Vente d’armes : la menace allemande
par Sylviane Astrait – Ecole de Guerre économique – publié le 16 janvier 2023
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Auditrice de la 41ème promotion MSIE de l’EGE
Au cours des dernières années, le dossier explosif des exportations d’armes a réveillé les tensions dans les relations franco-allemandes. En cause, les règles strictes imposées par Berlin, faisant régulièrement obstacle aux projets de défense français et européens dans les programmes développés en coopération. Bien que l’Allemagne soit désormais un des leadeurs mondiaux des matériels de défense, elle assume mal ses performances à l’export, sujet très sensible dans l’opinion publique. En dépit de plusieurs accords signés avec la France visant l’exportation d’armement de produits en commun, la menace persistante de blocages des transferts d’armes vers des territoires sensibles de la part du gouvernement allemand inquiète Paris. L’enjeu est de taille, s’agissant en premier lieu des contrats déjà signés par la France, ou des projets de coopération en cours tels que le futur Système De Combat Aérien Du Futur (SCAF) ou le Main Ground Combat System (MGCS, char du futur) qui ont vocation à être exportés, y compris dans les pays du Golfe. La double perspective d’une loi allemande sur le contrôle-export et d’un projet de règlement européen sur initiative de l’Allemagne menace directement la souveraineté des Etats membres de l’UE et, en première ligne, la France.
Le double jeu allemand
A la différence de Paris qui tient sur les ventes d’armes un discours plutôt assumé, Berlin revendique une politique restrictive de ses exportations en armement et s’est présentée, depuis quelques années, comme le champion des exportations « responsables ». Le gouvernement fédéral assurait début 2019 mener une « politique restrictive et responsable sur les transferts d’armement », avec une priorité donnée aux ventes vers les Etats membres de l’OTAN et de l’UE. Le refus de l’Allemagne d’envoyer des armes défensives à Kiev à la fin de l’année 2021, avant de revenir sur sa décision dès l’invasion russe quelques semaines plus tard, nous offre une première illustration de la contradiction allemande à travers cette politique ultra restrictive alors présentée comme « ancrée dans notre histoire » par la ministre allemande des Affaires étrangères, Annalena Baerbock, expliquant pudiquement cette décision par « différentes responsabilités historiques« .
En dépit du narratif vertueux entourant la politique restrictive du gouvernement fédéral, le réalisme géopolitique offre pourtant une vision différente : l’explosion des exportations « made in Germany » ces dernières années. Selon le rapport du think tank suédois Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI) sur les ventes d’armes, publié en mars 2020, l’Allemagne a augmenté ses exportations d’armes majeures de 21 % entre 2016 et 2020, ce qui représente 5,5 % du total mondial. Ses principaux marchés d’exportation sont la Corée du Sud, l’Algérie et l’Égypte. Tenant désormais un rôle majeur dans l’échiquier international de l’industrie de l’armement, le pays occupe la quatrième place derrière les Etats-Unis (largement en tête), la Russie et la France (qui comptabilise 8,2 % des exportations mondiales d’armes sur la même période). En 2021, le gouvernement allemand a accordé un nombre record de licences individuelles pour l’exportation d’armes pour une valeur atteignant les 9,35 milliards d’euros, selon le rapport du Parlement européen sur les exportations allemandes d’armements.
L’offensive informationnelle de l’Allemagne autour d’une politique « responsable » des exportations d’armement lui offre en réalité une puissante portée de nuisance économique vis-à-vis de ses partenaires européens et, en premier lieu, la France.
La politique restrictive de l’Allemagne, une arme économique redoutable dans les projets en coopération
C’est bien l’idéalisme porté par les gouvernements successifs de ces dernières années qui a offert à Berlin une occasion inédite de torpiller les projets développés conjointement avec la France, menaçant par la même occasion la pérennité des futures collaborations franco-allemandes sur les programmes d’armement. La guerre au Yémen, déclenchée par la coalition saoudo-émirienne à l’été 2014, avait déjà marqué un tournant dans la coopération franco-allemande et mis à jour la politique de cavalier seul menée par Berlin en matière d’armement, lorsque cette dernière avait imposé de manière unilatérale une politique restrictive à ses partenaires commerciaux. L’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi en octobre 2018 eut pour conséquence le placement sous embargo de l’Arabie Saoudite et des Émirats Arabes Unis par le gouvernement de Merkel, sans concertation aucune avec ses partenaires européens.
