L’offensive d’hiver – Face B par Michel Goya

L’offensive d’hiver – Face B

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 19 février 2023

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


(Photo by Sergey BOBOK / AFP) (Photo by SERGEY BOBOK/AFP via Getty Images)

Rappelons les bases : un affrontement politique, par exemple une guerre, suppose dans les deux camps d’avoir un but à atteindre et une stratégie pour y parvenir en fonction des moyens des uns et des autres. Dans le cadre de cette stratégie on met en œuvre ensuite des opérations dans différents domaines, militaire ou non, afin d’atteindre le but politique. On ajoutera le carburant essentiel de cette machinerie : l’espoir que cela serve à quelque chose.

Branloire pérenne en Ukraine

Tout cela comme disait Montaigne est « branloire pérenne », non pas au sens de spéculation vaine, mais de contextes toujours changeants. L’objectif politique ukrainien a pu ainsi évoluer de simplement survivre à l’invasion russe avec une stratégie défensive, puis l’espoir grandissant à partir de repousser l’ennemi jusqu’aux limites du 24 février, puis les victoires aidants de le chasser complètement de tout le territoire ukrainien dans ses limites de 1991.

Les ambitions russes, qui sont essentiellement celles de Vladimir Poutine, ont également évolué avec le temps dans le sens inverse de celui des Ukrainiens, la guerre étant un jeu à somme nulle. La stratégie actuelle, que l’on pourrait rebaptiser « Anaconda » si cet animal existait dans ces latitudes, est celle de la pression sur l’Ukraine et ses alliés dans tous les domaines jusqu’à ce que ça craque quelque(s) part(s) : le soutien des opinions publiques occidentales ou au moins des classes politiques, le soutien matériel, l’économie ukrainienne, la pouvoir de Volodymyr Zelensky, le corps de bataille ukrainien, le moral de la population, etc. avec possiblement un effet domino jusqu’à l’épuisement de tout espoir et donc in fine l’obligation de négocier défavorablement. On verra ensuite ce qu’il y aura à négocier, l’essentiel est de se présenter en vainqueur à la table. Cela peut prendre trois mois, trois ans ou dix ans, peu importe pour Poutine à partir du moment où l’« arrière » russe tient de gré ou de force.

C’est dans ce cadre-là que l’on peut interpréter l’opération militaire Donbass 2 en cours. En tenant compte de la médiocrité tactique de ses éléments de manœuvre mais de la supériorité de sa puissance de feu, et arguant de l’impossibilité de percer, le commandement russe exerce un martelage de la ligne de front avec un échelon unique. Cela ressemble quand même furieusement à l’opération Donbass 1 d’avril à début juillet, avec simplement plus d’hommes à sacrifier. On peut donc supposer, et les dosages d’efforts semblent le montrer, que l’objectif terrain de l’opération est le même qu’à l’époque : la conquête complète des deux provinces du Donbass.

Face à cela, et en considérant que les buts politiques n’ont pas varié, la stratégie occidentale dans la confrontation avec la Russie est également celle de la « pression craquante » par le biais des sanctions économiques, la recherche de l’isolement diplomatique et l’aide à l’Ukraine. Grâce en partie à cette aide, la stratégie ukrainienne est essentiellement militaire et vise à la destruction du corps expéditionnaire russe en Ukraine suivie de l’incapacité de la Russie à retenter l’expérience de l’invasion.

Pour détruire une armée, on ne connaît guère d’autres modes opératoires que l’attrition ou l’anéantissement. On se bat en essayant d’infliger bien plus de pertes à l’ennemi qu’à soi-même ou bien on essaie de disloquer le dispositif d’une grande unité afin de lui faire perdre sa cohérence. Dans les faits, les deux peuvent se combiner et l’opération d’attrition peut-être simplement une opération d’anéantissement qui n’a pas réussi et se prolonge. C’est un peu le cas de Donbass 1 qui visait à encercler les principales villes du Donbass encore sous contrôle ukrainien et s’est rapidement transformé en une grande bataille d’usure de gagne terrain et de matraquage d’artillerie sur des Ukrainiens qui ne voulaient rien lâcher. Avec l’unique percée de l’opération, à Poposna le 9 mai, la bataille a pu commencer à ressembler à une bataille d’anéantissement avec la possibilité d’un encerclement de forces ukrainiennes dans la poche de Lysychansk. Cela n’a pas été le cas, mais on a pu croire que le rapport de force se trouvait encore plus favorable aux Russes après la bataille du fait des lourdes pertes ukrainiennes.

