d’une grande mobilité tant sur le champ de bataille (mobilité tactique) que sur les routes (mobilité opérative), paraît alors l’optimum de la fin de la révolution militaire industrielle commencée au milieu du XIXe siècle. Cette DB 1945 est souvent partagée en deux régiments ou brigades interarmes eux-mêmes partagés en kampfgruppen ou bataillons eux-mêmes interarmes lors des combats.
Dans ce cadre, l’infanterie mécanisée, motorisée selon l’appellation soviétique, ou simplement blindée, avec ses véhicules et leur armement principal de bord – mitrailleuse lourde ou canon-mitrailleur – et leurs hommes à pied fournit de nombreux petits systèmes d’armes destinés au combat de précision à une distance moindre de celle des tubes de chars. Les fantassins peuvent protéger, reconnaître des positions délicates en avant ou sur les côtés des chars, organiser une ligne de défense antichars car ce sont eux qui ont hérité des lance-roquettes et lance-missiles légers, s’emparer et occuper des positions, et en fait faire plein de choses que les autres ne peuvent pas faire comme par exemple prendre en compte les prisonniers. L’infanterie blindée est l’huile d’une machine qui sans elle casserait vite.
La grande unité blindée paraît incontournable aux armées modernes, au moins pour combattre en Europe sur un terrain plutôt ouvert et plein de routes ou de voies ferrées et sous un ciel qui n’est pas complètement aux mains de l’ennemi. Il y a cependant quelques problèmes.
Le premier est que tout ce capital matériel coûte très cher. Du M4 Sherman au M1 Abrams, le coût d’acquisition d’un char américain a augmenté de 10 % par an en monnaie constante. Il est probable que toutes les autres armées aient connu un phénomène semblable, qui s’applique aussi forcément à tous les autres équipements de l’unité. Comme les budgets d’équipements des forces terrestres n’augmentent pas, loin s’en faut à ce rythme, et que les unités blindées sont considérées comme indispensables, cela a eu forcément pour effet d’éliminer toutes les autres, réduites à des spécialités de niche. L’armée française de 1989 ne comptait plus que 15 petites divisions après mobilisation contre 105 quarante ans plus tôt, dont six blindées-chenillés et six autres presqu’entièrement sous acier à roues. L’Union soviétique n’échappe pas à ce phénomène de fonte, mais grâce à un effort colossal elle dispose à la fin de la guerre froide d’un potentiel de 165 divisions, toutes sous acier et souvent chenillées, des divisions blindées aux divisions motorisées en passant par les unités d’infanterie navale et aéroportées. La fin de cette guerre froide, le désarmement général, la professionnalisation des armées et l’orientation expéditionnaire ajoutent encore une forte cure d’amaigrissement tout en paralysant les innovations techniques. Les armées du XXIe siècle sont toujours équipées de matériels majeurs conçus à de 1970 à 1990.
Le second problème est une grande unité blindée, plus encore que les autres, nécessite en parallèle du capital matériel de disposer d’un riche capital humain. La valeur d’une division blindée est d’abord celle des hommes qui la composent. Le capital matériel, C pour employer les termes économiques est multiplié par un capital humain T (comme travail) qui réunit les compétences et la motivation des hommes. Si C ou T sont proches de zéro, la valeur tactique de l’unité sera également proche de zéro. On rappellera que si la supériorité numérique compte beaucoup au niveau d’une campagne militaire tout entière, les rapports de forces ne dépassent pas le 2 contre 1 sur les points de contact. Les résultats des combats de bataillons ne dépendent pas du nombre d’hommes, mais de la manière dont ils utilisent les armes, et ces résultats sont souvent déséquilibrés. Sur un point de contact, le très bon « gagne tout » face à un très mauvais, et cela peut même se passer très vite si le très bon, ce qui par principe arrive le plus souvent, frappe le premier.
Ces problèmes de design opérationnels posés, intéressons-nous maintenant à celui des forces qui manœuvrent en Ukraine (à suivre).
Du design des unités blindées russes
Les armées russes et ukrainiennes se sont également considérablement réduites en volume par rapport à 1991, mais elles ont eu au moins la sagesse de conserver des matériels en stock. Leur capital humain s’est effondré encore plus vite avant de remonter avec une série de réformes, à partir de 2008 en Russie et en Ukraine après les échecs de la guerre de 2014-2015.
