Mer de Chine du Sud : les interprétations du droit international, un outil d’influence politique ?

Mer de Chine du Sud : les interprétations du droit international, un outil d’influence politique ?

 

Par Frédéric Lasserre , Olga V. Alexeeva – Diploweb- publié le 17 janvier 2024

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Frédéric Lasserre est professeur au département de Géographie de l’Université Laval à Québec (Canada). Il dirige le Conseil québécois d’Études géopolitiques (CQEG) ainsi que la Chaire de recherches en Études indo-pacifiques (CREIP). Membre du Conseil scientifique du Diploweb.com.
Olga V. Alexeeva est professeure au département d’Histoire de l’Université du Québec à Montréal (UQÀM) et Senior Fellow au sein de China Institute, University of Alberta (Canada).

Le droit peut-il être conçu comme outil d’influence et de promotion des intérêts nationaux ? Le conflit en mer de Chine du Sud portant sur les archipels des Paracels et des Spratleys a glissé d’enjeux de souveraineté sur les îles, à des enjeux de contrôle des espaces maritimes.
Une évolution renforcée par l’avènement de la Convention sur le droit de la mer qui offre la possibilité aux États côtiers de régir de vastes espaces maritimes, ZEE et plateaux continentaux étendus. Frédéric Lasserre et Olga V. Alexeeva démontrent brillamment que la Chine comme les États d’Asie du Sud-Est ont fait évoluer leur discours juridique pour promouvoir leurs intérêts nationaux. Illustré de deux cartes.

DES TENSIONS territoriales importantes sont récurrentes en mer de Chine du Sud. Elles se sont à nouveau intensifiées à l’été 2023 entre la Chine et les Philippines, autour du récif Scarborough, longtemps occupé par Manille et ravi par les forces chinoises en 2012 ; et autour du récif Second Thomas, où est basée une petite garnison philippine que tentent de ravitailler des bâtiments philippins. L’enjeu immédiat réside dans la prise de contrôle des récifs et îlots de l’archipel des Spratleys. Au-delà, c’est aussi le contrôle des espaces maritimes qui motive les protagonistes.

Ces querelles de souveraineté ne sont pas nouvelles. Les conflits en mer de Chine du Sud (MCS) se sont accentués à partir des années 1950 et se sont principalement traduits en une course pour l’occupation des îles et des îlots des Paracels et des Spratleys. Le but était d’occuper les îles, bases de garnisons militaires égrenées comme autant de marqueurs de souveraineté. Puis avec l’avènement de la CNUDM (Convention des Nations Unies sur le droit de la mer), la rivalité s’est déplacée vers l’affirmation des droits des États sur les espaces maritimes. Avec le temps, la Chine a peu à peu affirmé sa prééminence militaire, tant du point de vue naval que du développement progressif de ses positions : expulsion de la garnison sud-vietnamienne des Paracels (1974), prise de contrôle d’îlots dans le secteur vietnamien des Spratleys (1988) et ensuite dans le secteur philippin (1995), prise de contrôle du récif Scarborough (2012) puis remblaiement de récifs occupés pour la construction d’îles artificielles capables d’accueillir de bases militaires (depuis 2014). A ce titre, la Chine n’est pas la seule à procéder à ces remblaiements, mais l’ampleur des moyens mis en œuvre et des surfaces ainsi gagnées sur la mer dépasse largement les résultats accomplis par le Vietnam, la Malaisie et les Philippines.

Le discours des protagonistes a évolué à la suite de ces développements, non pas tant en ce qui concerne la légitimité de leurs revendications sur ces îles, mais plutôt sur la légitimité et la nature juridique des espaces maritimes revendiqués. La Malaisie (1983), le Vietnam (1994), les Philippines (2009) ont développé des discours selon lesquels les îles des Spratleys n’ouvrent pas droit à une zone économique exclusive (ZEE), avec comme conséquence indirecte de nier cette possibilité à la Chine. Cette lutte juridique a également poussé Pékin à modifier sa rhétorique officielle. Cette évolution des discours juridiques constitue-t-elle une réinterprétation du droit de la mer visant à contrer les arguments des adversaires, donc à mobiliser le discours juridique comme outil politique dans une lutte d’influence ?