C’est l’inverse qui s’est passé. Les pertes absolues russes ont été supérieures à celle des Ukrainiens. Les exemples historiques des combats de position tendant à montrer que les pertes des défenseurs sont le plus souvent plus importantes que celles des attaquants dans la phase initiale de la bataille – effet de surprise, emploi maximal de la puissance de feu – mais que les choses s’inversent si l’attaque n’a pas permis de conquérir la position ennemie et que l’on s’acharne malgré tout pendant des jours, des semaines voire des mois sur cette même position. La défense s’adapte, se renforcer, et engage des renforts de force ou de feu sur un ennemi de mieux en mieux connu, la part des feux directs s’accroît également et dans ce cadre-là frappe plus ceux qui ne sont pas enterrés.

Autrement dit, si l’objectif premier n’est pas de percer mais d’éliminer le maximum de combattants ennemis, il faut combiner une débauche d’obus dans un temps très court et une phalange qui puisse progresser protégée par le blindage et le terrain tout en projetant un maximum de feu direct – et dans ce cas mitrailleuses lourdes et canons mitrailleurs font la majorité du bilan – sur ceux qui cherchent à tenir le terrain. Une fois l’avance terminée, il faut immédiatement passer en mode défensif et verrouiller la zone tenue. C’était le principe des opérations américaines contre la ligne fortifiée en Corée au printemps 1951 dont les noms, « Tueur » ou « Eventreur », indiquent bien l’objet premier. Hors de ces conditions et s’il s’obstine, c’est l’attaquant qui finit par s’user comme lors de la bataille de la Somme en 1916.

Et puis les pertes sont relatives. Lancer Donbass 1 en avril sous cette forme alors que l’on ne dispose que de 180 000 hommes, déjà très éprouvés par le désastre de Kiev, sans renforts suffisants face à une armée ukrainienne qui a mobilisé la nation et fabrique ou renforce à tour des bras ses brigades est une aberration. On pourra arguer de la médiocrité tactique des unités russes qui ne permettait pas de faire autrement. On répondra qu’il fallait alors prendre le temps de mobiliser des forces à ce moment-là et de travailler à l’arrière pendant des mois avant de relancer une opération offensive. En croyant user l’armée ukrainienne, ce sont les Russes surtout qui se sont épuisés. Le croisement des « courbes d’intensité stratégique », pour reprendre l’expression d’Alexandre Svetchine, se sont finalement croisés encore plus tôt que prévu en faveur des Ukrainiens.

Héritant ainsi de la supériorité opérative, mélange de masse et niveau tactique moyen supérieur (NTM) les Ukrainiens ont pu contre-attaquer en menant cette fois deux opérations d’anéantissement sur les deux zones faibles de l’ennemi. Dans le premier cas dans la province de Kharkiv en septembre, ils ont pu faire une « Uzkub 1918 », c’est-à-dire une percée suivie d’une exploitation en profondeur disloquant le dispositif adverse. Dans le second cas dans la province de Kherson en octobre-novembre en faisant une « Soissons 1918 » en étouffant la tête de pont sur la rive droite du Dniepr. Ils auraient sans doute atteint leur objectif stratégique militaire s’ils avaient pu maintenir ce momentum et accumuler encore plusieurs autres batailles d’anéantissement à Louhansk ou Zaporijjia par exemple. Ils n’y sont pas parvenus, la faute à l’entropie propre des opérations qui a usé aussi les moyens ukrainiens, à la météo et aussi surtout à l’ennemi qui a su réagir. A ce stade, on peut simplement imaginer ce qui se serait passé si tous les moyens, dont les véhicules blindés de tout type, promis pour le printemps 2023 par la coalition de Ramstein avait été donné à l’été 2022.

Donbass, le retour

On se retrouve donc fin novembre au point de départ de l’été 2022 avec simplement une ligne fortifiée russe plus dense qu’à l’époque. Que faire ? Pour atteindre leur objectif stratégique actuel, les Ukrainiens n’ont d’autre choix que d’attaquer la ligne, et ce alors même que les Russes ont pris l’initiative d’une nouvelle opération offensive.

On pourrait imaginer dans l’absolu un combat mobile défensif mobile dans la profondeur. Les forces principales ne tiennent pas le terrain, mais freinent l’ennemi et lui infligent des coups dès que possible, une version à grande échelle de la « trame antichars » que l’on apprenait dans les années 1980, combinée à la corrosion de la guérilla sur les arrières. C’est ainsi que les Ukrainiens ont brillamment vaincu cinq armées russes autour de Kiev en février-mars, leur ont infligé des pertes importantes puis ont repris le terrain abandonné. Tactiquement, ce serait sans aucun doute à l’avantage des Ukrainiens, visiblement supérieur en capacités et moyens dans cette forme de combat. C’est probablement impossible pour des raisons politiques et psychologiques. Il n’est pas question de céder du terrain ukrainien, un peu comme en 1917-1918 lorsque beaucoup de généraux français refusaient de copier l’idée allemande de défense en profondeur. La bataille de Kiev a été une bataille subie.

