Pourquoi la technologie du grand drone sous-marin XLUUV est-elle stratégique pour les marines militaires ?
Après le succès des phases d’essais de son démonstrateur DDO, un grand drone sous-marin, ou XLUUV, Naval Group s’est vu notifié un contrat pour la conception d’un nouveau système de même type, mais plus imposant, ainsi que de l’ensemble des technologies clés pour équiper et mettre en œuvre ces drones navals.
Dans ce domaine, la France n’est pas en retard, et fait même partie des nations les plus avancées, avec les États-Unis. Elle n’est cependant pas la seule à investir d’importants moyens pour se doter de XLUUV. En effet, savoir concevoir, et mettre en œuvre ces grands drones sous-marins militaires, va rapidement devenir un enjeu stratégique pour de nombreuses marines. Voilà pourquoi…
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Si les drones ont fait leur entrée sur les champs de bataille aériens depuis plusieurs décennies, l’arrivée de ces systèmes automatisés est beaucoup plus récente dans les autres espaces de conflictualité, pour des raisons toutefois souvent différentes. Ainsi, le principal obstacle à la conception d’un drone terrestre, réside dans la gestion de sa mobilité sur un terrain par nature chaotique et changeant, comme sur un champ de bataille.
Dans le domaine des drones de surface, ce sont avant tout les contraintes liées à la durée des missions qui concentrent les efforts des chercheurs. En effet, là où un drone de combat va tenir l’air pendant, au mieux, quelques dizaines d’heures, un drone de surface de grande taille va effectuer sa mission sur plusieurs semaines, peut-être même plusieurs mois, avec son lot d’avaries et de fortunes de mer.
Les drones sous-marins, quant à eux, cumulent les contraintes des unités de surface, avec un impératif fort en matière de discrétion, spécialement dans le domaine électromagnétique et acoustique, alors que très peu de pays ont, effectivement, les compétences pour concevoir un sous-marin conventionnel.
Ainsi, si, pour être opérationnel, un drone de surface peut s’appuyer sur une liaison de donnée avec un centre de contrôle, la discrétion indispensable liée à la mission sous-marine militaire, impose de réduire au maximum ces échanges électromagnétiques, et donc de concevoir un drone disposant d’une autonomie très étendue en matière de pilotage, mais aussi de conduite de mission, voire de décision opérationnelle.
Un nouveau programme français basé sur le démonstrateur DDO de grand drone sous-marin de Naval Group
Dans ce domaine, le français Naval Group a pris les devants de la programmation militaire nationale, en développant, sur fonds propres, un démonstrateur baptisé DDO, pour Démonstrateur de Drone Océanique.
Sa présentation eut lieu, concomitamment à sa première mise à la mer, en octobre 2021, à l’occasion des Naval Group Innovation Days, un événement annuel de l’industriel destiné à promouvoir et présenter ses innovations et avancées technologiques récentes.
Long de 10 mètres pour 10 tonnes de déplacement, le DDO a depuis mené plusieurs campagnes d’essais, tant pour valider les arbitrages et développements des ingénieurs de Naval Group, que pour récolter de nombreuses données et expériences liées à sa mise en œuvre, comme c’est le rôle d’un démonstrateur.
Le pari de l’industriel a été payant. En effet, après que des financements de la DGA ont accompagné Naval Group lors des essais de son démonstrateur, et comme planifié par la nouvelle LPM 2024-2030, celui-ci a été notifié d’un contrat de recherche et de développement, de la part de la DGA, pour la conception, la fabrication et les essais d’un nouvel XLUUV, acronyme anglophone pour Très Grand Véhicule Sous-marin sans Équipage, sur la base des acquis du programme DDO.
Le nouveau drone devra être plus grand, et plus lourd, que le démonstrateur initial, sans que ses dimensions aient été spécifiquement définies. Pendant ce temps, le DDO servira, quant à lui, de plateforme pour un ensemble de développements dans le domaine de l’endurance, de la production d’énergie, de l’intégration de senseurs, et surtout de l’automatisation et la prise de décision autonome, sujets mis largement en avant par la DGA et Naval group dans ce dossier.
Les principaux programmes de XLUUV dans le monde
La France, Naval Group, et la Marine nationale, ne sont pas les seuls à s’intéresser de près, et à investir, dans le développement de ce type de technologie. Des programmes similaires, plus ou moins avancés, sont, en effet, en cours dans plusieurs pays, en particulier ceux dotés des compétences en matière de conception et de construction de sous-marins militaires.
C’est le cas des États-Unis et de l’US Navy, avec le programme ORCA, dont la conception a été confiée à Boeing et la construction aux chantiers navals HHI de Lockheed Martin. Le premier prototype a été livré par l’industriel à la fin de l’année dernière, et qui, depuis, multiplie les tests et essais.