Une évolution des discours juridiques des États d’Asie du Sud-Est

En mer de Chine du Sud, on observe une tendance à la qualification des espaces maritimes depuis 2009. Auparavant, si les États avaient affiché des revendications sur des espaces maritimes et si celles-ci étaient parfois représentées sur des cartes, leurs définitions manquaient souvent de clarté et de justification légale (Lasserre, 1996 ; McDorman, 2014). Récemment, la Malaisie, le Brunei, le Vietnam et les Philippines ont tenté de reformuler leurs revendications et de les ancrer dans les normes de la CNUDM de 1982, une stratégie qui contraste radicalement avec celle de la République populaire de Chine (RPC) dont l’évolution aboutit à des discours souvent considérés comme en décalage croissant avec le droit de l’amer international. Entre 1995 et 2016, la revendication chinoise en MCS reposait surtout sur la ligne à neuf tirets [九段线], dont le flou juridique a été critiqué à la fois en termes de portée (quelle est la nature de l’espace maritime englobé ?) et de légalité (sur quelles bases repose ce tracé ?). Depuis 2016, en réaction au verdict de la Cour permanente d’arbitrage, son discours a évolué vers la théorie dite des « Quatre sha » ([四沙] ou des quatre bancs de sable), selon laquelle de grands archipels (parfois fictifs) constitueraient implicitement le socle juridique de ses revendications d’espaces maritimes.

Cette évolution observée parmi les protagonistes d’Asie du Sud-Est pourrait être interprétée comme une manœuvre contre la Chine. En reformulant leurs revendications afin de les rendre plus conforme avec le droit de la mer, il se pourrait que ces États s’efforcent de souligner, par contraste, le caractère manifestement illégal et inacceptable des revendications de la Chine. Cette stratégie consisterait à mettre en évidence une divergence croissante entre les parties qui s’efforcent de modifier leurs prétentions afin de les aligner sur les principes du droit international, et ceux qui fondent leurs revendications sur les interprétations contestables du droit de la mer.

Le choc des discours juridiques en mer de Chine du Sud

Le gouvernement de la RPC illustre sa prétention en MCS en utilisant ce qui a été appelé la ligne des neuf tirets, ou ligne en U (U-shaped line) (Fig. 1), qui englobe la plus grande partie de l’étendue maritime de cette mer. Son origine remonte au Comité d’inspection des cartes de la terre et de l’eau du gouvernement du Guomindang, formé en 1933 (Franckx et Benatar, 2012). Elle a été rendue publique pour la première fois en 1935 ou en 1936 (Zou, 1999 ; Wang, 2015) mais la plupart des chercheurs mentionnent une première apparition officielle entre 1946 et 1948, dans un atlas créé pour les autorités nationalistes , avant d’être reproduite par le gouvernement communiste de la RPC en 1949 (Gau, 2012).

Fig. 1. La mer de Chine du Sud : un écheveau de revendications
Cliquer sur la vignette pour agrandir la carte. Source : Adapté et mis à jour d’après Lasserre, 2017.
Lasserre / Diploweb.com

À l’époque, la ligne était composée de 11 tirets ; deux ont été abandonnées en 1953 par la RPC (Wang, 2015), tandis qu’un nouveau tiret a été ajouté en 2013, à l’est de Taïwan : depuis, certains chercheurs parlent plutôt de la ligne des dix tirets. En dépit de certaines divergences, la direction générale et la position de la ligne en forme de U ont peu évolué entre 1947 et 2009 (US Office of Ocean and Polar Affairs, 2014), date à laquelle la ligne a été pour la première fois officialisée dans un communiqué de la Chine (Gouvernement de la RPC, 2009).

Une grande incertitude demeure sur ce que représente en fait cette ligne des neuf tirets, car la Chine ne l’a jamais expliqué, malgré les demandes répétées des États voisins (Zou, 1999 ; Fravel, 2011 ; Song et Tønnesson, 2013), ce qui les a de plus en plus irrité et a poussé les Philippines, en avril 2013, à déposer une plainte formelle auprès du Tribunal sur le Droit de la mer [1]. La réticence du gouvernement chinois à définir la nature et la localisation exacte de la ligne a créé un flou permettant diverses interprétations (Lasserre, 2017), ainsi que de la méfiance vis-à-vis des intentions réelles du gouvernement chinois. Les Philippines ont contesté la position de la Chine en 2011 et ont donné leur propre interprétation (Gouvernement des Philippines, 2011). Même l’Indonésie, qui n’a pas de revendication en MCS, a estimé nécessaire de faire une déclaration officielle concernant la revendication de la Chine en MCS dans sa Note Verbale de 2010 :

« Jusqu’à présent, il n’existe aucune explication claire quant à la base juridique, à la méthode du tracé et au statut de ces tirets séparés […]. La ligne des neuf tirets […] manque clairement de base juridique en droit international et revient à remettre en cause le droit de la CNUDM de 1982 » (Gouvernement d’Indonésie, 2010) [2].

