Prise en charge des femmes djihadistes : la spécificité française

Prise en charge des femmes djihadistes : la spécificité française

Une étude comparative menée dans quatre pays européens le montre : la France, dont le contingent de ressortissantes parties en zone syro-irakienne était le plus important, est aussi la plus ferme dans son traitement judiciaire et pénitentiaire. Des spécialistes, dont l’auteur de l’étude, analysent ce cas particulier.
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Le terrorisme est un phénomène important parmi ceux que les quatre cercles du périmètre de la défense nationale cherchent à contrer. Concernant le terrorisme djihadiste, ses acteurs sont généralement analysés soit sous un prisme global, soit sous un prisme individuel. C’est ce qui rend intéressante l’étude dévoilée fin janvier (en anglais) par l’International Centre for Counter-Terrorism (ICCT), un think-tank indépendant basé à La Haye (Pays-Bas). Réalisée par un panel international de chercheurs, elle compare les réponses judiciaires au djihadisme féminin dans quatre pays : l’Allemagne, la Belgique, les Pays-Bas et la France.

Sur les 5 à 6 000 Européens arrivés en zone syro-irakienne à l’apogée de Daech (deuxième tiers des années 2010), environ 1500 étaient français. Parmi eux, 500 femmes. Dans l’ensemble comme pour les seules femmes, il s’agissait des plus gros contingents d’Europe.

Comment expliquer cette forte proportion de femmes ? « C’est une vaste question, la réponse n’est pas simple », prévient l’auteur de la partie française de l’étude, Marc Hecker. Le politologue, directeur adjoint de l’Institut français des relations internationales (IFRI), peut donner « quelques éléments » : d’abord, « dans la propagande de Daech, la France est particulièrement ciblée, désignée comme un pays en guerre contre l’islam à la fois à l’extérieur de ses frontières » et à l’intérieur, avec la laïcité, présentée « comme de l’islamophobie institutionnalisée ».

LA PLUPART DES FEMMES N’ONT PAS DE CASIER JUDICIAIRE, À L’INVERSE DES HOMMES

Ensuite, des réseaux anciens implantés dans différents territoires (Toulouse, régions parisienne ou lyonnaise, Nord, Alsace…) « ont concentré des filières djihadistes importantes » : « Lorsque quelques personnes d’un territoire commencent à partir en zone syro-irakienne, elles entraînent d’autres personnes parmi leurs connaissances. »

Journaliste à Mediapart et auteur de nombreux ouvrages sur le djihadisme (dont « Femmes de djihadistes », Fayard, 2016), Matthieu Suc ajoute une autre motivation possible pour les femmes : « Le statut de « chahid » [martyr dans l’islam] offre selon les islamistes 72 vierges, mais aussi la possibilité d’intercéder pour 72 personnes de son entourage, et de les faire venir au paradis. » Il relève aussi que les femmes engagées dans le terrorisme islamiste sont en général « plus studieuses que les hommes » et « connaissent mieux le Coran ».

Autre différence : selon l’étude de l’ICCT, 80% des femmes n’ont pas de casier judiciaire, une tendance inverse à celle des hommes : « C’est une des différences les plus notables » entre les deux genres, note Marc Hecker, ajoutant que « le crime-terror nexus », le lien entre criminalité et terrorisme, est « une notion très présente dans les études sur le djihadisme ».

Selon lui, une première explication se trouve dans la différence hommes-femmes au sein de la population carcérale générale. « Il y a beaucoup moins de femmes dans les prisons françaises », observe le chercheur en parlant d’un ordre de grandeur de 2 500 femmes sur 75 000 détenus environ.

UN ÉCHANTILLON DE 91 FEMMES PRÉSENTES DANS 94 AFFAIRES

Marc Hecker avance un autre élément, une hypothèse plus spécifique à cette mouvance djihadiste : pour les hommes, Daech cherchait des combattants prêts à donner la mort ; pour les femmes, l’idéal de la femme vertueuse selon l’organisation islamiste « collait mieux avec des profils non-délinquants que délinquants ».

Matthieu Suc est du même avis, évoquant les « droits et devoirs des épouses et veuves » de djihadistes publiés dans Dar al-Islam, la revue francophone de propagande de Daech. Mais toutes les femmes djihadistes ne correspondent pas à ce profil. Marc Hecker a travaillé sur un échantillon de 91 femmes présentes dans 94 affaires différentes : « Dans cet échantillon, il y avait quand même une vingtaine de femmes impliquées dans des projets d’attentats. »

Parmi les djihadistes françaises les plus connues, on peut mentionner Hayat Boumeddiene, veuve d’Amedy Coulibaly, le tueur de l’Hyper Cacher de Vincennes, en janvier 2015. Condamnée par contumace à 30 ans de réclusion criminelle pour « association de malfaiteurs terroriste » et financement du terrorisme, elle a quitté la France avant l’attentat de son compagnon et demeure introuvable depuis. La convertie bretonne Émilie König, « placée assez haut dans la hiérarchie de Daech » selon Matthieu Suc, a été arrêtée en 2017 en Syrie puis rapatriée en 2022. Début 2024, elle a été transférée dans l’un des deux quartiers de prise en charge de la radicalisation (QPR) réservés aux femmes, à Rennes. Le second a été inauguré il y a quelques semaines à Roanne (Loire).