En quoi ces décisions impactent la France ? Cette position rigoriste de l’Allemagne constitue un obstacle majeur pour l’exportation des programmes d’armement menés conjointement avec la France car elle a pu conduire Berlin à bloquer des exportations d’industriels français à destination de territoires jugés sensibles, à l’instar de l’Arabie Saoudite, en refusant ou en retardant l’octroi de licences d’exportation, dès lors que ces matériels sont fabriqués avec des composants allemands. Ainsi, la participation de l’Allemagne à un projet d’armement commun, quand bien même cette contribution ne représente qu’une part marginale du système d’armement, offre à Berlin l’occasion de bloquer unilatéralement l’exportation du programme dans son ensemble, pénalisant ainsi très lourdement ses partenaires économiques. Et lorsqu’elles n’interdisent pas formellement l’export, les autorités allemandes peuvent freiner le processus d’octroi de licences d’exportation au moyen de délais d’instruction excessivement longs.
A de nombreuses reprises au cours de la dernière décennie, Berlin a démontré cette puissance de frappe autour du contrôle du commerce des armes, comme l’illustre notamment le blocage la livraison de boîtes de vitesses allemandes de certains blindés du français Arquus (anciennement Renault Trucks Defense) en 2019, ainsi que des éléments pyrotechniques du canon Caesar, équipements destinés à l’Arabie saoudite dans le cadre du vaste contrat SFMC (Saudi-French Military Contract). La même année, l’annulation des exportations de véhicules de remorquages lourds de la société allemande Rheinmetall vers l’Arabie saoudite a lourdement pénalisé le sous-traitant français Nicolas Industrie, réduisant de moitié l’emploi chez la petite entreprise et la poussant à la faillite, selon le journal français La Tribune.
Le grand contournement
Avant l’embargo de 2018, certains industriels français et européens avaient déjà rencontré des difficultés pour honorer des commandes vers les pays du golfe arabo-persique, en dépit des accords gouvernementaux Debré-Schmidt de 1971 et 1972 qui prévoyaient notamment qu’aucun des deux gouvernements ne pouvait « empêcher l’autre gouvernement d’exporter ou de laisser exporter dans des pays tiers des matériels d’armement issus de développement ou de production menés en coopération« , sauf circonstances exceptionnelles. Le non-respect de ces accords par l’Allemagne démontre la difficulté d’établir une politique commune, souhait pourtant cher à la coalition. D’autres dispositifs, tels que la Position commune de l’UE sur les exportations d’armes et le Traité sur le commerce et les armes, n’ont pas davantage permis d’aligner les pratiques de l’Allemagne avec celles de ses partenaires économiques, ce que certains observateurs expliquent sobrement par des divergences d’interprétation des critères établis par ces textes. Il s’agit surtout d’une rhétorique avancée par l’Allemagne pour justifier une application sui generis de règles internationales, européennes ou d’accords bilatéraux, sous prétexte de motifs éthiques.
Selon le rapport du SIPRI sur les ventes d’armes, les exportations « made in Germany » ont continué de plus belle, y compris à destination de belligérants de la guerre au Yémen. Sur les six premiers mois de 2019, l’Egypte a ainsi été le deuxième client de l’Allemagne, avec 802 millions d’euros de ventes d’armes ; les Emirats Arabes Unis, autre membre de la coalition, a été le sixième importateur d’armes allemandes, pour 206 millions d’euros de commandes ; le Qatar enfin, sur la même période, a commandé pour 165 millions d’euros de matériel militaire.
Si l’Allemagne est pointée du doigt pour continuer de livrer des armes à trois pays impliqués dans la guerre au Yémen, il lui est également reproché de pousser l’hypocrisie plus loin en contournant les restrictions qu’elle s’est elle-même imposées. Trois stratégies ont pu être mises en œuvre pour éluder les censures à l’export : (i) la production délocalisée, (ii) l’établissement de filiales étrangères des sociétés allemandes et (iii) l’envoi de cadres de l’industrie allemande pour la formation et l’assistance techniques ou la R&D. D’autres incohérences ont pu être mises en lumière, trahissant l’ambiguïté allemande : livraison d’armements à Ryad pour les contrats déjà signés, exportations significatives de matériels de défense de même nature conjointement à la Turquie et à la Grèce (alors même que l’Allemagne avait empêché l’autorisation de livraison de l’hélicoptère de combat Tigre pour une démonstration en Turquie), gigantesques contrats algériens… l’Allemagne se fait tout aussi discrète en janvier 2018 lors de l’affaire des chars made in Germany conduits par l’armée turque, alors qu’elle lançait une offensive dans le nord-ouest de la Syrie, contre la milice kurde YPG, alliée des Etats-Unis.