Avant 2009, les protagonistes d’Asie du Sud-Est dans les disputes sur des formations insulaires ou des zones maritimes en MCS n’avaient pas clairement défini leurs revendications, que ce soit en justifiant leur extension sur des bases légales, ou en publiant les coordonnées exactes des limites des espaces maritimes revendiqués. Le Vietnam revendique ainsi une ZEE, mais son étendue n’est pas formellement spécifiée et repose sur des sources indirectes comme des cartes de blocs pétroliers offerts par le gouvernement vietnamien (Lasserre, 1996). La Malaisie a revendiqué un plateau continental en 1966 (Continental Shelf Act n°57) et a conclu un accord sur sa limite avec l’Indonésie en 1969 (Directorate of National Mapping, 1979). Les Philippines ont hésité entre plusieurs définitions contradictoires de leurs espaces maritimes : la première reposait sur les limites du traité de Paris de 1898, longtemps considérées par Manille comme définissant des eaux territoriales (US Navy Judge Advocate General’s Corps, 2014). Une seconde est un système de lignes de base droites (annoncé en 1961, Republic Act nº3046) à partir duquel une ZEE serait définie (Décret présidentiel nº1599, 1979). Il existait également une définition ambiguë du groupe d’îles appelées Kalayaan, ensemble revendiqué par le décret présidentiel nº1596 en 1978 et enserré dans un quadrilatère dessiné dans l’archipel des Spratleys, quadrilatère pour lequel il n’était pas clair si seules les îles incluses sont revendiquées à travers une ligne d’allocation, ou si la revendication portait également sur les eaux et le sous-sol (Prescott et Morgan, 1983 ; Lasserre, 1999).

Le 6 mai 2009, la Malaisie et le Vietnam ont déposé une soumission conjointe pour leur plateau continental étendu dans la partie sud de la MCS ; le 7 mai 2009, le Vietnam a présenté sa propre demande pour la partie centrale de la MCS. Tout d’abord, ce faisant, ces deux pays ont rendu publique la position de la limite extérieure de leurs ZEE respectives. De fait, dans ces deux soumissions, les deux États se sont abstenus d’utiliser les formations insulaires qu’ils revendiquent en MCS dans les définitions de leurs ZEE ou de leur plateau continental étendu. Au lieu de cela, les limites des zones de 200 milles sont basées sur le tracé des lignes de base le long de la côte de chaque État, lignes de base revendiquées par le Vietnam en 1977 (US Office of the Geographer, 1983) et par la Malaisie, implicitement dès 1969 (US Office of the Geographer, 1970), et officiellement en 2006, avec la Baseline of Maritime Zones Act (Loi 660, les coordonnées exactes n’ont pas été publiées).

Ainsi, tant la Malaisie que le Vietnam ont ignoré les îles Spratleys dans la définition de leurs espaces maritimes, ce qui implique qu’ils estiment qu’en vertu de l’article 121(3) ces formations insulaires sont des rochers qui ne peuvent générer ni ZEE ni plateaux continentaux. Cette prise de position traduit également un processus de réflexion qui avait commencé beaucoup plus tôt au Vietnam. Si Hanoi avait considéré dans le passé que les îles Spratleys donnaient droit à un plateau continental (comme en témoignent les cartes des blocs pétroliers des années 1990), il semblerait que le gouvernement ait commencé à modifier sa position d’une revendication rayonnant à partir des îles vers une revendication dérivant de la seule souveraineté sur la partie continentale du territoire vietnamien (Dzurek, 1992). Dès 1994, le Comité vietnamien pour le plateau continental avait estimé que ni les îles Spratleys ni les îles Paracels n’étaient plus que des rochers (Huynh, 1994), et qu’elles n’avaient donc pas droit à une ZEE et à un plateau continental. Ce changement dans le discours juridique était clairement motivé, dans le discours vietnamien, par un désir politique de saper les revendications de la Chine en MCS (Lasserre, 1996, 1998). La loi du Vietnam de 2012 (Gouvernement du Vietnam, 2012) (articles 15 et 17) affirme que le Vietnam ne revendique qu’une ZEE de 200 milles et un plateau continental à partir de ses lignes de base (continentales) (Poling, 2013).

