Service militaire : les Français sont-ils atteints d’amnésie rétrograde ?
Service militaire : les Français sont-ils atteints d’amnésie rétrograde ?
Sommaire
Construite sur les aspirations croissantes des Français en faveur d’un retour du Service militaire, la première ministre, Elizabeth Bornes, a intégré, dans ses 4 mesures phares destinées à prévenir les émeutes comme celles de l’été 2023, une proposition d’encadrement militaire des jeunes les plus problématiques. Si la solution gouvernementale est évidemment incohérente, comme les lui rappelleront les Armées, elle s’appuie une vision idéalisée des Français concernant un Service national paré de toutes les vertus, sauf celles pour lequel il était conçu.
Connaissez-vous l’amnésie rétrograde ? Selon le dictionnaire médical de l’Académie de Médecine, il s’agit d’un trouble de la mémoire à type d’amnésie d’évocation ou de remémoration, qui intéresse la restitution d’évènements ayant précédé la maladie, et dont le souvenir était bien conservé auparavant.
Concrètement, on est atteint de ce type d’amnésie, lorsque l’on ne parvient plus à se remémorer des souvenirs antérieurs au traumatisme lui ayant donné naissance. Et l’amnésie antérograde, hé bien, c’est l’inverse.
Il se pourrait bien que les Français soit atteint de ce mal sévère, aux dires des médecins, tout au moins lorsqu’il s’agit du service national, et plus précisément, du service militaire.
L’encadrement des jeunes délinquants par les Armées : bis repetita
À l’occasion de la présentation du plan d’action gouvernemental lancé suite aux émeutes urbaines d’il y a tout juste trois mois, après la mort tragique du jeune Nahel, consécutif au tir d’un policier après qu’il ait forcé un contrôle routier, la première ministre a présenté les quatre mesures qui seront mises en œuvre pour contenir cette dérive sensible de la société française.
L’une de ces mesures s’appuie sur un possible encadrement des « jeunes à problèmes », par les forces armées. Cette annonce a, comme à chaque fois, fait vertement réagir l’écosystème défense, pour qui les armées n’ont pas vocation, et surtout pas les moyens, d’exécuter une telle mission, d’autant que les tensions internationales requièrent la concentration de ses moyens divisés par deux ces quinze dernières années, pour protéger le pays et ses intérêts.
« Comme à chaque fois », car une telle hypothèse, consistant à s’appuyer sur les armées pour encadrer la délinquance juvénile, a été avancée à plusieurs reprises lors des dernières années. Ainsi, il y a tout juste plus d’un an, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, avait, lui aussi, annoncé une mesure semblable à Mayotte, là encore pour contenir une jeunesse hors de contrôle.
Si l’idée est exhumée à chaque émeute, en dépit de l’opposition farouche des armées, ce n’est pas par hasard. En effet, une majorité de Français semble approuver la mesure. Plus globalement, ceux-ci aujourd’hui sont très majoritairement en faveur d’un retour d’une institution française jusqu’en 1996, à savoir, le service nationale.
En effet, ces dernières années, les nombreux sondages commandés sur le sujet, montre un nombre croissant d’opinions favorables concernant un retour du fameux service militaire.
Les Français à 75 % en faveur d’un retour au Service Militaire dans les sondages
L’un des plus récents, datant de l’hiver 2023 et réalisé par l’Ifop, montre que 75 % des Français se disent favorables à son retour en rendant obligatoire le Service National Universel, l’une des mesures phares du programme D’Emmanuel Macron en 2017, et l’une des très rares promesses de campagne du président en matière de défense, qui n’aura pas été tenue.
Un sondage, plus récent, encore une fois, de l’Ifop, confirme la tendance, avec 66% des personnes interrogées regrettant le service militaire. Même si seuls 27 % des concernés, les 18-24 ans, partagent cet avis, ces sondages répétés ont de quoi conforter les gouvernants lorsqu’ils annoncent vouloir s’appuyer sur les armées pour encadrer les délinquants.
Il n’en a pourtant pas toujours été ainsi. En 2012, ils n’étaient que 62 % à souhaiter le retour du Service national. Et en 2006, dix ans après la suspension du service national par Jacques Chirac, seuls 59 % des Français regrettaient cette institution.
Mais qu’en était-il en 1996, et avant cela, lorsque, justement, le Service national existait encore ? La situation était, en réalité, toute opposée à aujourd’hui.
Ainsi, en 1996, 46 % des Français approuvaient l’arrêt de la conscription et seuls 43 % y étaient opposés. Plus avant, en 1989, s’ils étaient 53 % à se déclarer opposés à la fin du Service militaire, mais paradoxalement, 65 % des Français se déclaraient en faveur d’une armée de métier.
Ce paradoxe trouve ses explications dans un sondage de 1992, dans lequel seuls 15 % des Français interrogés se déclaraient prêts à rejoindre les armées pour aller combattre si le pays était menacé, alors que 32 % déclaraient accepter de rejoindre une unité non-combattante, et 34 % se déclarant prêts à tout faire pour éviter d’être engagé.
Une vision tronquée, mais croissante, des vertus du Service national
Que nous disent tous ces sondages ? En premier lieu, que le sujet intéresse. Ainsi, ces quinze dernières années, plus d’une dizaine de sondages nationaux ont été commandés aux instituts spécialisés sur le sujet. Dans le même temps, aucun sondage n’a porté, par exemple, sur la restauration de la vignette automobile, abrogée en 2005.
En second lieu, que la nostalgie croissante du service national en France, concerne surtout ceux qui n’auront pas à le faire, et beaucoup moins ceux qui pourraient être appelés. Rien d’étonnant à cela, quand on voit les difficultés remontrées par les Armées pour faire le plein de recrues, professionnelles comme réservistes.
Troisième constat, cet engouement pour le service militaire, n’a rien à voir avec l’objectif principal des armées, à savoir défendre la nation. Un sondage datant de janvier 2015, juste après les attaques de Charlie Hebdo, montrait ainsi que pour la majorité de Français favorable à un retour du service national, les objectifs les plus souvent cités étaient l’intégration, le brassage social et la transmission des valeurs républicaines. De défense, il n’était pas question.
À ce titre, il est utile de relire l’article de 2022 de Bénédicte Chéron, une spécialiste du sujet, publié dans La Croix, quant aux résultats plus que mitigés qu’ont eu les expériences d’encadrement par les armées des jeunes délinquants par le passé, comme le JET.
Enfin, tout indique que plus le temps passe, plus les Français ont une vision erronée, voire idéalisée, des vertus qu’avait le Service Militaire, en particulier pour ce qui concernait son moteur intégratif, et son rôle social. Ceux qui ont pu, ou du, encadrer de jeunes appelés du contingent lors de ses dernières années, savent parfaitement qu’il était impossible de se substituer, en quelques mois, à une éducation défaillante, que ce soit le fait des parents, ou de l’éducation nationale.
Il ne s’agissait, alors, que de travailler au mieux avec les plus volontaires, et de limiter la casse quant aux plus rétifs, sans d’ailleurs de distinction d’origine ou de classe sociale à ce sujet.
Amnésie rétrograde, quand tu nous tiens…
De fait, l’annonce faite par Elizabeth Bornes, concernant un possible encadrement militaire des jeunes délinquants, n’est que la conséquence aisée d’une aspiration populaire fortement ancrée, elle-même basée sur un souvenir erroné des vertus supposées de l’encadrement militaire.
Nous avons bien là, les caractéristiques d’une amnésie rétrogrades sévères à l’échelle d’un pays. Les médecins sont prévenus.