Au CRR-Fr, les évolutions et défis d’un commandement désormais centré sur les opérations de grande ampleur
Le contexte sécuritaire se transforme, l’Alliance atlantique s’adapte en conséquence et avec elle des structures de commandement comme le Corps de réaction rapide – France (CRR-Fr). Depuis le 1er janvier et sa nouvelle prise d’alerte OTAN, cet état-major français basé à Lille est apte à conduire jusqu’à cinq divisions françaises et alliées lors d’une opération terrestre d’envergure. Une certification inédite pour la France et qui s’accompagne de plusieurs défis communs à tout poste de commandement. Explications avec son commandant depuis 2022, le général de corps d’armée Emmanuel Gaulin.
FOB : Vous avez conduit l’exercice Loyal Leda en début d’année. Quels en étaient le scénario et les enjeux, et que représentait-t-il de particulier pour le CRR-Fr ?
GCA Gaulin : Loyal Leda est un exercice au terme duquel le CRR-Fr a été certifié en temps que corps de combat ou « Warfighting Corps » [WFC]. Ceci est l’aboutissement d’un processus d’environ une année durant lequel nous sommes certifiés sur l’ensemble de nos procédures et sur des compétences de planification et d’exécution. Nous avons par exemple été en Pologne en décembre dernier, au Joint Force Training Center. Loyal Leda s’est tenu entre l’est de la France et la Pologne et a rassemblé des unités alliées espagnoles, italiennes, américaines, britanniques, allemandes, etc. Bref, une bonne partie des nations de l’OTAN.
Ensemble, nous avons exécuté un scénario défensif crédible consécutif à l’attaque d’une puissance étrangère dans un compartiment déterminé de l’Alliance. Je commandais une centaine de millier de combattants en très grande majorité générés par la simulation. Loyal Leda étant un CPX, un « command post exercise », seuls les postes de commandement étaient effectivement présents sur le terrain. Trois PC de division ont été placés sous le commandement du WFC, chacun relevant d’une division italienne, espagnole ou française. Je disposais également d’éléments organiques de corps d’armée. Ce n’est qu’un exemple du dispositif que je serais susceptible de mener au combat.
En tant que WFC, nous avons affronté trois corps d’armée – un ennemi bien plus fort que moi – en coordination avec d’autres corps et en s’appuyant sur une chaîne de commandement remontant jusqu’au Land Command de l’OTAN, l’état-major « Terre » installé en Turquie. Cela me permet de démontrer aux décideurs de l’OTAN que la France, via le CRR-Fr, est capable à la fois d’endosser la charge de nation-cadre pour une opération de grande envergure et de haute intensité et de conduire des opérations dites « multi domain », donc multi-milieux et multi-champs [M2MC]. Surtout, elle est en mesure d’intégrer les forces alliées qui viendraient à agir avec nous.
Le corps de combat est l’un des rôles pour lesquels le CRR-Fr est certifié. Nous l’avons été en 2014 pour ce que l’on appelle un rôle de « NATO Response Force » [NRF] correspondant à un volume de forces plus restreint et à des actions de plus faible intensité. En 2017-2018, nous avons été certifiés « Joint Task Force », c’est à dire un volume de forces d’un cran encore inférieur mais pour conduire des opérations très interarmées, des « Small Joint Operations » [SJO]. Le CRR-Fr était à nouveau certifié NRF en 2022 afin de conduire la composante terrestre d’une opération de taille moyenne.
Suite à ce qu’il s’est passé en février 2022 et aux nouvelles menaces qui apparaissent, nous avons basculé sur des volumes de forces beaucoup plus conséquents et avec une capacité d’action étendue et reposant sur toutes les composantes, y compris le cyber, la guerre électromagnétique et informationnelle. Tous les espaces de confrontation sont désormais pris en compte pour des opérations où je serais appelé à commander jusqu’à cinq divisions, soit à peu près 120 000 hommes.
FOB : Décrocher cette certification WFC, c’est une première pour un état-major français ?
GCA Gaulin : Pour la France, oui en quelque sorte. C’est en tout cas la première fois dans l’histoire récente que le CRR-Fr est validé à cet échelon. La logique de WFC a été reprise par l’OTAN il y a seulement trois ou quatre ans. Dorénavant, une partie de la dizaine de corps otaniens sera certifiée WFC afin de démontrer nos capacités à être efficaces dans des opérations « lourdes » de haute intensité.