Les Philippines ont également clarifié leur position concernant leurs zones maritimes en 2009, après de longues années d’hésitation (Lasserre, 1996 et 2005). Le Republic Act n°9522 d’avril 2009 abandonne le tracé géométrique du groupe des îles Kalayaan datant de 1978 tout comme l’idée d’enclore le Kalayaan dans un ensemble de lignes de base droites, et établit plutôt que l’étendue de la ZEE sera mesurée à partir des lignes de base archipélagiques de 1961 (modifiée en 2009). Il précise également que le régime des îles prévaudra pour les îles Kalayaan revendiquées en MCS et, par conséquent, aucune ligne de base droite n’a été tracée autour de l’ensemble de ces îles. Les espaces maritimes que pourront générer ces îles sont donc uniquement la mer territoriale et, possiblement, une ZEE si les îlots des Kalayaan se conforment aux dispositions de l’article 121(3) de la CNUDM. Les Philippines ont ainsi déclaré leur intention de réclamer une ZEE à partir de la ligne de base archipélagique, restreinte à une ligne tracée le long de l ’archipel principal et n’englobant pas les Kalayaan (Gouvernement des Philippines, 2012).

Une réinterprétation du droit ?

Une question conceptuelle se pose : peut-on parler de réinterprétation ? La littérature juridique témoigne de l’existence d’interprétations différentes des dispositions du droit, et c’est précisément parce qu’il y a des divergences d’analyse et d’interprétation selon les États (Song, 2010 ; da Silva, 2020) qu’il y a des arbitrages et des cours de justice pour régler leurs différends. Cependant, le terme de réinterprétation laisse entendre que les États ont changé leur compréhension des dispositions de la Convention sur le droit de la mer. C’est possible, mais présomptueux. En revanche, la mise en œuvre des règles de droit implique un double processus dans l’interprétation. Tout d’abord, il faut interpréter, comprendre la règle de droit. Par la suite, il faut qualifier le phénomène factuel, autrement dit déterminer si l’objet appréhendé – une île, un îlot, un banc de sable en l’occurrence – correspond aux phénomènes que la règle de droit entend régir. Ce processus est appelé qualification juridique (legal characterization). Cette nuance, importante, permet de comprendre pourquoi un concept qui recueille un certain consensus – le régime des îles de l’article 121 – peut mener à des qualifications qui n’en font pas (Bartenstein, 2021).

Les États d’Asie du Sud-Est nourrissent-ils un objectif politique en modifiant leur discours juridique ?

On observe une évolution, dans les discours des États d’Asie du Sud-Est impliqués dans le conflit en mer de Chine du Sud, Vietnam, Philippines, Malaisie, et même Indonésie qui pourtant n’est pas directement impliquée dans la dispute de souveraineté sur les îles des Spratleys, quant au statut de ces îles et à leur capacité à générer des espaces maritimes. Faute d’accès aux documents officiels relatifs à ces sujets et, surtout, aux minutes des discussions des gouvernements, il est difficile de déterminer si ces changements procèdent d’une évolution sincère de la lecture des dispositions de l’article 121 et d’un désir de se conformer au droit international, ou s’il s’agit d’une utilisation du droit comme d’un outil politique visant à orienter le cours de la dispute, un outil d’influence destiné à peser dans les relations interétatiques.

L’idée qu’un État puisse mobiliser le droit international non pas pour définir ce qui est légal ou non, mais comme outil politique afin de défendre ses intérêts, n’est pas nouvelle : la littérature en ferait part depuis les années 1950 (Pogies, 2017). Mais le concept ne suscite pas encore d’unanimité, en français on trouve guérilla juridique, diplomatie juridique notamment ; l’anglais lawfare, que l’on peut traduire approximativement par combat juridique, semble plus précis même si son acception continue de susciter des débats. Dunlap le définissait comme « la stratégie de mobilisation – bonne ou mauvaise – du droit comme alternative aux moyens militaires traditionnels pour atteindre un objectif opérationnel » (Dunlap, 2008 :146), une définition dont le parallèle avec celle du soft power selon Nye n’échappera pas au lecteur [3]. Ainsi, le lawfare, ou mobilisation du droit comme outil politique, peut être considéré comme une des facettes possibles du pouvoir d’influence. Les changements d’interprétation, de qualification ou de doctrine juridique, ou encore les efforts visant à définir les normes internationales (Werner, 2010) peuvent ainsi possiblement être interprétés à l’aune de la mobilisation du droit pour atteindre des objectifs politiques – et cela ne disqualifie pas d’emblée la démarche desdits États.

Afin de tenter d’évaluer les motivations dans ces changements de discours, nous avons sollicité des spécialistes du conflit en mer de Chine du Sud afin de préciser quelle était leur analyse. La question qui leur était adressée était : « Pensez-vous que les pays d’Asie du Sud-Est ont modifié leur analyse de l’article 121 ? Si oui, dans quel but ? » À l’automne 2021, 50 chercheurs à travers le monde ont été sollicités. Nous avons pu recueillir 25 réponses, dont 9 d’Europe, 3 d’Amérique du Nord, 5 d’Australie et 8 d’Asie. Parmi ces répondants, 16 avaient une formation en droit et 9 en sciences politiques (dont un chercheur avec un double cursus). Que disaient ces chercheurs et experts ?

