Crime organisé : Chronique d’une impasse annoncée
par Jean Cazeres (*) – Esprit Surcouf – publié le 16 décembre 2022
Magistrat
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Une bonne entente entre magistrats et policiers n’est pas toujours évidente. Mais ils se sont récemment retrouvés unis dans la rue, pour manifester contre la réforme de la police judiciaire engagée par le gouvernement. L’auteur, naturellement concerné, développe un aspect du problème : le crime organisé.
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La lutte contre le crime organisé en France est aujourd’hui handicapée sous le poids de plusieurs facteurs conjugués, dont la convergence ne laisse pas d’inquiéter au regard des enjeux portés par un phénomène invasif et subversif. Dans la somme des évènements préoccupants qui doivent ici être évoqués, figurent bien entendu la réforme annoncée de la police nationale et de son organisation territoriale.
Mais cette réforme n’est jamais que la conséquence de postulats et de positions de fond porteurs de renoncement et d’abdication. Les limites actuelles de la lutte contre le crime organisé, sont de trois ordres, et les perspectives d’évolution positive doivent être situées à l’aune de la capacité des pouvoirs publics à les surmonter à court ou moyen terme.
Au plan politique?
Il convient de s’interroger sur le degré de détermination du pouvoir : suffisant ou non ? La réponse est comme souvent contenue dans la question. Un auteur qui fait autorité en la matière soulignait que le crime organisé était un garant, paradoxal mais nécessaire, de l’ordre public. Le pouvoir politique, quel qu’il soit, a-t-il vraiment intérêt à organiser la lutte contre le crime organisé qui, irriguant les quartiers sensibles (appelés aussi quartiers de reconquête républicaine), assure un équilibre économique souterrain et un ordre public extérieur qui n’est finalement rompu que par des règlements de comptes violents ? Ces derniers apparaissent ainsi comme des symptômes d’un mal profond contre lequel il est complexe de lutter, sauf à risquer des troubles encore plus graves à l’ordre public, qui non sans raisons peuvent rendre les pouvoirs publics démunis et par conséquent prudents.
La place insuffisante du renseignement criminel.
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On doit constater l’extrême concentration de l’outil renseignement à des fins exclusivement préventives, certes indispensables pour l’identification et l’éradication des menaces contemporaines, le terrorisme et la radicalisation notamment. Mais rien ne justifie qu’il soit à ce point cantonné, il doit concerner au contraire toute matière définie comme stratégique, et l’action anticriminelle doit donc intégrer le renseignement opérationnel. On rappellera à cet égard que l’un des fondements des écoutes (interceptions administratives de communications, article L 241 du code de sécurité intérieure) est la prévention du crime organisé, et que ces investigations, qui permettent souvent de faire le lien avec les investigations judiciaires, doivent permettre une véritable anticipation du crime organisé. Au plan criminologique, il est difficilement compréhensible que des territoires d’ampleur limitée ne puissent faire l’objet d’une surveillance plus étroite de ceux qui y sont les tenants des activités liées au crime organisé. Car il ne s’agit pas de la très grande majorité de la population, mais tout au plus de quelques groupes, le plus souvent familiaux, au demeurant bien connues, déjà poursuivies et condamnées.
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Au plan juridique et judiciaire, Il faut rappeler ce qu’est l’infraction d’association de malfaiteurs : « Tout groupement formé ou entente établie en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d’un ou plusieurs crimes ou délits punis d’au moins cinq ans d’emprisonnement » (article 450-1 du code pénal). Cette infraction est dite infraction « obstacle », ce qui signifie qu’elle est en principe destinée à appréhender des comportements criminels préparatoires à la commission d’infractions, et par conséquent à les empêcher. Or on doit constater aujourd’hui qu’elle n’a plus cette fonction pratique et opérationnelle de prévention ou d’anticipation. Elle est devenue une simple référence technique et juridique, en décrivant un mode de participation criminelle intermédiaire, inférieure en gravité à la bande organisée et supérieure à la simple réunion d’auteurs ou de complices, permettant au juge d’apprécier la gravité des faits et de moduler la peine. Il est toutefois temps de redonner à cette infraction de prévention judiciaire sa véritable vocation, en lien avec le renforcement de l’efficacité du renseignement précédemment évoqué.
La politique pénale et l’exécution des peines
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En ce qui concerne la politique pénale, c’est-à-dire la définition des choix prioritaires pour lutter contre la criminalité, on doit constater une certaine dilution d’objectifs, tout à la fois légitimes mais trop nombreux pour permettre l’émergence d’une lutte véritablement efficace contre la criminalité organisée. La situation globale du point de vue de la sécurité intérieure faisant apparaître de nombreuses fragilités sectorielles, il est d’autant plus complexe de faire émerger une véritable priorité à la lutte contre le crime organisé, qui est à l’origine d’une délinquance importante (vols avec violences, fraudes, trafics de stupéfiants, trafics d’armes traite d’êtres humains notamment).