Ce jalon du WFC devait à l’origine être franchi en 2025. Pour des raisons de programmation, il nous a été demandé d’y parvenir dès 2024. Une proposition émise en 2021, donc avant l’agression russe sur l’Ukraine, et à laquelle nous avons répondu positivement, notre mission centrale restant d’être toujours prêts à nous adapter au mieux à la situation. Cette accélération n’aura pas posé de souci particulier. Il nous aura juste fallu travailler plus dur.
FOB : Pour revenir à Loyal Leda, cet exercice aura-t-il permis de mobiliser des doctrines, des organisation, des moyens nouveaux pour répondre aux objectifs fixés de rapidité, de résilience, de maintien de l’avantage opérationnel ?
GCA Gaulin : Effectivement, non seulement mon état-major de corps d’armée dirigeait des divisions mais il faut aussi tenir compte de la transformation en cours de l’armée de Terre. Des commandements d’appui ont été créés pour les action dans la profondeur et le renseignement, pour la logistique, pour les communications et pour les actions spéciales Terre. Ces nouveaux commandements ont été intégrés dans notre action de façon à réaliser et à coordonner tous les effets dont j’ai besoin pour aller façonner l’ennemi le plus loin possible. Cette logique d’intégration est d’ailleurs interarmées, car j’ai eu sous mes ordres plusieurs dizaines de personnels de l’armée de l’Air et de l’Espace.
L’OTAN est en train d’évoluer, et avec elle ses chaînes de commandement. Ma force appartient à une chaîne de commandement allant du SHAPE jusqu’aux unités de contact, des échelons que Loyal Leda aura aussi permis de tester et d’optimiser. À ce titre, la chaîne C2 [commandement et contrôle] constitue la force de nos dispositifs puisque la qualité d’une opération est principalement basée sur la capacité des chefs à disposer d’évaluations de situation similaires et d’une gestion des risques partagée. Un exercice comme Loyal Leda me permet de démontrer que je m’intègre bien dans une structure à laquelle je n’appartiens pas mais que je suis appelé à rejoindre en cas de besoin.
FOB : Vous mentionnez l’évolution du modèle de force et de la chaîne de commandement de l’OTAN. Cela implique-t-il des processus nouveaux, des configurations de PC adaptés pour le CRR-Fr et qui auraient pu être expérimentés à l’occasion de Loyal Leda ?
GCA Gaulin : Sans être un laboratoire à proprement parler, Loyal Leda a permis d’utiliser, d’optimiser, de tester. Vous avez par exemple l’intégration de tous les effets, manifestée par la création de cellules dédiées, les « Joint Air-Ground Integration Cells ». Ces structures nouvelles me permettent, dès le renseignement reçu, d’aller frapper directement la cible en misant sur la spontanéité et la fulgurance rendue possible par la contraction du délai entre le capteur et l’effecteur. Cela marche très bien, les résultats sont très positifs.
Nous tirons également les leçons des conflits actuels pour monter nos PC. On pense directement à l’Ukraine, mais on regarde aussi avec beaucoup d’intérêt ce qui se passe en Palestine. Nous avons réorganisé nos états-majors de façon à ce qu’ils soient beaucoup plus résilients et mieux protégés. Il y a différents aspects, dont celui de la protection. Evidemment, nous ne plaçons pas nos PC n’importe où. Il y a quelques années, nos PC étaient sous tentes, dans la nature. Aujourd’hui, ils sont organisés différemment et dotés de protections bien plus lourdes et plus efficaces face aux armements. Ensuite, vous avez besoin de redondance. Certaines capacités sont doublées à l’intérieur du PC pour tenir dans la durée, mais il faut surtout privilégier la distribution, une logique dans laquelle vous multipliez les « bulles » PC. Tout cela demande de travailler régulièrement en commun à partir de localisations variées.
FOB : L’évolution rapide du contexte sécuritaire a-t-elle conduit à faire évoluer le scénario de l’exercice depuis l’édition précédente, en décembre 2022 ? Tenez-vous compte davantage de nouvelles menaces, à l’instar du cyber ?
GCA Gaulin : Effectivement, nous accélérons dans les champs où il faut accélérer. Tout le monde a basculé sur le triptyque « compétition-contestation-affrontement », qui a pris la suite du schéma « paix-crise-guerre ». Tout le monde a compris que les temps de paix n’existaient pas vraiment et qu’il fallait intégrer l’ensemble des capacités dès le temps de la compétition. C’est là où l’on rentre dans le M2MC, autrement dit l’intégration des actions maritimes, terrestres, aériennes, spatiales – je travaille beaucoup avec le Commandement de l’Espace – mais aussi les autres domaines comme le cyber, pour lequel je dispose d’un centre particulier me permettant de réaliser des actions en liaison avec le COM CYBER. Cette cellule préexistait mais prend beaucoup plus d’ampleur. À mon niveau, les activités sont en majorité défensives mais nous pouvons conduire des actions offensives, toujours en liaison avec le COM CYBER. Et la logique s’étend aux champs informationnel et électromagnétique, des domaines dans lesquels nous disposons de capacités assez performantes et qui nous permettent de mener des actions tant défensives qu’offensives. C’est la convergence et la cohérence des effets générés dans tous ces domaines et à tous les échelons qui me permettent d’atteindre ce que nous, militaires français, appelons l’effet majeur.