L’armée russe qui est engagée en Ukraine en février 2022 ressemble ainsi beaucoup en volume, équipements et méthodes au Groupe de forces soviétiques en Allemagne (GFSA) dont les forces de l’OTAN se demandaient comment il parviendrait à atteindre le Rhin en quelques jours. La première différence est cependant que le GFSA et ses cinq armées était le fer de lance d’un ensemble beaucoup plus imposant dont les armées seraient venues le renforcer. Cette fois, le « groupe de forces russes en Ukraine » (GFRU) dispose de neuf armées plus les deux des républiques séparatistes du Donbass. Chacune de ces armées est cependant plus petite que celles de 1989 avec 15-20 000 hommes chacune, soit l’équivalent d’une seule grande division ou corps blindé de 1945, et surtout elles constituent toute la lance alors que le GFSA n’en était que le fer. Une autre différence était que l’armée soviétique était mieux organisée.
Les unités de manœuvre du GFRU sont les brigades autonomes ou les régiments des divisions blindées et motorisées. Et là, il y a un nouveau problème. L’armée de Terre et les forces d’assaut aérien russes, deux armées différentes, ont voulu conserver de la masse tout en se professionnalisant. Les Russes n’ont donc jamais eu assez de volontaires pour armer tous les postes et ont conservé la conscription pour armer un tiers d’entre eux. Or, les conscrits ne peuvent être engagés à l’étranger hors guerre officiellement déclarée, ce qui n’est pas le cas ici. Une brigade ou un régiment est donc obligé de se réorganiser pour être engagé au combat avec entre 20 et 40 % d’effectif en moins. Concrètement, on leur demande de constituer deux groupements tactiques (GT). En février 2022, on en compte ainsi 128. Un GT est formé de 700 à 900 hommes, au moins au début. C’est de fait la réunion sous un même commandement d’un bataillon de manœuvre et d’un bataillon diversifié d’artillerie.
Le bataillon de manœuvre type comprend une ou deux compagnies de chars, deux ou trois compagnies d’infanterie motorisée sur véhicules de gamme BMP (à chenilles) ou BTR (à roues) et une compagnie à 4 ou 5 véhicules antichars. Le design des véhicules et l’organisation des unités ont été conçus à l’époque soviétique pour combiner une bonne capacité de surmonter chaque résistance rencontrée et la vitesse opérative, c’est-à-dire la possibilité d’avancer de 10 à 20 km/jour à l’intérieur du territoire ennemi.
Les véhicules sont taillés au plus juste. Les chars de bataille ex-soviétiques sont plus légers d’une vingtaine de tonnes par rapport aux équivalents occidentaux. La vie à l’intérieur d’un T-72 ou d’un T-80 y est donc également difficile, mieux vaut ne pas mesurer plus d’1m 60, et même très dangereuse avec des obus placés directement sous les pieds du tireur et du chef de char. Les véhicules de combat d’infanterie BMP 2/3 ou BTR 82 ne valent guère mieux en termes d’ergonomie. Conséquence également des petites dimensions des engins et du faible nombre de véhicules de soutien, par ailleurs non protégés, le groupement tactique n’a guère d’autonomie logistique et ne peut combattre longtemps sans être ravitaillé.
Les unités sont organisées a minima avec des compagnies de combat de chars ou d’infanterie à 10 véhicules. Les compagnies de chars n’ont ainsi que 30 hommes, puisque les équipages sont réduits à 3 hommes. Les compagnies d’infanterie sont commandées par un lieutenant ou un capitaine dans son véhicule. Chacune des trois sections est réduite à trois véhicules et 29 hommes dont 23 seulement débarqués qui forment trois petits groupes à sept. Le groupe n’est pas articulé pour manœuvrer, mais simplement servir de base de feu antipersonnel et antichar. D’une manière générale, il y a un décalage de niveau entre l’armée russe et les armées occidentales. On demande à un chef de section russe ce qu’on demande à un chef de groupe en France. La manœuvre de la section russe est limitée et sur un petit espace. Là encore, comme les cellules tactiques sont réduites, quelques pertes suffisent à affaiblir très vite l’ensemble.
Avec seulement neuf sections d’infanterie aussi faibles et rigides dans un GT à 120 véhicules en moyenne, ceux-ci sont relativement rapides et puissants à grande distance par tous les obus direct et indirects qu’ils peuvent lancer, mais rapidement épuisés et en panne, surtout lorsqu’ils pénètrent dans des espaces denses. Et encore, on considère là que le capital humain est à son maximum, il semble quand même que ce ne soit pas toujours le cas, sauf peut-être dans les forces d’infanterie navale et surtout les forces d’assaut aérien, et ce n’est pas un hasard, ces forces d’élite attirant aussi les meilleurs.