Long de 26 mètres, mais avec un déplacement de seulement huit tonnes, l’ORCA doit être construit à six exemplaires, pour mener l’ensemble des tests et essais, y compris en matière de déploiement opérationnel, afin de pouvoir entamer la conception et la construction d’une classe de grands (Large) et très grands (eXtra Large) drones sous-marins autonomes venant renforcer et étendre les capacités de l’US Navy, à partir de la fin de la décennie.
Plusieurs autres pays, comme le Japon, la Corée du Sud, l’Allemagne et Israël, ont annoncé, ces derniers mois, s’être engagés dans des programmes similaires. Tout comme la Chine, dont on ignore cependant l’état d’avancement dans ce domaine, Pékin étant traditionnellement très discret pour ce qui concerne les développements de technologies sous-marines.
Quoi qu’il en soit, avec un démonstrateur de 10 tonnes ayant déjà effectué plusieurs campagnes d’essais, et un programme ambitieux à suivre, la France est à la pointe dans le domaine des XLUUV, et entend bien le rester.
Des capacités opérationnelles bientôt indispensables pour toutes les marines militaires
Il faut dire que les possibilités promises par l’arrivée des XLUUV dans l’inventaire des grandes marines militaires, ont de quoi aiguiser les appétits des stratèges navals. En effet, par leurs performances, leurs couts réduits, leur mobilité et une empreinte RH limitée, ces drones sous-marins étendent sensiblement les capacités des sous-marins traditionnels, qu’ils soient à propulsion conventionnelle, et même nucléaire.
Par leurs prix réduits, on parle de 20 m€ pour la version surveillance (10 tonnes) du DDO, leur panoplie de senseurs, et leur autonomie à la mer, les XLUUV représentent, sans le moindre doute, l’une des solutions les plus efficaces pour surveiller et sécuriser un espace maritime étendu, des côtes, voire des infrastructures navales critiques, comme les ports et arsenaux ou les câbles sous-marins.
Ainsi, la sécurisation d’un arsenal, qui nécessiterait, dans la durée, au moins deux sous-marins nucléaires se passant le relais, ou trois sous-marins à propulsion conventionnelle, pourrait être réalisée par 5 ou 6 XLUUV, tournant par flottille de 2 ou 3, et ne coutant qu’une fraction des couts de construction et de mise en œuvre, de la flottille sous-marine immobilisée pour une telle mission, et par ailleurs, très probablement, plus utile ailleurs.
Les grands drones sous-marins peuvent également s’avérer particulièrement utiles dans les missions trop risquées pour y consacrer un sous-marin, comme le renseignement naval opérationnel à proximité des côtes adverses ou de son dispositif naval, ou la désignation de cible.
Ainsi, un XLUUV peut s’approcher discrètement d’une flotte adverse, en identifier les navires clés, et transmettre les informations à une frégate, un autre sous-marin, ou un stike d’avions de chasse, pour venir les frapper à distance de sécurité, tout en réduisant sensiblement les risques de dégâts collatéraux, et ce bien plus surement qu’avec un sous-marin classique.
Enfin, les XLUUV disposent d’une mobilité incommensurable, en particulier face aux sous-marins traditionnels, y compris à propulsion nucléaire. En effet, par ses dimensions, le DDO peut-être transporté par avion A400M partout dans le monde en 24 heures, alors que sa version de combat, de 20 mètres, pourrait l’être avec un C17. Une fois livrés, ils peuvent rejoindre la mer par camion en quelques heures seulement.
Ainsi, un grand drone naval est capable d’être déployé sur des délais très courts, pour répondre à une situation de crise, bien plus rapidement que ne le peut un SNA, pourtant le système naval le plus véloce, avec le porte-avions, aujourd’hui.
L’ensemble de ces capacités, et celles qui restent à imaginer et à appliquer, confère aux XLUUV un potentiel opérationnel très important, agissant tant comme multiplicateur de forces que comme alternative économique spécialisée, précisément pour employer, au mieux de leurs potentiels, les rares et très onéreux sous-marins d’attaque.
Des enjeux technologiques à l’échelle des enjeux militaires
Reste que pour parvenir à s’en doter, les obstacles technologiques à franchir sont particulièrement nombreux et difficiles. Déjà, le ticket d’entrée pour être en mesure de concevoir des XLUUV efficaces, capables d’exploiter le plein potentiel de ce nouvel outil, est particulièrement élevé, puisqu’il nécessite de savoir concevoir et fabriquer des sous-marins militaires conventionnels ou nucléaires.
En effet, les fonds marins représentent un des milieux, avec l’espace sidéral, les plus hostiles et agressifs adressables par la technologie humaine aujourd’hui. S’il est évidemment possible de bricoler un semi-sous-marin partiellement autonome, potentiellement capable de mener une mission d’attaque suicide, à l’aide d’une liaison satellite qui en annulerait le bénéfice de la discussion, la conception d’un véritable XLUUV, requiert de maitriser l’ensemble des compétences sous-marines militaires, et bien davantage.
