Roumanie: pas d’étoiles pour Cincu au « Michelin » des camps militaires
par Philippe Chapleau – Lignes de défense – publié le 8 novembre 2022
http://lignesdedefense.blogs.ouest-france.fr/
Dans un article du 3 novembre paru sur Mediapart, ma consœur Justine Brabant affirme que « les soldats français déployés en Roumanie ont froid et faim » (c’est le titre de son sujet). Elle y décrit le quotidien, pas très enviable, des quelque 700 soldats tricolores qui stationnent sur le camp de Cincu (photos AFP).
Les témoignages de soldats font état de couchage déplorable, de nourriture chiche, d’une hygiène défaillante. Le tout exacerbé par les défaillances de l’Etat hôte. Cincu aurait tout d’un bivouac improvisé.
La réplique de l’EMA, alors que le ministre des Armées, Sébastien Lecornu, se rendait à Cincu, n’a pas tardé sur les réseaux sociaux (voir ci-dessous). Il s’agissait de montrer que les conditions s’amélioraient et que les critiques n’avaient plus lieu d’être. Tout y est passé: l’ordinaire plus copieux, le logement mieux adapté, l’assainissement et l’énergie plus efficaces… Tant mieux, surtout si ces améliorations se poursuivent et que l’accueil devient rapidement satisfaisant.
Au-delà de l’article et des mises au point officielles, voici quelques réflexions personnelles:
– qu’on laisse de côté la rhétorique de la rusticité et les remarques du genre « ils sont là pour en chier » trop souvent entendues. Un peu de dignité et de confort ne font pas de mal.
– ce n’est pas la première fois qu’il faut regretter les mauvaises conditions de vie de soldats français déployés hors de leur garnison. Deux exemples: Sangaris et Sentinelle. Pour ces deux missions (opex pour l’une, opint pour l’autre), des militaires ont exprimé leurs griefs, relayés par les médias, dénonçant des locaux insalubres, des sanitaires déficients et une nourriture indigne. Prenons Sangaris: le 8 avril 2014, j’ai rédigé un post titré « L’opération Sangaris: entre rusticité et indigence« . Lire aussi ici.
Prenons Sentinelle: le président du Haut comité d’évaluation de la condition militaire, Bernard Pêcheur, avait dénoncé les conditions « parfois très incorrectes » d’hébergement des soldats à Paris au début de l’opération de sécurisation intérieure.
– l’Etat hôte a-t-il failli? En Estonie, sur le camp de Tapa, les débuts ont été difficiles pour le bataillon franco-britannique. Mais grâce à une copieuse enveloppe US, les Estoniens ont pu construire des zones techniques et des zones de vie adaptées et performantes. L’allié roumain a clairement été dépassé par cet afflux de soldats et de matériel.
D’où la nécessité de penser/anticiper des réponses nationales en amont d’un tel déploiement.
On peut en effet s’interroger sur l’impréparation français et le manque d’anticipation. Ce n’est pas la première fois qu’une projection est décidée inopinément. Il n’existerait donc pas de structures prêtes en permanence (des camps clés en main existent et les prestataires civils ont démontré leur réactivité) pour accueillir dignement des soldats envoyés sur un théâtre étranger? Si, bien sûr la capacité existe (voir un de mes posts de 2013 sur un exercice otanien et l’externalisation par l’EdA des fonctions hébergement et restauration).
Faut-il attendre un nouvel appel d’offres et sa longue concrétisation pour disposer d’une réponse satisfaisante? Non.
Pour rappel, l’un des maîtres-mots du ministre des Armées, c’est l’autonomie… Donc évitons de trop compter sur les autres, même pour les fonctions de base.
