Déroute de l’occident ?
par Colonel (e.r) Gilles Lemaire – publié le 2 août 2021
La Une du magazine « Le Point » portait récemment le titre « la déroute de l’Occident »[1].
C’est le retrait furtif et honteux de l’Amérique d’Afghanistan après vingt ans de guerre dans ce pays qui motivait ce titre. On découvrait un soldat américain survolant Kaboul, assis sur la tranche arrière d’un hélicoptère lourd. Ce survol, ce type d’appareil, n’était pas sans rappeler la triste évacuation de l’ambassade américaine du Vietnam en 1975, les mêmes hélicoptères se succédant alors pour évacuer depuis le toit du bâtiment la foule cherchant à échapper à l’arrivée des troupes nord-vietnamiennes. Ces mêmes hélicoptères étant jetés à la mer après leur appontage parce qu’encombrant le pont d’envol du porte-avions qui les attendait au large. Images traumatisantes ! Ce départ d’Afghanistan a ce même goût d’une nouvelle défaite.
Elle est pourtant célébrée par beaucoup comme une libération psychologique, la prise de conscience de l’incapacité de l’occident à transmettre universellement ses valeurs démocratiques. On constate la dénégation de la thèse de Francis Fukuyama développée sans son livre, « La Fin de l’histoire et le dernier homme », annonçant le triomphe de la démocratie libérale après l’effondrement de l’Urss et la fin de l’expérience du Socialisme dans ce pays. L’échec en Afghanistan fait suite à toutes les guerres menées sans résultat par l’Amérique, partout où le « gendarme du monde » est intervenu, et notamment lors de la dernière croisade visant à mettre un terme au retour de l’islam intégriste. La démocratie n’a pas triomphé. C’est l’aquabonisme qui prévaut !
Ces échecs successifs conduisent les observateurs à prédire le même sort pour ce qui concerne notre actuelle intervention dans le Sahel, à l’heure où le Président de la république chef des armées vient d’annoncer une rétraction sensible de cette intervention. Que peut-on en dire ?
L’attitude de l’Amérique répond à une forme de lassitude après vingt années de présence dans ce pays. On évalue à 6.400 milliards le coût total des guerres menées par les États-Unis en Irak, en Syrie, en Afghanistan et ailleurs depuis 2001. Comme au Vietnam en 1973, ce départ ne sanctionne pas une défaite militaire mais une incapacité à emporter la décision, la prolongation indéfinie de l’intervention devenant insupportable pour le budget américain tout en en entrainant des pertes humaines semblant à terme bien inutiles. Celles-ci se montent, pour ce seul théâtre, à moins de 2500 personnels auxquels il faut ajouter 1800 « contractors »[2]. Elles sont, constatons-le, bien loin d’être comparables à celles subies au Vietnam ou en Corée, le commandement américain s’efforçant de limiter les pertes en application du concept zéro morts proclamé lors de la première invasion de l’Irak.
Pourquoi cet échec ?
L’armée américaine semble peu adaptée à ce type d’intervention conduisant à mener la contre-guérilla. Armée riche d’un pays riche, celle-ci a découvert la vraie guerre en 1917 lors de l’intervention en Europe où le slogan (fallacieux) était « l’artillerie détruit, l’infanterie occupe » – suivi par le concept de « bataille arithmétique »[3] associant feu et mouvement grâce à la puissance de la production industrielle. Fondée sur ces principes, le général Beaufre la décrivait comme « une énorme pompe qui fabrique du feu comme une salamandre »[4].
Cette armée américaine, qui n’a jamais eu à combattre d’invasion de son territoire national, est aussi depuis toujours un corps expéditionnaire que la cause à défendre conduit à ménager. Depuis Bois-Belleau[5], on cherche toujours à limiter les pertes. Pour cela, l’obsession est la puissance de feu alimentée par une logistique infaillible et redondante. Une puissance de feu qui ne ménage pas la population des pays cibles. Ce principe fondateur répond mal aux conflits révolutionnaires fondés sur l’action du faible au fort et sur l’action psychologique qui en découle. Le faible ne compte pas les pertes, il les revendique et les transforme en martyrs. Il est maitre du temps et peut prolonger indéfiniment son action tandis que le fort considère que « le temps c’est de l’argent », et donc des dépenses. L’intervention coûte cher et conduit à l’impopularité. Cet imbroglio, cette aporie, résulte d’une certaine forme d’innocence de l’Amérique parvenue presque malgré elle dans sa fonction de leadership mondial après la désintégration de l’Europe[6]. Avec l’aventure coloniale succédant aux grandes découvertes, l’Europe disposait d’une culture lui permettant d’appréhender la réalité du monde, ce à quoi ne pouvait prétendre l’Amérique toujours marquée par un isolationnisme latent et son exceptionnalisme. Ainsi, après de plus de soixante-dix ans d’interventions de la première armée du monde, de celle qui dispose d’un trésor de guerre quasi inépuisable grâce au règne sans partage du Dollar comme monnaie d’échange internationale, le bilan est bien limité, sinon catastrophique. L’Amérique a certes gagné la guerre froide, guerre défensive menée face à un adversaire moribond qui a implosé de lui-même, mais elle semble bien incapable de faire face à la subversion islamiste et à la montée en puissance de la Chine revancharde. Pire : le retrait d’Afghanistan apparaît pour l’ennemi du moment comme une défaite des infidèles face aux détenteurs de la vraie foi. Cette fuite dans l’urgence marque un triomphe des fous d’Allah qui ne sera pas sans conséquence dans les affaires du monde.