FOB : Quelques semaines après la fin de l’exercice, quelles sont vos conclusions, RETEX et enseignements pour l’avenir ?
GCA Gaulin : Le premier RETEX selon moi, c’est la pérennité des principes généraux de la guerre. Nous avons toujours besoin de liberté d’action, de concentration des efforts et d’économie des moyens. Mon deuxième RETEX, c’est l’importance de la chaîne C2. Sa force et sa robustesse doivent permettre cette complémentarité entre les effets à différents niveaux et de parvenir à des évaluations de situation similaires pour garantir la compréhension commune de la prise de risques et du tempo des opérations. La survivabilité de cette chaîne et des PC est à ce titre primordiale. Nous n’irons pas très loin si nous ne sommes pas capables de nous protéger des coups de l’adversaire, quel qu’il soit.
Derrière le cyber, les drones sont un autre facteur de changement. Les drones ne sont pas complètement nouveaux, mais leur impact est fort sur les opérations et dans la volonté du chef de cacher ses intentions à l’adversaire. L’atteinte de cet objectif demande de réfléchir autrement face à la permanence des capteurs. Et l’enjeu s’étend bien entendu au champ électromagnétique pour réduire au maximum le rayonnement des PC. Le tout ramène à la logique de redondance, absolument nécessaire. Tout cela, nous l’avons testé durant Loyal Leda en mobilisant quelques nouveautés existantes dans le commerce qui, bien que parfois issues du monde civil, permettent d’atteindre un degré de protection tout à fait satisfaisant.
L’une des lignes centrale de mon RETEX, c’est également l’adaptabilité. Il faudra non seulement s’adapter aux technologies nouvelles, mais aussi à la menace. Nous le voyons dans les conflits en cours. Certaines capacités essentielles vont rapidement disparaître car elles seront contrées. L’exemple est démonstratif pour des types de liaisons extrêmement performantes qui ont été contrées et ont nécessité de revoir le modèle. Une fois que l’ennemi a compris, il faut trouver autre chose. L’interopérabilité, enfin, n’est pas neuve mais devient clef face à un adversaire à parité.
FOB : Le contexte est encore plus volatile qu’en 2022 lors de votre dernière prise d’alerte. Ce nouveau mandat en tient-il compte, notamment de par le volume de forces qu’il peut générer ?
GCA Gaulin : Une précision importante : la force n’est pas encore générée et ne le sera qu’au moment où les ordres seront donnés pour remplir une mission déterminée. Je me suis entraîné avec trois divisions. Selon la mission donnée, je peux repartir avec ces trois divisions ou avec d’autres. À mon niveau, cette prise d’alerte demande de maintenir au niveau requis un état-major entraîné et certifié. Il s’agit également de poursuivre toutes les études et actions nécessaires pour maintenir l’interopérabilité.
Je dois par ailleurs entretenir la connaissance des plans de l’OTAN, régulièrement révisés conjointement avec mon état-major, ainsi que la connaissance de la situation dans les zones où nous serions appelés à intervenir. Ce sont surtout les zones frontalières de l’Alliance, mais nous suivons aussi les conflits en cours ailleurs pour prendre en compte tous les RETEX et comprendre les modes d’action des adversaires potentiels et des forces armées agissant d’une manière comparable à la nôtre. L’objectif reste d’en tirer des enseignements. Hier matin, par exemple, nous avons étudié certaines phases d’opération très à l’Est pour mieux comprendre leur réalisation et leur usage des moyens mobilisés.
FOB : L’invasion de l’Ukraine par la Russie voit se succéder les opérations offensives infructueuses dans chaque camp. Que vous inspirent les échecs d’armées dont le volume est relativement similaire de la force que vous seriez appelés à commander ?
GCA Gaulin : Si nous regardons la genèse du conflit, l’un des points d’étonnement relève de la très grande fragmentation de la chaîne C2 russe. Du moins, elle l’était car les Russes apprennent, ont optimisé leur outil, changé leur mission et progressé en matière de commandement.