L’idée que le Vietnam, les Philippines ou la Malaisie aient pu modifier leur position est contestée par deux chercheurs : le discours a pu être précisé, l’alignement sur le droit renforcé. Ils hésitent à qualifier les changements dans le positionnement de réinterprétation ou de requalification. Quatre (incluant les 2 ci-dessus) estiment que la position des trois États n’a pas fondamentalement changé, qu’ils ont simplement levé l’ambiguïté qu’ils entretenaient quant à leur position sur le statut des ilots de mer de Chine du Sud. En revanche, pour 20 chercheurs, il y a clairement eu changement dans les discours de ces trois pays, voire de quatre ou cinq car certains incluent Brunéi et l’Indonésie. Deux chercheurs rappellent que le Vietnam revendiquait clairement des espaces maritimes à partir des ilots revendiqués des Paracels et des Spratleys, et un autre que pour le Vietnam, les Philippines ou la Malaisie, au moins certains des ilots des Spratleys constituaient des îles selon l’article 121. Deux chercheurs estiment que le changement de discours s’est effectué dès la fin des années 1990 ; quatre datent ce changement de 2009, année de la soumission conjointe du Vietnam et de la Malaisie à la Commission pour les limites du plateau continental ; et deux, de 2016 avec le verdict de la Cour Permanente d’Arbitrage. En réalité, c’est dès le milieu des années 1990 que Hanoi a entamé une réflexion sur la requalification des îles des Spratleys ; comme la loi de 2009 sur les lignes de base des Philippines (Gouvernement des Philippines, 2009) entérine également une requalification des îles des Spratleys, la réflexion remonte à plusieurs années avant aux Philippines également.

Que reflète ce changement de discours sur lequel s’accorde la majorité des chercheurs ? Pour douze d’entre eux (10 juristes et 2 politologues), il s’agit d’une volonté d’alignement plus clair, plus explicite sur les principes du droit de la mer. Trois chercheurs récusent toute idée d’une instrumentalisation du discours juridique, en estimant que les concepts de guérilla juridique ou de lutte d’influence ne sont pas des concepts de droit. Mais d’autres précisent que cet objectif de la mise en conformité avec le droit international se double d’objectifs secondaires : objectifs d’ordre pratique – faciliter les délimitations en mer de Chine du Sud (4 mentions) ; repli sur une position qui réduit l’imbroglio des espaces maritimes projetés à partir des îles dans le cadre du blocage des négociations avec la Chine (2 mentions) ; mais aussi objectifs juridiques – une position juridique plus forte après la requalification (2 mentions) ; voire des objectifs politiques et de relations publiques de ce changement : « exemplarité de la position juridique », « name and shame [nommer et couvrir d’opprobre] », « souligne qu’un acteur [comprendre : la Chine] refuse le droit international » (4 mentions). Ainsi, même pour ces juristes, la recherche d’un alignement de la position sur le statut des îles sur le droit international n’exclut pas des éléments d’influence, de joute politique ont pu faire partie des calculs des gouvernements.

Parmi les avis minoritaires, un chercheur estime qu’il s’agit d’un alignement sur la position américaine dans un geste très politique, et un autre qu’il s’agit d’un alignement sur l’arbitrage de la Cour permanente d’arbitrage de 2016, dans une optique de mobilisation politique de l’arbitrage.

Dans une autre optique, 9 chercheurs (4 juristes et 5 politologues) estiment que l’on a clairement affaire à une mobilisation des ambiguïtés (Nordquist, 2018) de l’article 121 à des fins politiques. Il s’agit de mener une « guérilla juridique », une « diplomatie juridique », une « mobilisation stratégique du droit international ». Ce changement de position renforce la position des pays d’Asie du Sud-Est en cas de nouvel arbitrage et affaiblit la position chinoise (5 mentions) ; il peut permettre de contrôler de plus vastes espaces maritimes en sapant la légitimité des revendications chinoises (1 mention). La nouvelle position légaliste des pays d’Asie du Sud-Est « affaiblit la Chine » (3 mentions) et exerce une pression du faible au fort (1 mention).

Ainsi, pour 14 chercheurs, le changement de discours des pays d’Asie du Sud-Est dans le conflit de mer de Chine du Sud, les conduisant à requalifier le statut des îles des Spratleys, ne constitue pas qu’un geste de portée juridique. Que l’objectif premier ait été de se conformer au droit international ou de chercher d’emblée à employer celui-ci à des fins politiques, ils voient dans cette évolution des positions la mobilisation d’un levier d’influence à saveur juridique, afin de tenter de contenir la pression chinoise dans le conflit de mer de Chine du Sud (Lasserre et Alexeeva, 2023).