Peut-on en rester là et, pour la France, suivre ce mouvement de rétraction, abandonner le « limès » lointain du Sahel par impuissance déclarée ?
Evidemment non ! Le retentissement en serait immédiat à l’intérieur de nos frontières. Les deux mille mosquées et plus sises sur notre territoire ne manqueraient pas de se faire l’écho de cette brillantissime victoire sur l’adversaire mécréant. Au sahel, l’objectif d’éradication de l’adversaire islamiste peut paraître pour l’heure inatteignable. Pour autant, ce constat ne doit pas amener à abandonner l’objectif essentiel : éviter l’effondrement d’un État de la zone considérée et la constitution d’un nouveau califat constituant une nouvelle base de subversion alimentant une émigration déjà difficilement maîtrisable vers l’Europe. Le maintien d’une force de frappe mesurée au plus juste, fondée sur des moyens aéromobiles et aériens, accompagnée dans le cadre Takuba du soutien à la montée en puissance des armées nationales par leur encadrement au plus près, permet de limiter notre empreinte tout en gagnant en efficacité. Cette guerre du sahel ne peut assurément être gagnée sans l’implication des nationaux des pays considérés. Nous disposons pour cela d’une riche expérience : La « paix française » a jadis été acquise dans des territoires soumis jadis à une insécurité ambiante grâce à des formations comptant essentiellement des personnels africains encadrés par quelques européens. Ces soldats, tirailleurs, méharistes ou goumiers étaient convaincus de porter le progrès et que la France était gage de paix et de sécurité. Nous sommes forts de cette expérience féconde et, depuis les indépendances, de celle des différentes interventions conduisant à une relative stabilisation des pays issus de nos anciennes colonies. Il faut poursuivre cette formule par l’assistance au travers de l’assistance et de l’encadrement limité des armées nationales.
Le bilan actuel de notre intervention dans le Sahel n’est en rien assimilable à celui de l’Amérique dans ses interventions. Il est vrai que l’état de nos finances peut conduire à cet aveu d’impuissance[7]. Maintenir notre action extérieure oblige de fait au maintien d’un budget militaire conséquent. La loi de programmation actuelle en constitue la confirmation. Le coût d’un milliard d’Euros annuels des différentes interventions en cours paraît à certains insupportable au regard des autres exigences de la conduite de l’État, et particulièrement de notre Etat social. Mais cette économie éventuelle est-elle à la hauteur des nombreux besoins exprimés, de l’insatisfaction sociale permanente provoquant manifestations et protestations de tous bords ? On peut en douter. Un arbitrage rigoureux par un gouvernement responsable s’avère nécessaire. Sans doute est-ce dernier registre qu’il convient de réorganiser avant d’envisager la recherche de nouveaux dividendes de la Paix pour satisfaire ces exigences insatiables[8]. Ce milliard des intervention extérieures (ne comprenant pas que le Sahel) représente bien peu au regard des 2.130 milliards d’Euros du Pib intérieur en 2020 (en diminution de 8 pour cent, il est vrai), des 1.434 milliards de dépenses publiques (soit 65 pour cent du PIB, record mondial[9]), des 660 milliards de dépenses sociales (soit 31 pour cent du PIB, La France étant en tête des pays de l’OCDE) des 314 milliards du budget de l’Etat (avec, il est vrai, un déficit de 93 milliards dans le contexte du « quoi qu’il en coûte »).
L’Amérique donne pour l’heure une image désespérante de l’occident. Pouvons-nous à son image battre ainsi en retraite et se promettre au déclin et in fine à l’asservissement ? Il semble que, volonté et rigueur dans la tenue des comptes publics aidant, d’autres voies soient envisageables.
[1] https://www.lepoint.fr/monde/afghanistan-irak-mali-l-occident-au-tapis-26-07-2021-2436809_24.php?M_BT=284913226408#xtor=EPR-6-[Newsletter-Matinale]-20210730
[i2] Les contractors sont des personnels à statut non militaire engagés comme mercenaires pour des tâches de sécurité. Ils sont enrôlés parmi d’ancien militaires de nationalité américaine ou non.
[3] Voir à ce propos l’ouvrage « Histoire de la première guerre mondiale » du général Gambiez et du colonel Suire, Fayard, 1968.
[4] L’armée américaine est bâtie sur le modèle de ce que j’appellerai une entreprise de production de feu. C’est une énorme pompe qui fabrique du feu comme une salamandre : aviation, artillerie, etc. Ils restent sur la base des théories qui régnaient en France, d’ailleurs, en 1917 sous l’influence de Pétain : le feu conquiert, l’infanterie occupe. Entretien « Nouvel Observateur » du 17 avril 1968. Le Général Beaufre (1902-1975) est l’auteur l’indispensable ouvrage « Introduction à la stratégie ».
[5] Premier engagement – sanglant – des Marines en 1917, qui découvraient la guerre des tranchées.
[6] L’Europe a vécu en paix relative avec des conflits limités au cours du 19ème siècle, ce qui a permis son expansion coloniale qui résultait d’un commun accord depuis le traité de Berlin de 1884
[7] Ce qui a bien souvent été le cas dans l’histoire de notre pays.
[8] Lire à ce sujet : Charles Prats, « le cartel des fraudes », Ring, 314 p. qui s’inquiète par exemple du nombre exponentiel de cartes Vital par rapport au chiffre de la population française.