– je ne suis pas allé sur place à Cincu en dépit de deux propositions de l’EMA que j’ai dû décliner pour des questions d’agenda. Mais mes interlocutrices de l’EMA m’avaient bien précisé que je devrais me rendre à Cincu par mes propres moyens et me débrouiller pour me loger. Ce qui dénote clairement un manque d’infrastructures d’accueil dans le camp, manque exacerbé bien sûr par l’arrivée des moyens blindés supplémentaires français.
J’ai eu une expérience similaire en 2006 au Liban lors de l’arrivée des renforts français envoyés par le président Chirac. La présence des Casques bleus français n’était pas récente (la FINUL date de 1978) mais l’arrivée de troupes et de matériels supplémentaires a induit un stress réel sur les capacités existantes (les soldats dormaient sous des bâches tendues entre les AMX-10P). D’où la nécessité pour mon photographe et moi de nous nourrir et de nous loger par nos propres moyens, à Tyr, très en dehors des emprises françaises.
– par ailleurs, je suis allé en Slovaquie en reportage au sein du bataillon otanien installé dans le massif de Lest. Ce bataillon, comme celui de Roumanie, est installé dans un camp d’entraînement où stationnait habituellement une présence permanente minime. Or, il a fallu en quelques semaines recevoir des contingents envoyés par les Tchèques (450 hommes), les Allemands (100), les Slovaques (40), les Slovènes (115) et les Américains (300). Vu l’état de certains bâtiments du camp, les conditions d’accueil initiales ont dû être minimales, du style camping rudimentaire. L’officier tchèque commandant le bataillon otanien n’a pas caché qu’il a dû relever un sacré défit pour héberger et nourrir ses hommes. Or ce spécialiste de la logistique a clairement choisi le welfare comme priorité. On peut critiquer la cuisine slovaque mais, lors de mon passage, le mess en dur fonctionnait parfaitement et les soldats ne se plaignaient pas de l’ordinaire (mais davantage de l’éloignement du premier bourg).
– à Cincu, des travaux d’aménagement sont en cours. C’est indiscutable. Ils portent sur les infrastructures d’accueil des matériels (dont les Leclerc qui auraient du mal à rejoindre la Roumanie). Voir mon post ici. Ils portent aussi sur l’accueil des soldats et leurs conditions de vie.
Preuve de cette volonté d’améliorer les conditions de vie: le maintien du contingent belge sur place. Selon mon camarade de l’agence Belga, Gérard Gaudin, « l’armée belge devrait prolonger d’un mois la mission d’une quarantaine de ses militaires – principalement du génie – présents en Roumanie pour construire, en collaboration des Français et des Néerlandais, des blocs de logements pour les troupes de l’Otan déployées dans ce pays du flanc oriental de l’Otan« . La mission belge, qui concerne une soixantaine de personnes, avait débuté le 8 juillet et devait se terminer fin octobre. Mais la France, qui dirige le « groupement tactique de présence avancée » (BGFP) multinational de l’Otan en Roumanie, a demandé la poursuite de la mission, au moins pour une partie du détachement ». Dernière précision du cabinet de la ministre belge de la Défense en date de lundi: « La raison de cette prolongation est due à un retard d’avancement du projet de construction en raison de circonstances imprévues (conditions météorologiques défavorables et livraisons retardées des matériaux de construction) ».
– ce mardi à 16h30 lors du bureau de la commission de la Défense, deux élus LFI entendent saisir le président de la commission. Bastien Lachaud et Aurélien Saintoul estiment que « l’Assemblée doit s’emparer du sujet« .
Le mot de la fin est pour Sébastien Lecornu. Pour Ouest-France, le ministre des Armées a précisé ses exigences (voir son entretien paru dimanche sur ouest-france.fr).
Dans le cadre de la haute intensité, il s’agit de « ne manquer de rien sur les fonctions basiques et vitales. C’est par exemple le Service de santé des Armées, la restauration, la logistique qui ne peuvent pas être négligés. Sans oublier les munitions. On voit en Ukraine que ces fonctions-là ont une importance majeure sur la ligne de front.«
Logistique, logistique…