Une autre option est de tenir fermement le terrain sur certains points mais d’attaquer ailleurs, en opération Killer ou en recherche de percée, à la manière de la résistance à l’« offensive de la paix » 15 juillet 1918 sur la Marne suivie de la contre-attaque de Villers-Cotterêts trois jours plus tard sur le flanc de l’attaque allemande. Cela suppose d’avoir les moyens de maintenir un groupe de forces, pas forcément en premier échelon, prêt à contre-attaquer sur un point faible décelé dans le dispositif adverse. Le problème est qu’on constate aussi une forte absorption des brigades ukrainiennes pour simplement tenir la ligne sous la pression russe et qu’on ne voit pas le deuxième échelon d’au moins dix brigades qui seraient nécessaires pour tenter une contre-attaque. On n’a pas forcément non plus identifié de point faible dans des positions russes qui paraissent plus solides que jamais.

La troisième option est l’usure et l’attente. Faire payer chaque mètre gagné par les Russes par des pertes très supérieures à celles des Ukrainiens, jusqu’affaiblir suffisamment l’armée russe et ensuite, et seulement à ce moment-là, reprendre l’initiative pour lancer à nouveau les batailles d’anéantissement qui seules permettent d’avancer vers la victoire. Cela demande de la patience malgré la pression ennemie, des moyens et du temps pour disposer de la masse critique nécessaire pour attaquer une ligne de défense solide. Cette masse critique est faite de moyens de feu et de choc qui doivent être très nettement supérieurs à ceux de l’ennemi dans la zone attaquée.

Il est difficile de lire dans l’articulation des forces ukrainiennes, peut-être encore plus que dans celles des Russes. Ce que l’on constate est une forte proportion des brigades de manœuvre ou territoriales engagées le long de la ligne de front et donc peu en deuxième échelon, dans la zone Poltava-Krasnohrad en particulier, pour rejoindre n’importe quel point de front, l’attaquer, percer et exploiter. Il est toujours nécessaire par ailleurs de couvrir face aux frontières russes et biélorusse, sans doute avec des brigades au repos/reconstitution. Ce que l’on constate aussi et surtout est un gros travail de fabrication de nouvelles brigades, dont une brigade blindée et huit mécanisées. Plus de 30 000 conscrits ont été appelés au service au mois de janvier, ce qui est très supérieur aux mois précédents. Contrairement aux Russes, et malgré l’urgence stratégique, il semble donc que les Ukrainiens ont apparemment choisi d’être patients avant de pouvoir réattaquer en force.

Il reste donc d’abord maintenir à déterminer si les Ukrainiens peuvent dans les trois mois à venir résister à Donbass 2 en ne perdant ni de terrain décisif (et Bakhmut n’est pas un terrain décisif), ni trop d’hommes, les deux critères rappelons-le n’était pas forcément compatibles. Le plus difficile est peut-être dans ces conditions de résister à l’idée de faire du Verdun partout, car si Verdun a montré aux Allemands la détermination française, cela a été payé de pertes supérieures chez les Français. L’essentiel dans cette phase est que Sloviansk et Kramatorsk ne tombent pas et qu’au moins deux russes tombent pour chaque ukrainien. Il restera ensuite à lancer enfin les deux ou trois batailles d’anéantissement qui manquent pour reprendre les terrains perdus depuis le 24 février et plonger l’armée russe dans l’impuissance et la Russie dans le doute. Cela demandera sans doute encore plus d’efforts que pour les victoires de septembre à novembre et bien plus que la question des véhicules, c’est l’insuffisance de l’artillerie ukrainienne qui est préoccupante.

Si ces deux paris sont réussis, l’Ukraine se sera rapprochée de son objectif stratégique militaire de destruction de l’armée russe et de son objectif politique de libération totale de ses territoires. Elle se sera rapprochée aussi d’objets à « très forte gravité » politique comme les deux républiques séparatistes, la Crimée ou simplement l’ébranlement du pouvoir poutinien. Or, en politique comme en physique l’approche de la forte gravité transforme la physique à son approche. Nul doute que la branloire pérenne risque de bouger très fort à ce moment-là sans que personne à ce stade sache dans quel sens. Nul doute aussi que ces deux défis ne sont pas relevés, la branloire bougera également.