Quand le chef d’état-major des armées, le général Pierre de Villiers, a été démis de ses fonctions en 2017, c’était sur fond de protestation. « On ne fait pas la guerre sans équipement, sans munitions, sans logistique, sans personnel instruit, formé et entraîné », avait déclaré le haut gradé. La guerre en Ukraine redonne toute son actualité à l’inquiétude qu’il exprimait à l’époque. La loi de programmation militaire 2019-2025 prévoit certes de porter notre budget de la défense de 30 à 50 milliards d’euros annuels pour remettre nos moyens à niveau.

Encore faudra-t-il que les budgets soient votés par une Assemblée imprévisible. La France n’est en tous les cas pas calibrée pour une guerre de haute intensité comme celle qui se déroule sur le territoire ukrainien. L’appel du président Macron à une défense européenne, c’est-à-dire à un partage de l’effort, doit être entendu. Mais le chemin s’annonce chaotique.

Sommes-nous entrés dans une économie de guerre comme le déclare Emmanuel Macron ?

Elie Tenenbaum : L’Allemagne a envoyé un signal très fort en annonçant, trois jours après l’invasion de l’Ukraine, qu’elle allait mettre 100 milliards d’euros sur la table pour se réarmer, ce qui la fait basculer dans une nouvelle échelle au sein de l’Otan. Côté français, le message est moins lisible. Le chef de l’État déclare que nous avons changé de monde, mais dans le même temps il rappelle effectivement que la France n’a pas attendu la guerre pour entamer sa remise à niveau.

Après vingt-cinq années de baisse des dépenses militaires, la tendance s’est inversée depuis les attentats de 2015. La loi de programmation militaire (LPM) 2019-2025 prévoit de les faire passer de 30 à 50 milliards d’euros annuels. Elle fixait une première marche de 1,7 milliard supplémentaire chaque année entre 2019 et 2022, qui a été respectée. Et une seconde marche de plus de 3 milliards par an sur la période 2023 à 2025.

Faut-il accélérer ?

Il faut d’abord préciser que cette hausse du budget de la défense ne va pas augmenter nos capacités. Elle vise à préserver le format d’armée existant face à des matériels en fin de cycle. C’est pourquoi, lorsque la loi de programmation a été adoptée, certains parlaient d’une « LPM de réparation » plus que de remontée en puissance. Peut-on faire davantage ? La dégradation continue du contexte stratégique – dont l’Ukraine est l’un des révélateurs – nous y inciterait.

Rivalité et désinhibition des grandes puissances, affaiblissement des outils de gouvernance mondiale, des mécanismes de contrôle qui tombent les uns après les autres, tendance générale à la course au réarmement, y compris nucléaire : le monde est devenu plus incertain. Et en même temps la volonté de maîtrise des dépenses publiques ainsi que les priorités affichées sur le pouvoir d’achat semblent contradictoires avec une ambition qui impliquerait une hausse plus importante encore.

Déjà la Cour des comptes, dans un récent rapport, estime que la trajectoire actuelle à plus de 3 milliards par an n’est pas tenable, sauf à le faire au détriment d’autres dépenses publiques. Renoncer à un tel effort de réparation remettrait définitivement en cause notre format. La Cour en est d’ailleurs consciente puisqu’elle préconise des choix sur le modèle britannique, c’est-à-dire des renoncements à des pans importants de capacités.

Quels sont les besoins de défense de la France ?

La défense française repose sur cinq fonctions stratégiques définies depuis 2008. La première, c’est bien sûr la dissuasion nucléaire qui peut être activée quand les intérêts vitaux de la nation sont menacés par une puissance étatique. Le périmètre est volontairement flou : on ne précise pas si des territoires éloignés font partie de ces intérêts vitaux ou si l’attaque d’alliés en fait partie.

Le président Macron a simplement dit que la dissuasion avait une dimension européenne. Mais l’armée française a quatre autres missions, la protection du territoire (par exemple la mission Sentinelle face à la menace terroriste ou pour la protection de notre zone économique exclusive) et de nos ressortissants, la prévention de la conflictualité (comprenant la coopération militaire avec des Etats partenaires), la connaissance et l’anticipation (dont bien sûr les services de renseignement), et enfin l’intervention, c’est-à-dire les opérations militaires sur le terrain et notamment ce qu’on appelle les Opex, les opérations extérieures. Chaque fonction se décline en besoins capacitaires propres.

Sommes-nous préparés à une guerre de haute intensité comme celle de l’Ukraine ?