En France, le cas le plus emblématique impliquant des femmes djihadistes reste « l’affaire des bombonnes de Notre-Dame », en septembre 2016, quand un groupe 100% féminin avait tenté de faire exploser des bombonnes de gaz non loin de la cathédrale parisienne. « Il y a d’autres cas, beaucoup moins connus, de femmes parfois très jeunes qui ont projeté de commettre des attentats en France », précise Marc Hecker.

« TRANSMISSION DE VALEURS » À LA FUTURE GÉNÉRATION

L’idée qu’avec cette tentative d’attentat, les autorités françaises seraient passées d’une conception de la femme djihadiste soumise et influencée à celle d’une véritable combattante est « en partie erronée », selon le chercheur : la justice française avait déjà évolué avant cette tentative médiatisée. Un arrêt « extrêmement important » de la Cour de cassation, en juillet 2016, stipule en effet que l’« association de malfaiteurs terroriste » peut s’appliquer aux personnes faisant partie d’un groupe même si elles ne sont pas impliquées directement dans les actes criminels de ce groupe. Depuis lors, « une femme qui n’aurait que cuisiné pour son mari » est considérée comme un soutien logistique du terrorisme.

C’est le cas de la plupart des femmes djihadistes condamnées en France. « Pour la majorité des femmes qui sont parties dans la zone syro-irakienne, l’idéal qu’elles avaient, c’est celui qui est projeté par Daech dans sa propagande », détaille Marc Hecker. « Celui de femmes au foyer : femme de djihadiste et aussi mère d’enfants, ceux qu’on a appelé en Occident les « lionceaux du califat ». L’idéal type de la femme djihadiste pour Daech, ce n’est donc pas une femme combattante ou violente, c’est une femme qui soutient son mari et qui élève ses enfants. » Dans ce cas, leur rôle est donc plus celui de « transmission de valeurs, de transmission culturelle » à la future génération.

Voilà pourquoi ces femmes « revenantes » de la zone syro-irakienne sont incarcérées dès leur retour en France. Et dès l’aéroport, elles sont séparées de leurs enfants, car ces derniers « sont considérés comme des victimes », rappelle le chercheur. Leur prise en charge est ensuite calquée sur celle des hommes, qui a beaucoup évolué depuis 2015. D’abord, une évaluation dans des quartiers d’évaluation de la radicalisation (QER) ; les premiers pour les femmes ont été créés en 2021-22. Ensuite, trois possibilités : pour les moins radicalisées, la détention ordinaire, qui concerne la majorité d’entre elles ; pour les plus radicalisées, la possibilité de les envoyer à l’isolement (autour de 10%) ; enfin, entre les deux, les QPR, où sont appliqués des programmes spécifiques visant à les déradicaliser.

DES PEINES PLUS LONGUES EN FRANCE QUE DANS LES AUTRES PAYS ÉTUDIÉS

Les QPR comptent en ce moment plus d’hommes que de femmes, mais la proportion de ces dernières envoyées en QPR après leur évaluation est supérieure à celle des hommes. Selon Marc Hecker, la place importante prise par les femmes dernièrement s’explique par les décisions gouvernementales de les rapatrier entre les étés 2022 et 2023. En février 2023, les hommes djihadistes comptaient pour 0,5% de la population carcérale masculine, et les femmes djihadistes pour 4% de la population carcérale féminine. « Le pic de détenus terroristes a été atteint en mars 2020 avec 540 personnes », précise-t-il. Depuis lors, ce chiffre décroît.

Une fois jugées, elles écopent de peines plus longues en France que dans les autres pays étudiés : 30 ans au maximum pour association de malfaiteurs terroriste, contre des plafonds « nettement plus bas » dans les trois autres pays, observe le chercheur. C’est la même chose pour les peines réellement appliquées : 17 ans, 14 ans, 12 ans pour des revenantes en France, et en moyenne 6 ans pour simple activité « domestique », de soutien logistique donc.

Parmi les 91 dossiers de femmes djihadistes qu’il a étudiés pour ce rapport, Marc Hecker a rencontré de visu six d’entre elles. « Sur ce qu’elles avaient à raconter, il faut être très prudent, surtout pour celles qui n’étaient pas encore jugées : elles ont un discours assez stéréotypé, qui tend à les dédouaner », estime-t-il. « Évidemment, il est impossible de savoir si ce discours est franc ou s’il s’agit d’une forme de manipulation, d’instrumentalisation. »

Un cas qu’il a rencontré corrobore « quelque chose qu’on entend beaucoup », celui d’une mère plaçant l’idéologie au-dessus de ses enfants. Arrêtée avec trois enfants à l’aéroport d’Istanbul, elle a choisi d’en abandonner un afin de pouvoir rejoindre Daech.

Tirant les leçons de cette étude, il note que les quatre pays ont à la fois « une perception de la menace qui est différente, et une manière de traiter cette menace qui est différente ». « En réalité » selon lui, « ce qui est en jeu, c’est la transmission de valeur à des enfants. Comment un État agit-il là-dessus ? C’est évidemment très complexe quand on est dans un État libéral. »

Marc Hecker préconise de réhabiliter la notion de déradicalisation : « Elle a été extrêmement critiquée ces dernières années en France. Mais peut-être faudrait-il un petit peu la réhabiliter, car ce qui est en jeu, c’est que les valeurs transmises par des mères à leurs enfants ne soient pas des valeurs radicales. Et pour ce faire, il faut pouvoir faire évoluer la perception que ces femmes ont de leur environnement, de leur religion. »