Le principal problème au final est celui du rapport de forces. Étirées sur les centaines de kilomètres de front, les forces disponibles ne sont plus suffisantes pour percer une ligne. C’est exactement ce qui nous est arrivé en 14-18. Pour percer, il vous faut une concentration de forces que ce pays n’est pas capable de générer aujourd’hui. Les deux camps sont arrivés dans une sorte d’équilibre. Et même si du grignotage continue en certains endroits, les Russes sont dans l’incapacité de mener une opération décisive. L’enjeu, des deux côtés, est donc celui de la mobilisation des moyens.
FOB : Êtes-vous directement concernés par la réorganisation de l’OTAN ? L’adhésion de la Finlande et de la Suède a-t-elle des conséquences pour le CRR-Fr ?
GCA Gaulin : Je suis effectivement directement concerné. Une évolution de la chaîne de commandement a été réalisée et celle-ci continue d’être optimisée. Les plans sont revus de façon régulière. Ce qu’on appelle le « NATO Force Model », le modèle de forces de l’OTAN, est lui aussi adapté. Tout cela, j’y participe en tant qu’acteur car commandant d’une structure mise à disposition de l’OTAN par la France.
Cette évolution n’est pas quelque chose de neuf. Malgré les critiques régulières, l’OTAN est un outil qui s’adapte. La situation lui donne une pertinence extrêmement forte. Je suis d’ailleurs convaincu que nous lui devons une grande partie de notre sécurité. L’une des conséquences pour le WFC, c’est un recentrage sur des opérations de grande ampleur et la mise au second plan des formats SJO et NRF.
Si nous conservons la certification sur ces rôles de moindre ampleur, je pense que nous allons privilégier pour plusieurs années cette casquette de corps d’armée de combat. Nous serons dès lors davantage préparés pour tenir ce degré d’engagement. Il y aura également des restructurations internes parmi les PC et dans notre façon de travailler, le tout pour un rôle orienté très majoritairement vers la haute intensité. Le CRR-Fr ne changera pas fondamentalement, mais je continuerai de disposer de renforcements particuliers. À compter de cet été, j’intègrerai aussi de façon permanente du personnel de l’armée de l’Air et de l’Espace. C’est une autre manifestation de cette volonté de mieux agréger les effets des autres armées pour « casser » l’adversaire au plus loin et au plus fort.
La question de l’adhésion de la Suède et de la Finlande se joue pour l’instant au niveau de l’OTAN et non du corps d’armée. Tous deux sont plutôt orientés vers leurs zones. Il n’y a pas encore de contacts directs avec le CRR-Fr mais nous participons à des réunions communes. Il y a peu, le CRR-Fr organisait les sessions Vauban, un séminaire annuel lors duquel nous avons discuté du commandement des opérations futures et pour lequel j’ai fait intervenir des officiers suédois et finlandais. Leurs connaissances et leurs savoir-faire m’intéressent.
FOB : Le CRR-Fr se projette désormais jusqu’en 2030. Quel est le principal défi identifié ?
GCA Gaulin : Selon moi, le principal défi est celui de la structuration des PC en termes de protection, de résilience et d’adaptation aux technologies nouvelles. Le cyber, le champ électromagnétique doivent être davantage intégrés. Nous travaillons aussi à amener l’intelligence artificielle dans certains domaines, dont celui du renseignement. Nous cherchons à être plus efficaces pour avoir la bonne information au bon moment, la bonne réaction au bon moment. Derrière l’adaptabilité, l’un des autres enjeux restera celui de l’intégration des forces alliées et des nouveaux domaines technologiques. Le tout, sans s’éparpiller.
Cette chaîne C2, nous allons entre autres l’entraîner lors de l’exercice Warfighter 2025 organisé aux États-Unis. Notre rôle consistera à appuyer la 1ère division de Besançon, engagée pour l’occasion au sein d’un corps d’armée américain. Nous avons travaillé ensemble durant un an, permettant à cette division d’atteindre un niveau de préparation très satisfaisant. Ils iront peut-être encore plus loin avec le corps américain. Le CRR-Fr reste quant à lui d’alerte tout en continuant à participer à l’entraînement des divisions françaises, notamment lors des exercices majeurs « De Lattre » d’une 1ère division centrée sur l’Europe et « Monsabert » d’une 3ème division orientée vers le reste du Monde. À ces occasions, le CRR-Fr reviendra dans un rôle de SJO et non de WFC, ce qui démontrera à nouveau sa capacité à évoluer d’un échelon à l’autre et à intervenir dans tous les cadres et scénarios de mission potentiels.