Le contrat assigné en cas d’engagement majeur a été revu régulièrement à la baisse depuis 2008. L’armée doit être capable avec six mois de préavis de déployer 15.000 hommes des forces terrestres (deux brigades) et de les maintenir pendant six mois avec leur matériel (1.000 blindés dont 140 chars Leclerc, 48 canons autotractés, etc.). Côté aérien, on attend 45 avions de combat, 25 avions de transport, une douzaine de drones. Enfin, pour la marine, c’est un groupe aéronaval, jusqu’à 8 frégates et 2 sous-marins nucléaires d’attaque.

Est-ce que ce format correspond aux moyens que l’on voit déployés en Ukraine aujourd’hui ? Certainement pas ! L’armée de terre ukrainienne mobilise par exemple plus de 600.000 soldats dont environ 200.000 réguliers. Mais il ne sert à rien de faire des scénarios abstraits : si demain la France devait être engagée dans un conflit de haute intensité, elle n’irait pas seule. Et si par malheur ses alliés faisaient faux bond et que ses intérêts vitaux étaient menacés, la dissuasion nucléaire est à même de changer la nature du conflit et le calcul d’un éventuel agresseur.

La France n’aurait que quarante jours de munitions dans cette hypothèse de guerre de haute intensité. Est-ce que ce chiffre a un sens ?

Encore une fois tout dépend face à qui, et avec quels alliés. Mais il est vrai que la France a considérablement réduit ses stocks de munitions et ses parcs d’équipement après la fin de la guerre froide. En 1991, nous avions plus de 700 canons de 155 millimètres. Aujourd’hui, quand nous en livrons 18 à l’Ukraine sur un stock de 80, c’est un quart du parc qui disparaît ! Ce cas peut s’appliquer aussi bien aux chars qu’aux avions de combat ou aux bateaux.

Cette réduction résulte d’un arbitrage plus ou moins assumé entre quantité et qualité : alors que le matériel militaire était de plus en plus sophistiqué et donc coûteux, nous avons financé la modernisation des équipements par la réduction des formats.

La solution, tant budgétaire qu’industrielle, ne se trouve-t-elle pas au niveau européen ?

L’Europe est effectivement présentée comme l’horizon indépassable pour bâtir une défense soutenable financièrement, en mutualisant les coûts de développement et grâce à des économies d’échelle. Force est pourtant de constater la difficulté à faire fonctionner ce projet. La disparité des besoins opérationnels et des contraintes réglementaires en fonction des pays débouche souvent sur des matériels qui tendent à devenir des moutons à cinq pattes, chers et pas forcément optimaux. Ajoutez à cela la question de la répartition des tâches en fonction de la préservation des savoir-faire industriels ou au contraire des désirs de transfert de technologie, et on en arrive vite à la quadrature du cercle.

Où en sont les projets européens de char du futur et d’avion du futur (le Scaf)?

Ces deux projets illustrent les difficultés de l’européanisation. Le successeur des chars Leclerc et Leopard devait initialement être réalisé par le duo franco-allemand Nexter et KMW. Mais un autre industriel allemand s’est invité, Rheinmetall, conduisant à de nouveaux reports. Les blocages semblent très préoccupants. C’est un peu la même histoire de répartition des contrats qui se joue avec le Scaf entre Dassault Aviation et Airbus. Le projet d’Eurodrone conduit par Airbus Defence se heurte lui aussi à des obstacles et accuse des retards importants.

La situation n’est guère meilleure pour les drones armés aujourd’hui fournis par les Américains…

La famille des drones regroupe un large éventail d’engins, qu’ils soient terrestres, navals ou aériens. Dans cette dernière catégorie, on compte aussi bien des machines naviguant à haute altitude, utilisées pour de la surveillance comme le Global Hawk, qu’à moyennes altitudes, comme le Reaper américain, pour du renseignement et éventuellement des frappes. Quant aux drones de basse altitude et moins chers, ils peuvent servir d’engins suicides dotés de charges explosives lancés contre des cibles.

Les Américains disposent de toute cette panoplie, contrairement à la France qui accuse un retard ancien dans ce domaine. Cependant, la Turquie a montré que, en l’espace de dix ans et en y mettant les moyens, il était possible de rattraper un retard en capitalisant sur une technologie existante, avec des drones TB2 à bas coût très utilisés lors des conflits dans le Haut-Karabakh et en Ukraine. En France, des réticences culturelles ont longtemps freiné le développement des drones, même si les perceptions évoluent aujourd’hui. Les normes très contraignantes et la complexité des coopérations européennes expliquent aussi la situation française.