Réaction chinoise : une relecture des groupes d’îles en mer de Chine du Sud ?

Le 12 juillet 2016, la Cour permanente d’arbitrage de La Haye, agissant au titre de tribunal constitué selon l’article 7 de la CNUDM, a rendu son arbitrage à la suite de la requête engagée par les Philippines en 2013 (CPA, 2016). Dans sa décision, la Cour déboute les revendications chinoises quant à la notion de droits historiques et estime qu’aucune formation insulaire des Spratleys ne constitue une île au sens de l’article 121, ce qui ne leur permet pas de générer de ZEE ni de plateau continental. Furieuse, la Chine a récusé cette décision (Philips et al, 2016) et a affirmé ne pas vouloir accepter l’arbitrage. Pourtant, le discours chinois a évolué depuis 2016, laissant supposer le désir de la Chine d’adapter son argumentaire dans le contexte de la publication des décisions de la Cour.

En effet, avant 2016, la Chine faisait référence à sa souveraineté sur les îles de mer de Chine, décrites de manière générique et regroupées en quatre groupes d’îles, desquelles découlaient ses revendications sur des espaces maritimes [4]. Aucun statut particulier n’était attribué aux groupes d’îles. On a pu relever de rares exceptions avec l’apparition de deux nouveaux termes dans le vocabulaire utilisé pour décrire les revendications chinoises dans la mer de Chine du Sud- les « quatre bancs de sable » [四沙ou sisha] en 1987, et les « quatre archipels » [四沙群岛ou sisha qundao] en 1992. Toutefois, il s’agissait dans le premier cas d’une mention descriptive dans le corps du texte d’un article portant sur la pêche (Li et Li, 1987), dans le second d’un article politique (Zhou, 1992) mais qui n’a pas donné de suite dans la littérature en chinois. Ainsi, en 2009, la Note verbale de protestation de la Chine contre le dépôt de la soumission conjointe Vietnam-Malaisie mentionne encore expressément que la Chine « has indisputable sovereignty over the South China Sea islands and the adjacent waters » (Gouvernement de la RPC, 2009) tout en introduisant pour la première fois de manière officielle la carte des neuf tirets (Lasserre, 2017).

À partir de 2014 (US Office of Ocean and Polar Affairs, 2022) ou de 2016 (Viray, 2017 ; Hayton, 2018 ; VietnamPlus, 2020 ; Zhu et Li, 2021) selon les auteurs, il semble que le gouvernement chinois ait entamé une promotion active du concept des quatre archipels de mer de Chine du Sud [南海四沙群島 ou nanhai sisha qundao], une nouvelle doctrine dite des « Quatre sha ». En 2014, la Chine souligne ainsi sa souveraineté sur les îles de mer de Chine du sud à appréhender « comme un tout » (as a whole) (Gouvernement de la RPC, 2014). Mais c’est surtout à partir de 2016 qu’on observe une transition, initiée le jour même de la publication de l’arbitrage de la CPA, le 12 juillet 2016, dans un communiqué chinois : « China’s Nanhai Zhudao (the South China Sea Islands) consist of Dongsha Qundao (the Dongsha Islands), Xisha Qundao (the Xisha Islands), Zhongsha Qundao (the Zhongsha Islands) and Nansha Qundao (the Nansha Islands) » (Gouvernement de la RPC, 2016). La Chine développe une argumentation dans laquelle les formations insulaires de mer de Chine du Sud constituent des unités cohérentes, notamment les Spratleys :

[les îles Spratleys]… [possèdent] « toutes les caractéristiques d’un archipel, c’est-à-dire qu’elles sont formées d’îles, de récifs, de cayes, de bancs, d’eaux interconnectées et d’autres caractéristiques naturelles… De par leurs caractéristiques géographiques, [les îles Spratleys sont] pleinement qualifiées d’archipel [formant] une seule entité économique et politique… » [5] (CSIL, 2018 : 254, cité par Seo, 2023 : 322).

