Vladivostok : le commencement d’une nouvelle ère dans la coopération sino-russe
Photo : Port franc de Vladivostok. Wiki Commons
L’ouverture de Vladivostok comme port de transit a de multiples impacts, tant économiques que géopolitiques. Elle pourrait rouvrir également, dans une certaine mesure, un dossier historique entre la Chine et la Russie.
Une nouvelle à forte portée géostratégique est passée presque inaperçue en France. Pourtant l’ouverture de Vladivostok comme port de transit pour la Chine mérite bien une analyse approfondie.
Port franc de Vladivostok
La suite naturelle d’un plan
L’Administration générale des douanes chinoise a annoncé le 4 mai sans grande fanfare que la Chine expédiera, à partir du 1er juin, des produits de base de la province de Jilin vers ses villes côtières du sud via Vladivostok.
Étant donné que ces marchandises se dirigeront vers Zhoushan et Jiaxing dans le Zhejiang, leur importation temporaire ne sera pas soumise aux tarifs russes. La Chine et la Russie bénéficieront de l’arrangement. 1
Pour certains, cette nouvelle est une surprise. En réalité, cet événement fait partie d’un plan démarré il y a déjà quelques années. Vladivostok n’est pas le seul port étranger à être utilisé comme port de transit pour le commerce intérieur en Chine. Depuis 2007, elle participe à l’opération pilote de « transport transfrontalier de marchandises nationales » avec le port de Vostochny et le port de Nakhodka. Par la suite, la Chine a également effectué des transits par le port de Rajin en Corée du Nord et le port de Zarubino en Russie. Le rôle accru joué par le port de Vladivostok en tant que plus grand port de Russie port en Extrême-Orient est un développement naturel.2
Ce petit événement est lourd de conséquences compte tenu de la place géostratégique et historique de ce port en eau profonde.
Vladivostok s’appelait Hǎishēnwǎi il y a 163 ans
Il y a 163 ans, Vladivostok s’appelait Hǎishēnwǎi. Ce port et les terres voisines appartenaient à la Chine à l’époque de la dynastie Qing. Les traités de Tianjin et de Pékin en ont fait une terre / un port russe. Ayant perdu cette sortie sur la mer du Japon, le transport des produits et des matières premières de Chine se faisait ensuite obligatoirement via la route terrestre.
Vladivostok (en russe : Владивосток [vlədʲɪvɐˈstok], littéralement « Qui domine l’Est/l’Orient ») est une ville portuaire du Sud-Est de la Russie et la capitale administrative du kraï du Primorié et du district fédéral extrême-oriental. Située à proximité des frontières avec la Chine et la Corée du Nord et baignée par la mer du Japon, Vladivostok constitue le port le plus important de la côte pacifique et de l’Extrême-Orient russe. Elle abrite notamment la majeure partie des troupes de la Flotte du Pacifique. En outre, la ville est plus proche de Séoul (744 km), Tokyo (1 067 km) ou Pékin (1 339 km) que de Moscou (6 434 km)3 .
C’est le plus grand port russe d’Extrême-Orient avec 2 300 travailleurs, 15 quais et 45 grues. Il accueille 2 000 navires par an et a traité plus de 13 millions de tonnes de fret l’année dernière4.
La signification de ce nouveau développement
La signification de ce développement est multiple, aussi bien économique que géopolitique.
L’amélioration du supply chain
L’ouverture de Vladivostok permet à la Chine d’utiliser une sortie supplémentaire sur la mer pour ses deux provinces du Nord-Est Jilin et Heilongjiang. Cette route alternative par rapport à celle vers Dalian peut contribuer à dynamiser davantage le développement économique de cette région qui est en retard comparé à d’autres régions de la Chine. Cela représente un pas en avant dans les relations de coopération économique entre la Chine et la Russie, qui s’inquiétait, dans le passé, des mouvements de la Chine dans cette région.
Le commerce bilatéral entre la Chine et la Russie s’est élevé à 73,15 milliards de dollars au cours des quatre premiers mois de 2023, en hausse de 41,3% en glissement annuel.
Jusqu’à présent, le volume de fret routier en 2023 a augmenté d’environ 1,5 fois en glissement annuel, avec plus de 75.000 véhicules passant par les points de contrôle routiers à travers la frontière sino-russe depuis le 1er janvier, selon le Service fédéral des douanes russe.
L’énorme augmentation du commerce causait de longues files de camions attendant d’entrer en Chine depuis la Russie. Ce processus d’expédition « nécessitait du temps et des dépenses supplémentaires ». Avec la possibilité de transférer des marchandises via Vladivostok, la distance de transport terrestre sera considérablement raccourcie dans les années à venir.
La distance réduite réduira à son tour les coûts pour les fabricants et les fournisseurs de produits de base du nord-est de la Chine.
Les entreprises du Jilin et du Heilongjiang n’auront pas nécessairement à utiliser le port de Dalian, qui se trouve à plus de 1 000 kilomètres de certaines villes de ces deux provinces.
En revanche, le port de Vladivostok est situé à moins de 100 kilomètres de la frontière chinoise et à environ 500 kilomètres des capitales provinciales du Jilin et du Heilongjiang, respectivement.
L’établissement du nouveau port de transit à Vladivostok servira également de catalyseur pour attirer des opportunités d’investissement et d’affaires dans le nord-est de la Chine au cours de la prochaine étape.
En ouvrant le port de Vladivostok, la Chine et la Russie peuvent collaborer davantage à la construction du port et au développement logistique, stimulant ainsi le dynamisme économique du nord-est de la Chine et la croissance de l’Extrême-Orient russe.
