Russie: la révolte des mercenaires de Prigojine tourne du drame à la farce
par Philippe Chapleau – Lignes de défense – publié le 25 juin 2023
https://lignesdedefense.blogs.ouest-france.fr/
Rien dans Lignes de défense sur la crise russe de samedi… C’est vrai. Tous mes sujets ont été publiés sur le site ouest-france.fr et dans notre édition dominicale (voir ci-dessous).
Le blog a fait les frais de cette journée un peu folle que je devais passer au soleil et non pas les doigts rivés au clavier pour fournir de la copie à d’autres supports.
Avant de poursuivre le travail sur les suites de cette crise, d’en analyser les répercussions (sur la RCA et le Mali par exemple), de revenir sur le jeu de roulette russe du pouvoir moscovite, je reviens sur le déroulement de cette mutinerie des mercenaires avec un texte qui s’ouvre sur un extrait du Prince de Machiavel. J’aurais pu aussi citer quelques lignes du Salammbô de Flaubert sur la révolte des mercenaires.
Voici ce que j’écrivais samedi soir et qui a été publié dans Dimanche Ouest-France:
Vladimir Poutine aurait dû lire Le Prince de Machiavel avant de lâcher la bride aux mercenaires de la société militaire privée (SMP) Wagner. “Le prince dont le pouvoir n’a pour appui que des troupes mercenaires, ne sera jamais ni assuré ni tranquille ; car de telles troupes sont désunies, ambitieuses, sans discipline, infidèles, hardies envers les amis, lâches contre les ennemis”, avertissait l’écrivain florentin en 1532.
Samedi soir, les Moscovites ont appris, avec soulagement, que l’entrée dans la capitale des mercenaires de Wagner était annulée. Venus du sud du pays, comme promis par leur chef plus tôt dans la journée, les miliciens avaient superbement ignoré le conseil de Vladimir Poutine : “Le seul bon choix est de déposer les armes.”
Mais d’intenses négociations ont permis d’enrayer, au moins temporairement, la crise. Les mercenaires sont donc rentrés dans leurs camps pour éviter un bain de sang.
Comment la Russie en est-elle arrivée là ?
Samedi matin, Evgueni Prigojine, fondateur et chef de Wagner, a averti : “Nous marcherons sur Moscou.” Sa décision n’était que l’aboutissement d’une rivalité puis d’un désaccord irrévocable entre les chefs de l’appareil militaire russe et Prigojine, le protégé de Vladimir Poutine devenu chef de guerre en Ukraine, auréolé de ses succès à Soledar et Bakhmout.
Début mai, dans une vidéo macabre, le chef des mercenaires avait accusé l’état-major russe de ne pas lui fournir suffisamment de munitions pour le priver d’une victoire à Bakhmout. Cette vidéo, filmée de nuit devant un monceau de cadavres de mercenaires, était d’une rare violence. Elle allait beaucoup plus loin que les vidéos précédentes de Prigojine filmées dans des cimetières militaires, avec des drapeaux et des couronnes mortuaires. Certes, il y apostrophait déjà les chefs militaires russes. Mais la mise en scène macabre de la vidéo de mai tranchait dramatiquement avec le ton et le décorum des vidéos diffusées jusqu’à présent.
Sans remontrance de Vladimir Poutine, Prigojine s’est enhardi et a multiplié les invectives contre le ministre de la Défense Sergueï Choïgou et le chef d’état-major de l’armée russe Valery Gerasimov, dénonçant leurs errements tactiques.
Vendredi, le Service fédéral de sécurité russe (FSB) a ouvert une enquête contre Evgueni Prigojine, pour appel à la mutinerie armée. Prigojine venait d’accuser l’armée russe d’avoir tué 2 000 de ses combattants. “Ceux qui ont détruit nos hommes, qui ont détruit la vie de dizaines de milliers de soldats russes, seront punis. Je demande que personne n’oppose de résistance” , avait-il déclaré dans une série de messages audio diffusés sur sa chaîne officielle du réseau Telegram. “Nous sommes 25 000 et nous allons comprendre pourquoi le chaos règne dans le pays” , avait-il prévenu.
Piqué au vif par sa mise en cause, Prigojine a déployé ses troupes à Rostov, dans le sud de la Russie. Hier matin, elles ont pris le contrôle des bases militaires locales et du quartier général de la zone sud d’où sont coordonnées les opérations militaires en Ukraine. Les unités de Wagner, équipées en chars et en missiles sol-air, ont ensuite entamé leur progression en direction de Moscou.
Au nombre de 5 000 hommes, selon des dirigeants russes, elles ont traversé sans rencontrer de résistance deux autres régions, celles de Lipetsk et Voronej, les forces de sécurité fédérales ayant organisé leur principale ligne d’arrêt sur la rivière Oka, à la hauteur de Serpukov, à 100 km au sud de la capitale.
C’était sans compter sur une médiation de la Biélorussie : « Evgueni Prigojine a accepté la proposition du président Alexandre Louka-chenko d’arrêter les mouvements des hommes armés de la société Wagner et les mesures pour une désescalade des tensions » , a indiqué le canal Telegram officieux de la présidence biélorusse. Vers 21 h, les mesures de sécurité commençaient à être levées et les hommes de Wagner rebroussaient chemin.
Dans la soirée, le porte-parole du Kremlin remerciait le président biélorusse pour son rôle de médiateur, assurant que les combattants de Wagner ne seraient pas poursuivis pénalement et que l’enquête visant Prigojine – attendu en Biélorussie – serait abandonnée.