On retrouve ce nouveau concept dans les déclarations officielles de la Chine, notamment dans ses Notes verbales déposées auprès des Nations unies. Ainsi en 2019, protestant contre le dépôt d’une demande de plateau continental étendu par la Malaisie, la Chine affirme que « La Chine exerce sa souveraineté sur le Nanhai Zhudao, composé des Dongsha Qundao, Xisha Qundao, Zhongsha Qundao et Nansha Qundao ; la Chine possède des eaux intérieures, sur la base du Nanhai Zhudao ; la Chine possède une zone économique exclusive et un plateau continental, sur la base du Nanhai Zhudao » [6] (Gouvernement de la RPC, 2019), une expression reprise à nouveau contre le Vietnam en 2020 (Gouvernement de la RPC, 2020). La souveraineté chinoise découle de celle sur quatre blocs d’îles formant des unités cohérentes, des archipels avec une grande ambiguïté quant au statut juridique de ceux-ci – peuvent-ils faire l’objet d’une ligne de base archipélagique ou pas ? Il semble que des juristes chinois s’efforcent de plaider pour un nouveau concept, la Chine ne pouvant bien évidemment se prétendre un État archipélagique au titre de la CNUDM (articles 46 et 47), mais un concept qui permettrait aux États continentaux de tracer des lignes de base entourant leurs archipels, considérés comme des unités territoriales. Ce concept est cependant largement battu en brèche par nombre de juristes occidentaux (Ashley Roach, 2018 ; Mastro, 2021).

En janvier 2022, le ministre des Affaires étrangères de Malaisie, Saifuddin Abdullah, affirmait de manière directe que plusieurs États d’Asie du Sud-Est avaient observé un glissement du discours sur la ligne des neuf tirets, vers un discours fondé sur la théorie des « Quatre Sha ». « [La Chine] est passée de l’utilisation de la ligne à neuf tirets à celle de Quatre Sha. Je peux voir un certain changement de politique dans la façon dont ils abordent la mer de Chine méridionale. Il reste à voir si l’[approche] des Quatre Sha est plus agressive ou si la ligne à neuf tirets est plus agressive » (cité dans Mustafa, 2022).

Fig. 2. Les limites probables des « quatre sha » en mer de Chine du Sud selon la terminologie chinoise, d’après le département d’État américain
Cliquer sur la vignette pour agrandir la carte. Les lignes de base autour des Paracels sont officielles et ont été promulguées par la Chine en 1996 ; les autres sont des hypothèses. Source : Frédéric Lasserre et Olga V. Alexeeva, adapté d’après US Office of Ocean and Polar Affairs (2022).
Lasserre et Alexeeva / Diploweb.com

Ainsi, dans le discours chinois, il n’est plus fait référence à des groupes d’îles considérées dans leur individualité, ni à la ligne des neuf tirets dont la signification n’avait jamais été précisée (Lasserre, 2017), mais à quatre archipels qui seraient les unités de base du discours juridique chinois. À travers cette évolution, sans reconnaitre le verdict de la CPA de 2016, la Chine évacue malgré tout le concept d’île, fragilisé par l’arbitrage puisque la Cour ne leur accorde aucun droit à une ZEE dans les Spratleys, pour y substituer celui d’archipel qui lui, dans le discours officiel, permettrait de générer les espaces maritimes du droit de la mer à partir de lignes de base regroupant les ilots. Cette analyse est soutenue par plusieurs chercheurs chinois (Chinese Society of International Law – CSIL, 2018) avec l’idée d’une « approche différente de la Convention du droit de la mer » (Hong, 2022). Ce nouveau discours permet de se dégager des conséquences de l’arbitrage de 2016, puisque les espaces maritimes chinois ne seraient plus engendrés par les ilots, mais par les archipels. Il est en revanche contestable car, d’une part, le droit de la mer ne permet pas aux États continentaux de se prévaloir de la création d’archipels définis par de longues lignes de base rectilignes, fussent-elles droites (art. 7) ou archipélagiques (art. 47) (Baumert et Melchior, 2015 ; Roach, 2018) ; d’autre part, il ne permet pas de se prévaloir d’espaces maritimes générés à partir d’entités archipélagiques, si les ilots qui constituent ces archipels ne peuvent eux-mêmes générer de ZEE ou de plateau continental (US Office of Ocean and Polar Affairs, 2022), car ce sont les îles, et non les archipels considérés comme entités distinctes selon la lecture chinoise, qui peuvent engendrer des ZEE ou des plateaux continentaux selon la Convention de 1982.

Ce n’est pas la première évolution de la pensée juridique chinoise en mer de Chine du Sud. La notion de droits historiques sur de vastes espaces maritimes, présente dans la pensée juridique chinoise, a été reprise à partir des années 1990 sur la base de raisonnements initialement promus par le gouvernement taiwanais (Hayton, 2018). Compte tenu des négociations ayant présidé à la signature de la Convention en 1982, et auxquelles la Chine avait participé, cette notion de droits historiques définis dans le cadre de la ligne à neuf tirets avait clairement été abandonnée en 1982 et sa réactivation atteste d’une modulation des discours, jugée opportuniste (Guilfoyle, 2019). De la même manière, la mutation du discours chinois vers un nouvel argument juridique fondé sur les droits à une ZEE à partir d’archipels, lecture juridique très particulière de la Convention, semble procéder d’une conception de la doctrine juridique comme outil politique.