Les circulaires de politique pénale des différents gardes des Sceaux depuis plus de dix ans en attestent, qui énoncent une pluralité de priorités qui deviennent relatives. Sur le fond, le recours aux qualifications criminelles en matière de trafics de stupéfiants, et la priorité donnée aux enquêtes judiciaires au long cours, permettant la remontée des réseaux et l’identification de leurs responsables à l’étranger, devrait prendre le pas sur les investigations en flagrance et les seules saisies dans ce cadre. La politique de harcèlement des points de trafics est assurément nécessaire, mais elle est toutefois le signe d’une approche délibérément tournée vers l’ordre public davantage que sur un véritable travail de police judiciaire fondée sur les investigations et le démantèlement des réseaux.
Le prononcé et l’exécution de peines particulièrement sévères apparaissent aujourd’hui indispensables pour assurer une véritable dissuasion des trafiquants, et notamment des importateurs. On peut aujourd’hui considérer que l’écosystème du trafic des stupéfiants intègre dans ses charges l’appareil répressif et ses décisions, qui n’est pas toujours assez dissuasif au regard des profits engendrés. Il est donc urgent de redéfinir le niveau des peines prononcées, en se souvenant notamment de l’existence de qualifications criminelles, et de veiller à leur exécution effective. Sur ce dernier point qui conduit à interroger l’efficacité dissuasive du régime juridique de l’exécution des peines, le prononcé de périodes de sureté étendues, allant jusqu’aux deux tiers des peines prononcées (tout en respectant la Constitution) pourrait constituer une avancée nécessaire.
La réforme de la police judiciaire
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Pas plus que toute autre institution, la police judiciaire ne peut échapper à l’évaluation de ses performances et à la nécessité de se réformer. Mais il est bon de rappeler que sa mission est de lutter contre les formes les plus graves de la criminalité, et notamment le crime organisé, ce qui en fait un service spécialisé et original, par essence différent de la sécurité publique, dont l’activité de police judiciaire concerne la délinquance du quotidien. Son organisation territoriale est fondée sur des structures dont l’aire géographique est importante, directions zonales et offices centraux épousant celle des bassins de criminalité. Elle repose sur une expertise et une disponibilité spéciales pour conduire des enquêtes complexes et au long cours, reposant sur le recueil et le traitement de l’information et du renseignement criminel, l’analyse minutieuse de données de connexion et de téléphonie, la mise ne place de techniques spéciales d’enquête, la coopération avec des services étrangers.
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La police judiciaire présente donc une spécificité qui n’est pas soluble dans une police départementalisée. On ne peut décemment réduire la lutte contre le crime organisé à la répression des règlements de comptes dans les quartiers de reconquête républicaine. Sauf au prix d’une confusion entre les causes et les effets, la maladie et ses symptômes.
La réforme en cours a pourtant pour objectif de placer les services de police judiciaire sous l’autorité de directeurs départementaux de la police nationale, à côté des autres services de sécurité publique, de police aux frontières et de renseignement territorial. Elle est ainsi porteuse de risques majeurs pour la police judiciaire : la dilution de ses moyens au sein de la sécurité publique ; la réduction de son champ d’action à l’échelon d’un département ; le transfert de la direction des enquêtes du juge au préfet, avec pour conséquence possible la neutralisation des enquêtes mettant en cause des élus ou des personnalités locales
Sans réel débat interministériel, sans opposition d’une chancellerie apparemment peu inquiète, ces dangers ont été dénoncés par les procureurs généraux qui ont demandé la suspension de la réforme, exerçant à cet égard leur mission de surveillance de la police judiciaire.
Le choix ainsi fait par les pouvoirs publics revient de fait à donner la priorité au maintien de l’ordre public ou à la lutte par ailleurs nécessaire mais non exclusive contre la petite et moyenne délinquance. On peut ainsi gager que les engagements pris par le ministère de l’intérieur de maintenir les effectifs actuels des services de police judiciaire ne pèseront pas lourd face aux exigences du renforcement de la sécurisation des quartiers sous la pression des élus, et de la politique du chiffre qui est le non-dit de cette réforme.
Le crime organisé est aujourd’hui « un défi actuel, un défi majeur » selon les mots de laure Beccuau, procureur de la république de Paris, qui s’exprimait dans un entretien au « Monde ».
Il reste aux pouvoirs publics de s’en convaincre et de faire face à cette menace qu’il faut affronter, et cesser d’éviter.
Source photo bandeau : SIRPA Gendarmerie
Jean Cazeres (*) est le pseudonyme d’un Magistrat |