Ces unités plus polyvalentes, puisqu’elles peuvent être engagées par mer ou par hélicoptères, sont de fait également des unités blindées équipées de véhicules de combat de type BMD. En résumé, c’est une unité d’infanterie blindée encore plus réduite afin d’être aérotransportable. Une compagnie d’assaut aérien (VDV) à 72 hommes comporte ainsi trois sections sur trois véhicules BMD-4M à seulement 21 hommes. Le bataillon comprend ses propres appuis avec une section de chars légers 2S5 et une section de mortiers portés de 120 mm 2S9. À condition de disposer des moyens de transport, hélicoptères lourds et avions de transport, et d’une supériorité aérienne locale, les 12 brigades ou régiments d’assaut par air russes (environ 2 500 hommes à chaque fois), constituent, avec les 4 brigades d’infanterie navale assez similaires, des unités intéressantes. Leur mission est normalement d’accélérer encore l’offensive à grande vitesse en s’emparant de points clés, en version légère héliportée ou lourde avec véhicules en avant des colonnes blindées.
Pour être complet, chaque armée dispose aussi souvent d’une brigade de 1 500 spetsnaz chargés de la reconnaissance et des sabotages en profondeur et la 45e brigade de Forces spéciales est censée faire de même au niveau opératif à partir du nord-ouest de Kiev. On va trouver aussi rapidement quelques unités de Garde nationale (Rosgvardia) dépendantes du ministère de l’Intérieur, normalement dédiées au maintien de l’ordre dans les zones arrière et conquises, mais dont certaines unités comme les Tchétchènes participent au combat comme infanterie légère, ainsi que des groupements de mercenaires Wagner.
Pendant ce temps en Ukraine
Les structures ukrainiennes sont légèrement différentes, malgré des équipements majeurs semblables. On compte 38 brigades d’active ou de réserve, très diverses (blindée, mécanisée, motorisée, montagne, assaut aérien, aéroportée) selon les dosages de bataillons de chars de bataille ou d’infanterie de 300 à 400 hommes. L’artillerie ukrainienne est bien moins volumineuse que celle de l’armée russe, aussi les Ukrainiens n’ont-ils pas constitué des associations manœuvre-artillerie comme les GT russes mais plus classiquement des bataillons chars-infanterie avec quelques appuis limités, souvent des mortiers. La densité d’infanterie y est également plus élevée que dans les GT russes. Les véhicules étant les mêmes que ceux des Russes, les compagnies ukrainiennes, pour ce que l’on en sait ont aussi sans doute des mêmes caractéristiques.
Contrairement aux Russes cependant ces bataillons de manœuvre sont plus cohérents puisqu’engagés directement au combat et non restructurés en se séparant des conscrits. Un effort considérable a également été fait avec l’aide des pays anglo-saxons pour constituer un corps de sous-officiers plus solide que celui des Russes et mettre en place des méthodes de commandement différentes, moins axées sur l’application stricte d’ordres et de schémas et plus sur le fonctionnement décentralisé par missions. Avec un effort de formation solide des réservistes, envoyés systématiquement sur le front du Donbass, et beaucoup plus de cadres ayant participé aux combats de 2014-2015 que du côté russe, on peut en ajoutant une motivation générale indéniable considérer un capital humain sans doute assez hétérogène, mais en moyenne supérieur à celui des unités équivalentes russes.
L’armée de manœuvre peut s’appuyer aussi sur un maillage de plusieurs dizaines de brigades de l’armée territoriale, de la Garde nationale du ministère de l’Intérieur, dont la 4e de réaction rapide (blindée) et d’un certain nombre de milices (Azov, DUK, Donbass, etc.), soit un ensemble disparate et de valeur très inégale de bataillons d’infanterie légère capables de compléter l’action des unités de manœuvre plus lourdes et de tenir des zones denses.
Toutes ces forces ukrainiennes sont organisées par commandements régionaux et employées selon une stratégie qui se veut forcément défensive. Les Ukrainiens se souviennent de la destruction en quelques minutes d’un bataillon mécanisée à découvert le 11 juillet 2014 par les lance-roquettes russes, puis des défaites d’Ilovaïsk en août 2014 et surtout de Debaltseve en janvier-février 2015 face aux groupements tactiques russes renforcés de milices séparatistes et alors qu’à l’époque, l’aviation et les hélicoptères d’attaque russe n’étaient pas intervenus. Ils redoutent donc d’engager leurs forces sous les enveloppes des tirs russes à longue portée, mais espèrent pouvoir freiner, stopper et user les colonnes ennemies dans les terrains denses, fortifiés, forestiers et surtout urbains.
Voyons comment tout cela a fonctionné.
(à suivre)