Par ailleurs, Pékin présente désormais les décisions de la Cour comme un outil d’influence politique que Washington utilise pour manipuler l’opinion publique internationale et destiné à dénigrer la politique chinoise en mer de Chine du Sud. En faisant pression sur le gouvernement chinois, les États-Unis viseraient à « aliéner la coopération entre les pays de la région et la Chine », à « renforcer la légitimité de leur propre intervention en mer de Chine méridionale » (Ju et Lin, 2022). Pour appuyer cette idée, les Chinois soulignent qu’après son arrivée au pouvoir, le président Biden et d’autres hauts fonctionnaires, dont le secrétaire d’État Blinken, le conseiller à la sécurité nationale Sullivan et le secrétaire à la Défense Austin, ont réitéré à plusieurs reprises leur soutien à l’arbitrage, alors que les médias américains ont activement diffusé le point de vue de Washington sur les enjeux sécuritaires en mer de Chine du Sud. Ainsi, selon les calculs des chercheurs chinois, les médias américains ont été responsables d’environ 68% de la couverture médiatique mondiale des questions liées au conflit en mer de Chine méridionale au cours de la même période, ce qui a aidé à Washington à orienter le discours international en fonction de ses propres intérêts géopolitiques dans la région (Ju et Lin, 2022).

D’autres experts chinois mettent en avant le fait que les États-Unis tentent eux-mêmes de réinterpréter les règlements et le droit de la mer internationaux afin qu’ils correspondent davantage à l’évolution de leur stratégie en mer de Chine du Sud, en utilisant le Shiprider Program qui permet à des garde-côtes américains d’intervenir dans les eaux territoriales et dans les ZEE d’autres pays (Yan, 2022). En effet, le Shiprider Agreement permet aux États côtiers de transférer partiellement aux États-Unis leur juridiction sur leurs espaces maritimes souverains, ce qui en fait une base juridique importante permettant aux États-Unis de réaliser les opérations conjointes en matière d’application de la législation maritime dans le monde entier. Les États-Unis affirment que cette délégation de pouvoir est légale puisque les États signent un consentement. Toutefois, soulignent les Chinois, l’accord ne respecte pas pleinement l’égalité souveraine des États côtiers, il ne devrait donc pas être appliqué aux eaux contestées. Ainsi, aux yeux des Chinois, toute tentative des États-Unis de mèner des opérations avec les Philippines, le Vietnam ou d’autres acteurs impliqués dans les différends en mer de Chine du Sud dans le cadre de l’accord de Shiprider, constituera un défi majeur pour la paix et la stabilité régionales (Yan, 2022).

Conclusion

En mer de Chine du Sud, le conflit portant sur les archipels des Paracels et des Spratleys a glissé d’enjeux de souveraineté sur les îles, à des enjeux de contrôle des espaces maritimes, une évolution renforcée par l’avènement de la Convention sur le droit de la mer qui offre la possibilité aux États côtiers de régir de vastes espaces maritimes, ZEE et plateaux continentaux étendus (Song et Tønnesson, 2013). On peut observer que tant la Chine que les États d’Asie du Sud-Est ont fait évoluer leur discours juridique.

Le Vietnam, les Philippines et la Malaisie se sont ainsi départis d’une certaine ambiguïté quant au statut des îles des Spratleys, pour finalement embrasser l’idée que ces îles ne satisfont pas les critères de l’article 121(3), et donc ne génèrent pas de ZEE ni de plateau continental. Une requalification qui a pour effet de les priver eux-mêmes, mais surtout de priver la Chine en droit de vastes espaces maritimes et qui donc semble traduire une instrumentalisation politique du droit de la mer.

La Chine également a vu sa doctrine évoluer, passant de revendications d’espaces maritimes prévues dans le cadre de la Convention à partir des îles des Paracels et des Spratleys ; à la notion de droits historiques ambigus dans le cadre de la ligne à neuf tirets ; pour récemment voir se développer le concept des « Quatre Sha », quatre archipels pensés comme unités autonomes, enserrés dans des lignes de base et engendrant des ZEE. Dans le cas de la Chine, il ne s’agit pas de saper les revendications des autres protagonistes, mais de trouver une nouvelle base juridique pour défendre une revendication très ambitieuse. Tous ces changements, cependant, témoignent du recours au droit conçu comme outil d’influence et de promotion des intérêts nationaux, avec la promotion par la Chine d’une interprétation « différente » du droit international (Williams, 2020 ; Eckman, 2022 ; Larkin, 2022).

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