Convenir d’un désaccord : l’accord d’octobre 2019 sur les projets d’armement conjoints
Après des mois de négociations, un nouvel accord « juridiquement contraignant » entre Paris et Berlin a été conclu en octobre 2019. S’il visait à réduire le risque de divergences politiques pouvant conduire à bloquer les exportations de systèmes d’armement développés conjointement, il a échoué à aboutir à une véritable convergence des politiques d’exportation. Le gouvernement français s’était pourtant félicité de cet accord, par lequel Berlin s’est engagé à ne pas s’opposer à l’exportation de matériels militaires français si la part allemande n’excède pas les 20% de composants ou d’équipements allemands (et réciproquement pour la France). Florence Parly, alors ministre des Armées, louait un « accord assez large […] qui, en respectant la souveraineté des États, permet de créer des conditions favorables aux projets de coopération« . Mais comment évoquer la préservation de la souveraineté lorsqu’un accord vient légitimer une pratique ouvertement offensive de la part d’une des parties, dans un contexte d’affrontement informationnel et concurrentiel à peine voilé ?
Pire, comme le centre de recherche bruxellois GRIP l’a observé, cet accord posant le principe dit « de minimis » – soit le seuil de 20% de participation à la valeur du système final – n’est pas applicable aux programmes intergouvernementaux (évinçant de facto le système principal de MGCS (char du futur) et l’avion de combat de nouvelle génération NGWS (l’un des piliers du SCAF)), et exclut formellement six catégories d’armes du principe « de minimis ». D’autres inconnues subsistent et interrogent les observateurs, comme les calculs de valeur servant à l’application de ce principe « de minimis ».
La puissance de frappe de cette arme économique qu’est le pouvoir gouvernemental de paralyser des exportations se trouve désormais légitimée et donc renforcée par la consécration de cette règle « de minimis », révélant un nouvel échec tricolore à l’issue de ce rapport de forces qui l’oppose à l’Allemagne, sur fond de guerre informationnelle bâtie sur un discours éthique. Derrière ce que certains officiels français ont perçu comme un assouplissement des règles allemandes dans les projets en coopération, l’accord de 2019 marque une étape décisive vers l’harmonisation européenne des contrôles export nationaux, contrepartie politique exigée par l’aile gauche de la coalition allemande.
Le spectre d’une harmonisation des normes européennes : quand le piège se referme
La volonté allemande de transférer les dispositifs nationaux des contrôles des exportations d’armement à l’échelon européen trahit en réalité la volonté de ralentir les performances à l’export de ses principaux concurrents européens et, en premier lieu, la France.
L’Allemagne prévoit d’abord l’adoption d’une loi au niveau national, et devrait ensuite proposer un projet de règlement devant servir de base aux discussions avec ses partenaires européens. L’initiative allemande d’un projet de texte européen marque clairement son intention de prendre l’ascendant sur les discussions lui permettant, selon La Tribune, d’imposer ses propres critères en cohérence non seulement avec sa future loi nationale et aussi avec son objectif de privilégier la commande domestique.
La France a gros à perdre. La possibilité d’exporter des systèmes d’armes constitue une priorité pour les Etats membres de l’UE, tant le volume des commandes publiques de ces derniers demeure faible au regard des investissements engagés. Il existe indéniablement une forme de dépendance à l’égard des exportations vers les pays tiers à l’UE, dans la mesure où l’exécution des programmes de modernisation de défense des Etats membres est souvent conditionnée aux exportations, grâce aux recettes qu’elles génèrent. Le projet d’harmonisation des règles européennes, véritable grenade dégoupillée, représente une menace certaine pour la souveraineté française et le droit d’exporter en fonction de ses intérêts.
Cette forme de préférence européenne, pour le plus grand bénéfice des industriels extra-européens (en particulier les Etats-Unis), a toutes les chances de l’emporter dans un contexte de regain pour le grands projets de défense communs, si la France ne riposte pas fermement sur le terrain des négociations. En attendant le Conseil de défense franco-allemand reporté au mois de janvier prochain, Paris doit impérativement se préparer à contrer la politique de cavalier seul de son partenaire outre-Rhin. Fin octobre 2022, Olaf Scholz annonçait le développement d’un bouclier antimissile avec 14 pays de l’OTAN, qui sera basé sur des technologies américaines, allemandes et peut-être israéliennes… mais pas françaises.
Sources
« Le débat en Allemagne sur les exportations d’armement », IRIS, avril 2021
Rapport du Parlement européen sur les exportations allemandes d’armements, 17 juillet 2020
« le piège allemand se referme sur l’exportation française d’armement », la Tribune, 24 octobre 2022
« L’étonnant double discours Allemand », Challenges, 9 mars 2020
« L’embarrassant succès des armes made in Germany », Le Monde, 27 février 2018