Tribune d’un officier de Gendarmerie : pour un “agent” de l’État, agir en conscience est-il un affront à la cause républicaine ?
Un officier d’active de Gendarmerie nous a transmis cette tribune dans laquelle il livre ses réflexions sur la doctrine de la Gendarmerie.
Dans l’ombre des institutions républicaines, là où le devoir se mêle à la conscience, une question insidieuse se faufile : un Gendarme, peut-il encore, en son âme et conscience, servir la République sans se sentir en contradiction avec elle ?
Depuis toujours, la mission de service public est érigée en idéal absolu, gravée dans les consciences des militaires comme un serment sacré. Pourtant, derrière cette noble ambition se dresse un autre impératif, plus silencieux, mais tout aussi pesant : celui de la soumission à la machine républicaine. Mais qu’advient-il lorsque la volonté politique, aveuglée par ses ambitions, se heurte à la réalité du terrain ?
Trop souvent, hélas, l’idéalisme des décideurs semble déconnecté des besoins tangibles. Et dans cette déconnexion, les décisions, prises à la hâte et en haut lieu, risquent de s’éloigner de l’intérêt général, celui qu’elles prétendent pourtant défendre.
Dans bien des administrations, ce constat est une source de désillusion. La Gendarmerie nationale, corps militaire longtemps réputé pour sa loyauté et son silence, n’y échappe pas. Si certains ont osé briser ce mutisme, ils restent encore trop rares, tandis que la majorité demeure en retrait, retenant en eux ce goût amer d’impuissance. La “loyauté » républicaine, comme un carcan invisible, les enchaîne à leur devoir, les privant de la liberté d’exprimer leur désarroi.
Depuis plusieurs années, les priorités politiques semblent avoir pris le pas sur le sens profond de nos missions. Une perte de repères s’installe, s’immisce au cœur même de notre conscience professionnelle, fragilisant nos convictions. Nos chefs, jadis guides éclairés, sont eux-mêmes ébranlés, tiraillés entre leur devoir de loyauté et leur liberté de conscience, aujourd’hui réduite à une ombre vacillante. Le glissement est évident : de “serviteurs” de la République, nous sommes devenus ses “instruments”, obéissants à des injonctions qui parfois nous échappent.
Les directives se multiplient, souvent portées par des plans d’action de grande envergure, mais dénuées de sens pour ceux qui arpentent le terrain, jour après jour. Cette avalanche de décisions, détachées des réalités, finit par miner l’adhésion des troupes. Et cette désaffection, imperceptible au premier regard, s’étend peu à peu dans les rangs.
Voici donc, sans fard ni embellissement, quelques points de tension, des interrogations non résolues, que l’on murmure tout bas mais qui mériteraient d’être criées tout haut :
– Le rattachement de la Gendarmerie au ministère de l’Intérieur, une décision dont les effets se font sentir chaque jour.
– Les réformes sur le temps de travail, des mesures textuelles qui alourdissent un peu plus la charge des militaires.
– L’identité militaire, qui se dilue, entre tradition et modernité.
– Le syndrome du “bon élève”, ce besoin constant de prouver sa valeur, au détriment parfois de l’autonomie.
– Les liens complexes avec l’autorité administrative, qui semblent parfois peser davantage que le bien commun.
– La lutte entre la prévention de voie publique et le poids du judiciaire, une bataille silencieuse mais constante.
– La longévité de la Gendarmerie face à la Police nationale, une question d’équilibre des forces et des moyens.
Enfin, et surtout, la volonté du politique, si souvent en décalage avec la réalité du terrain, qui érode peu à peu la quête de sens des Gendarmes.
Dans un contexte de tensions sociales et d’instabilité politique croissante, cette lente dégradation, déjà bien amorcée, pourrait-elle encore susciter l’intérêt chez les décideurs, ou sommes-nous condamnés au silence ?
La quête de Sens ou la soumission républicaine : réflexions sur la doctrine de la Gendarmerie
Dans l’intimité silencieuse de mon bureau, une question me ronge, obsédante, presque impertinente. Ai-je encore le droit de me poser des questions, de douter, face à l’Institution à laquelle je voue mon quotidien ? Qu’on ne s’y méprenne pas, mes mots ne sont ni une révolte ni une revendication militante. Ils sont le fruit d’une réflexion, sincère, lucide, sur ce qu’est devenue la Gendarmerie, ce bastion séculaire qui vacille sous le poids des changements.
Les réformes se sont succédé, bouleversant les fondations mêmes de notre maison. Loi du 3 août 2009, PSQ, DGE, PVP… (politique de sécurité du quotidien, dispositif de gestion de l’évènement, présence voie publique) des sigles qui défilent comme des promesses, mais qui, sur le terrain, créent un gouffre. Un gouffre entre la réalité politique, façonnée dans les couloirs feutrés du pouvoir, et la dure réalité opérationnelle que nous vivons chaque jour.
