Les embruns russes par Michel Goya

Les embruns russes

par Michel Goya  – La Voie de l’épée – publié le 24 juin 2023

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L’État moderne dispose du monopole de la force physique légitime selon la thèse classique de Max Weber. Ce n’est visiblement pas le cas dans la Russie de Poutine, comme si la domination de la société par une oligarchie administrativo-mafieuse devait déboucher également sur un oligopole de l’emploi de la force. On trouve certes en Russie le contrat social de délégation de la sécurité à l’État en échange de l’impôt. On peut même comme dans les empires décrits par le grand historien Ibn Khaldoun voir un cœur de société démilitarisé par le régime afin de ne pas constituer une menace politique et un instrument de force professionnel recruté dans la périphérie sociale et ethnique de ce cœur de société. La première différence est que ce cœur de société est quand même abreuvé de l’idée qu’il est grandement menacé afin d’avoir des citoyens pacifiés mais aussi serrant les rangs. La seconde est que cette force armée et de sécurité est éclatée en asabiyya concurrentes, pour conserver le vocabulaire d’Ibn Khaldoun.

Les forces armées sont toujours organisées de manière classique, mais si elles sont désormais majoritairement composées de professionnels, grande nouveauté en Russie, avec de grands services – terre, air, marine, fusées et assaut par air – relativement concurrents et dont certaines unités, d’élite et loyales à leurs chefs plus qu’à toute autre chose. On pense à la 45e brigade spéciale ou les brigades de Spetsnaz du GRU, le service de renseignement militaire, qui pourraient facilement être utilisées dans un contexte intérieur ainsi que le réseau d’espionnage Agentura. Mais les deux autres services de renseignement, FSB et SVR, disposent également de leurs forces armées. Dans l’absolu, le FSB, qui contrôle les gardes-frontières, disposerait d’autant d’hommes en uniforme que l’armée de Terre russe. Dans les faits pour les coups durs internes, le directeur Alexandre Bortnikov dispose surtout de ses deux bataillons spéciaux, Alfa et Vympel. Le SVR de son côté et son chef Sergueï Narychkine, dispose du bataillon Zaslon, à vocation internationale, comme son service.

Mais ce n’est pas tout. En 2016, la garde nationale (Rosgvardia) est formée réunissant toutes les forces d’intervention (OMON et SOBR encore plus spécialisées) et de maintien de l’ordre de la police – là encore presque autant qu’une armée de Terre – sous les ordres de Victor Zolotov, ancien garde du corps du maire de Saint-Pétersbourg et partenaire de judo et de boxe de Vladimir Poutine. On trouve aussi le FSO, le service de protection des personnalités, encore une force conséquente de 20 000 hommes dont le régiment du Kremlin, plus de 5 500, sous le commandement de Dmitry Kotchnev, là encore choisi pour sa main de fer et sa fidélité espérée totale. Il est possible que le prochain ministre de la Défense en soit issu avec Alexeï Dioumine.

Et il y a enfin les armées personnelles, comme les régiments tchétchènes de Ramzan Kadyrov, en théorie intégrés à la Garde nationale mais en fait autonomes et bien sûr la désormais bien connue société Wagner d’Evgueni Prigojine. Mais les gouverneurs peuvent aussi former des bataillons de volontaires, et toute puissance économique, comme Gazprom, ou tout oligarque pourvu qu’il obtienne un blanc-seing du pouvoir peut transformer de l’argent en force armée. On peut même cumuler les choses, on peut par exemple être ministre de la Défense, comme Sergueï Choïgou, et disposer de sa propre petite armée privée Patriot.

Tout cela fait beaucoup pour un seul État, mais c’est fait exprès. Quitte à avoir plusieurs puissances militaires autonomes et forcément concurrentes dans un contexte mafieux de partage du pouvoir et des richesses, autant en avoir beaucoup afin qu’elles se neutralisent mutuellement. Cette « guerre des tours », par référence aux tours du Kremlin, reste normalement discrète et contrôlée mais pour peu que le leader tombe cette guerre feutrée entre tours peut basculer dans la violence car avec l’éloignement de la démocratie et plus de 23 ans de pouvoir personnel on imagine de plus en plus difficilement une transition tranquille par la voie des urnes. On n’y est sans doute pas encore, Vladimir Poutine semblant en bonne forme physique malgré toutes les rumeurs de maladie.

Ce qui est nouveau en fait est que ce système d’oligopole de la force légitime rencontre depuis plus d’un an une autre tradition depuis la révolte du cuirassé Potemkine en 1905 : les secousses politiques consécutives aux échecs militaires. La faiblesse de l’armée russe en Ukraine a donné par contrecoup plus d’importance aux armées privées qui y étaient engagées, surtout quand elles obtenaient de meilleurs résultats. Elle a autorisé aussi la contestation de la gestion de la guerre et la possibilité pour certains seigneurs de guerre de se mettre en avant jusqu’à tenter de défier le pouvoir. Seul, aucun de ces petits imperators n’a la masse critique pour l’emporter définitivement. Le vrai risque de déstabilisation surviendra lorsque plusieurs se coaliseront contre le pouvoir. Là la guerre des tours se transformerait véritablement en guerre pour le trône, dans un pays à plusieurs milliers de têtes nucléaires.

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