Ce n’est visiblement pas un sport de masse. En effet, à ce jour, seuls les cinq membres permanents du conseil de sécurité des nations unis, ainsi que le Japon, la Corée du Sud, l’Allemagne, la Suède, et l’Inde, disposent effectivement de ces compétences.
Le cas d’Israël, et de la Turquie qui ne tardera certainement pas à révéler un programme similaire, est particulier. Si ces deux pays ne conçoivent pas leurs sous-marins, ils en maitrisent cependant la majorité des technologies, et dispose d’un grand savoir-faire dans le domaine des drones et systèmes autonomes. En outre, ni l’un, ni l’autre, n’a d’ambitions océaniques à proprement parler.
Le second enjeu technologique, pour la conception, et surtout la mise en œuvre efficace des XLUUV, englobe les enjeux de discrétion, ainsi que de décision autonome et de conduite de mission. En effet, pour exploiter pleinement le potentiel d’un XLUUV, celui-ci se doit d’être au moins aussi discret, acoustiquement parlant, comme dans le spectre électromagnétique, qu’un sous-marin militaire moderne.
Impossible, dans ces circonstances, de s’appuyer sur une liaison de données permanente avec un poste de pilotage et de contrôle basé à terre, comme c’est le cas des drones de combat aériens aujourd’hui. Cet enjeu est, à ce titre, l’axe prioritaire de recherche et développement identifié par la DGA, dans le contrat passé à Naval group, il y a quelques jours.
Remarque : Notons cependant que d’importants efforts sont produits, en particulier autour des programmes de chasseurs de nouvelle génération comme SCAF, GCAP ou NGAD, pour en accroitre l’autonomie décisionnaire, et réduire autant que possible les émissions, aussi peu discrètes que sensibles au brouillage.
Or, si un drone aérien va évoluer quelques heures au-dessus d’un espace aérien peu évolutif, avant de regagner sa base, les XLUUV vont devoir mener des missions de plusieurs semaines, et donc faire preuve d’une capacité d’adaptation considérablement plus étendue, pour répondre efficacement et de manière normalisée, à l’ensemble des scénarios et situations auxquels il pourrait être confronté. Le tout, évidemment, en conservant, pour certaines décisions clés, l’arbitrage humain comme verrou infranchissable.
Cette durée de mission engendre, elle aussi, des contraintes qu’il conviendra de traiter. En effet, un navire à la mer, qu’il soit ou non autonome, est exposé à des avaries et des fortunes de mer. Le XLUUV devra être en mesure d’encaisser ces avaries, qu’elles soient liées au contexte opérationnel, ou simplement à son utilisation navale, tout en poursuivant sa mission avec efficacité et fiabilité, sur la durée requise.
Il conviendra aussi, certainement, d’imaginer la manière dont les avaries majeures pourraient être réparées par des navires de soutien, sans que le retour au port soit nécessaire.
À ce titre, il faudra, enfin, disposer d’une capacité de soutien adaptée à l’utilisation de ces drones, et surtout veiller à ce que les réparations et interventions pour compenser l’absence d’équipage, ne viennent pas saturer les capacités de maintenance, et au final, créer un embouteillage qui viendrait annuler les bénéfices attendus par l’utilisation de ces systèmes.
Conclusion
On le voit, la conception et la mise en œuvre des grands drones sous-marins, va probablement devenir, si ce n’est pas déjà le cas, l’un des grands enjeux technologiques et opérationnels liés à la guerre navale, dans les années à venir.
Dans ce domaine, la France n’a pas raté son départ, en particulier grâce à l’initiative de Naval Group, qui a développé, sur fonds propres, avant même que la planification militaire ne s’intéresse au sujet, un démonstrateur très prometteur, le DDO, lui conférant une réelle avance technologique dans ce domaine.
Au-delà des performances et capacités opérationnelles que ces futurs XLUUV vont apporter aux flottes sous-marines, les systèmes auront, également, un important potentiel commercial sur la scène international. Leur prix, en effet, les mettra à la portée de nombreuses marines n’ayant pas les moyens de se doter de véritables sous-marins, ou qui sont dotées d’une flotte sous-marine réduite.
La conjonction de capacités nouvelles, complémentaires ou substitutives des systèmes existants, et d’un marché plus étendu, fait du XLUUV un des futurs systèmes d’arme majeurs, dont toutes les marines devront se doter. Ils constitueront, par ailleurs, un véritable pivot de l’action naval militaire, qu’elle soit offensive ou défensive. Il convient donc, évidemment, de ne pas rater la marche, comme ce fut le cas, en Europe, pour les drones aériens de combat.
Article du 1ᵉʳ février 2024 en version intégrale jusqu’au 14 juillet 2024