Le fossé se creuse, et avec lui, le malaise grandit. Nous, gendarmes, sommes appelés à “l’intelligence des territoires”, à l’adaptation, à l’initiative locale. Mais ces belles intentions se heurtent sans cesse à des directives nationales, aveugles aux particularités de nos territoires. Nous sommes devenus les exécutants d’ordres venus d’en haut, sans qu’un regard ne soit posé sur ce qui fait la singularité de chaque ville, de chaque route que nous arpentons. La DGE, la PVP… autant d’outils qui, bien qu’essentiels sur le papier, se transforment en carcans sur le terrain.
Prenons l’exemple de la sécurisation des églises ou des écoles. Nous voilà sommés, sans ménagement, de placer un gendarme devant chaque lieu de culte, devant chaque établissement. La directive est formelle, rigide. Mais, à l’heure où nos ressources s’amenuisent et où chaque mission en chasse une autre, comment pouvons-nous répondre à cette demande ? Nous ne sommes pas des surhommes, et la réalité finit par nous rattraper. Pourtant, qui, parmi ceux qui nous dirigent, s’est posé la question du rapport bénéfice-risque ? Qui a pris le temps de réfléchir à la faisabilité, à l’impact réel sur le terrain ? Non, cela n’a pas d’importance. L’ordre est politique, et donc, il ne peut être contesté.
Nous ne demandons pas à désobéir. La loyauté, nous l’avons ancrée dans notre ADN. Mais à force de suivre aveuglément, sans jamais remettre en question, ne risquons-nous pas de perdre ce qui fait notre essence même ? La prise de risque, l’initiative, ne sont plus encouragées. Chaque échelon supérieur interfère, empêche, verrouille les décisions locales. Le commandement unique, cet héritage qui a forgé notre Institution, semble aujourd’hui menacé.
Les « spécialistes » se multiplient. Chaque domaine a désormais son référent, son expert. Cela pourrait sembler vertueux, une montée en compétence, un gage de professionnalisme. Mais à quel prix ? La polyvalence, autrefois notre force, est en train de disparaître. Nos brigadiers, ces hommes et ces femmes capables de tout, se retrouvent enfermés dans des rôles cloisonnés, incapables d’agir avec la liberté d’antan.
Un autre exemple, plus subtil mais tout aussi parlant : la fameuse PVP. Cette volonté de rapprocher la Gendarmerie de ses citoyens, de renouer le lien, est louable. Mais sur le terrain, que constatons- nous ? Une pression statistique qui déforme la réalité. Les chiffres augmentent, mais qu’en est-il du véritable impact ? Nos outils ne reflètent pas notre quotidien, ils alimentent une vision déconnectée, une illusion qui fait dire aux élus : “On ne vous voit pas assez”. Cette perception est peut-être juste dans certains territoires, mais pas partout. Et pourtant, pour satisfaire cette soif de chiffres, nous trichons, nous adaptons nos rapports, non par malhonnêteté, mais par obligation.
Et là réside le nœud du problème. Nous avons cessé d’être des acteurs de notre propre mission.
Nous disons ce que nos chefs veulent entendre. Nous validons, nous acquiesçons, par peur de remettre en question, par crainte de compromettre une carrière. Le courage intellectuel a cédé le pas à l’obéissance aveugle.
Notre liberté d’action, tant enseignée, tant valorisée, s’est évaporée, étouffée sous le poids de la hiérarchie et de la bureaucratie.
L’immédiateté gouverne tout
Cette situation n’est pas nouvelle, mais elle s’aggrave. L’immédiateté gouverne tout. Chaque événement, chaque incident est scruté par tous les échelons, avant même que les premiers éléments ne remontent aux responsables opérationnels. L’urgence devient la norme, et avec elle, une infobésité qui nous submerge. Les mails, les comptes-rendus, les ordres qui se bousculent… tout devient prioritaire, tout devient urgent. Et dans ce flot continu d’informations, nous ne faisons plus que réagir, sans jamais anticiper.
À cela s’ajoute la “communication”. Celle qui flatte l’ego, qui alimente le narcissisme de certains, qui pensent réinventer le métier. Ces “influenceurs”, comme ils aiment à se nommer, réduisent notre engagement à des images, des slogans. La médiocrité s’installe, insidieusement.
Enfin, une réforme de la déconcentration est en marche, voulue par le président de la République, avec pour ambition de simplifier l’action publique. Mais peut-on vraiment y croire ? Les bonnes intentions sont là, certes, mais sur le terrain, la réalité est toute autre. Les autres administrations ne suivent pas, la cadence n’est pas la même, et nous, gendarmes, continuons de crouler sous nos dossiers, sous les heures “bureau”, sous les enquêtes qui s’empilent.
Malgré tout, il nous est demandé de rester fidèles, de continuer à servir, sans questionner. Mais est- ce cela, être loyal ? Est-ce accepter sans jamais remettre en question ? Sommes-nous condamnés à une soumission aveugle, à ne plus nous appartenir, à sacrifier ce qui faisait de nous des gendarmes et non des policiers ?
La policisation de notre Institution est en marche. Et avec elle, c’est peut-être notre âme que nous perdons.
Jean Ceymon