Le développement des nouvelles frontières russes
L’Est de la Sibérie orientale est très éloigné par rapport à Moscou (dal’nyi vostok : Orient éloigné en russe). « Cette région présente aujourd’hui pour la Russie un intérêt stratégique particulier. Ces dernières années elle s’est vidée de sa population alors qu’elle regorge de richesses naturelles, et se trouve maintenant dans une région du monde en forte croissance, avec un voisin dont le trop-plein démographique est de plus en plus attiré par le vide sibérien »5. La différence démographique de part et d’autre de la frontière est colossale : 1 habitant au km² côté russe contre 100 habitants côté chinois. Les gouvernements russes se sont penchés avec une attention toute particulière sur ce dossier, notamment Boris Eltsine et Vladimir Poutine réalisant le besoin vital de développer cette région.
L’utilisation de ce port va renforcer le flux de porte-containers entre la partie sud-est de la Chine et Vladivostok pour l’alimenter plus facilement, avec les produits dont la Russie a besoin pour les régions extrême-orientales. Cela augmentera aussi la capacité de sortie pour le flux de retour. Avec l’ouverture du port de Vladivostok, la Chine et la Russie peuvent s’engager dans une plus grande coopération dans la construction et la logistique portuaires à l’instar du port automatisé de Qingdao, renforçant encore la vitalité économique du nord-est de la Chine et le développement dans l’Extrême-Orient russe6 .
La coopération actuelle entre la Chine et la Russie en Extrême-Orient est encore sous-estimée et a un grand potentiel à libérer. À cet égard, certains obstacles spécifiques à la coopération bilatérale en matière de commerce frontalier peuvent encore être levés, tels que la faible efficacité du dédouanement de la partie russe et la mise en œuvre inadéquate des politiques de développement de l’Extrême-Orient, qui ont dans une certaine mesure eu un impact sur la volonté d’investissement des entreprises chinoises dans le passé. L’ouverture de ce port va donner un nouveau souffle au développement et au décollage économique de cette région.
Le projet de route du pôle Nord
Un autre point qui mérite d’être mentionné : compte tenu de sa position géostratégique, la Chine pourrait utiliser cette facilité à l’avenir pour jouer un certain rôle dans le projet de route du pôle Nord proposé par la Russie.
Les implications géopolitiques dans l’Asie Nord – Est
Le développement rapide de cette région va donner plus de poids et un plus fort degré d’intégration à la coopération sino-russe dans cette partie du monde et, au-delà, dans l’Eurasie comme cela a été analysé par Zbigniew Brezenski dans Le Grand Echiquier7. Cette personnalité pressentait que « Un scénario présente un grand danger potentiel : la naissance d’une grande coalition entre la Chine, la Russie et peut-être l’Iran,, coalition « anti-hégémonique » (…) Similaire par son envergure et sa portée au bloc sino-soviétique, elle serait cette fois dirigée par la Chine. Afin d’éviter cette éventualité, aujourd’hui peu probable, les Etats Unis devront déployer toute leur habilité géostratégique sur une bonne partie de l’Eurasie, et au moins, à l’Ouest, à l’Est et au sud ». Quelle perspicacité et à la fois quelle erreur de jugement sur le timing !
Dans cette logique, certains analystes s’inquiètent des conséquences géopolitiques de cette ouverture. Ils considèrent que si les forces chinoises ont accès à Vladivostok, cela élargit les options opérationnelles de l’APL (Armée populaire de libération) et donne également aux forces japonaises et sud-coréennes ainsi qu’américaines des soucis supplémentaires les obligeant à y consacrer beaucoup plus de ressources8.
En guise de conclusion : des réactions « patriotiques » à venir ?
Outre les commentaires sur les retombés économiques et géopolitiques, cette nouvelle a suscité des réactions émotionnelles parmi des internautes chinois. Certains pensent que le nouvel arrangement est un grand pas en avant pour que la Chine récupère un jour la ville, perdue il y a 163 ans. Leur regard ne s’arrêterait peut-être pas au niveau de Vladivostok, il s’aventurerait même sur l’immense étendue au-delà.
Cela provoquerait peut-être des réactions de même nature côté russe. Si mal géré, ce point délicat pourrait devenir un « casse-tête chinois ».
Bien que ce soit déjà de l’histoire ancienne, on n’est jamais sûr que, avec le décollage économique de cette région, le spectre de la République d’Extrême Orient, qui a brièvement existé entre 1920 – 19229 , ne revienne pas hanter cette terre en cours de transformation radicale.
1 Jeff Pao, China’s Jilin to ship goods via Vladivostok, Asia Times, May 17, 2023
2 Global Times, China-Russia cooperation space in Far East extends far beyond Vladivostok, May 16, 2023
3 Cf. Vladivostok, Wikipedia (https://fr.wikipedia.org/wiki/Vladivostok)
4 Cf. le site Web du port (Pixabay).
5 Héléna Perroud, Un Russe nommé Poutine, pp 116 et subséquentes, Editions du Rocher, 2018.
6 Global Times, China-Russia cooperation space in Far East extends far beyond Vladivostok, May 16, 2023
7 Zbigniew Brezenski, Le Grand Echiquier, Pages 84 et sub, Pluriel, 1997 pour la traduction française.
8 Seth Robson, Russia welcomes Chinese shipping to Far East port for first time, Stars and Stripes, May 17, 2023
9 Héléna Perroud, Un Russe nommé Poutine, pp 116 et subséquentes, Editions du Rocher, 2018.