D’une manière générale, on assiste à un phénomène de diffusion des technologies militaires de pointe au profit de pays émergents. Des pays comme la Turquie ou la Corée du Sud s’ajoutent à la Chine ou à la Russie pour inonder le monde de technologies qui hier encore étaient l’apanage de quelques pays occidentaux. Ce phénomène change la donne car il arrive sur des théâtres où nous nous étions habitués à un certain « confort opératif ». L’armée française doit maîtriser ces technologies, car demain elle pourrait devoir faire face à des ennemis qui, eux, les possèdent.

La Russie a fait la démonstration d’un missile hypersonique Kinjal en Ukraine. La France et l’Europe doivent-ils mettre des ressources sur ces engins ?

Concernant ces armements, il faut se garder des effets d’annonce russes. Tout d’abord, les très hautes vitesses ne sont pas des nouveautés en soi. Depuis des décennies, les missiles balistiques comme ceux dont dispose la France atteignent déjà des vitesses bien supérieures à Mach 6, soit plus de 7.000 kilomètres-heure. La spécificité des armes dites hypersoniques est qu’elles restent dans l’atmosphère durant toute leur course et suivent des trajectoires aléatoires rendant très difficile une éventuelle interception.

La France n’est pas tellement en retard sur ce plan. Arianespace et MBDA travaillent déjà sur cette technologie, le premier avec un démonstrateur de planeur hypersonique, le V-Max, et le second avec un projet de missile de croisière hypersonique à statoréacteur, l’ASN4G. Ces systèmes entrent l’un et l’autre dans le cadre de la dissuasion nucléaire et doivent permettre à la France de maintenir la crédibilité de sa force de frappe pour les années à venir.

Quel rôle les cyberattaques peuvent-elles jouer dans un dispositif étatique ?

La lutte informatique offensive est devenue une composante indispensable de l’armée. Mais elle repose sur des compétences humaines très recherchées et ses effets ne sont pas toujours garantis. Son usage s’assimile à des opérations clandestines afin d’espionner une cible ou de saboter certaines installations en laissant le moins de traces possible pour ne pas permettre à la victime d’identifier son agresseur.

Certains « hackeurs d’Etat » se font même passer pour des groupes criminels afin de brouiller les pistes. La porosité, voulue ou subie, entre cybercriminels et cybersoldats conduit par ailleurs à un fort risque de dissémination. En 2017, la révélation du code d’exploitation de la NSA (renseignement américain), EternalBlue, a permis à des criminels, vraisemblablement liés à la Corée du Nord, de mettre en œuvre le rançongiciel WannaCry qui a infecté des centaines de milliers de machines à travers le monde. Le cyber est donc une arme à manier avec précaution.

Quelles seront les armes de demain ?

A l’horizon 2040, plusieurs technologies de rupture devraient faire leur apparition. L’informatique quantique pourrait permettre de protéger ou de casser le chiffrement des communications sécurisées. Les armes à énergie dirigée comme les lasers ou les micro-ondes sont un champ d’avenir qui permettrait pour certaines missions de remplacer la problématique des munitions par la seule fourniture d’énergie. Quant aux satellites, grâce à de nouveaux modes de propulsion et de manœuvres, ils marqueront l’avènement d’une guerre dans l’espace qui n’en est qu’à ses balbutiements.

A côté de ces grands projets sur le long terme, de plus en plus d’innovations venues du monde civil sont très rapidement intégrées par les militaires. Ces produits développés sur des cycles courts issus de l’informatique viennent aussi faire évoluer rapidement l’arsenal des militaires.

L’armée française arrive-t-elle à recruter facilement les compétences dont elle a besoin ?

C’est une préoccupation du ministère dont l’objectif est l’amélioration de la condition militaire avec une loi de programmation « à hauteur d’homme », selon l’expression de l’ancienne ministre Florence Parly. Aujourd’hui, l’armée française arrive encore à recruter bien mieux que l’Allemagne ou le Royaume-Uni. L’institution militaire bénéficie d’une très bonne image, avec une attractivité pour bonne partie liée à ses engagements nombreux sur des théâtres d’opération et de lutte contre le terrorisme : bref, une armée d’emploi qui donne du sens à ceux qui s’y engagent. Cela pourrait ne plus être le cas à l’avenir et peser donc sur la capacité de recrutement.

Mais la principale difficulté aujourd’hui porte moins sur le recrutement que sur la capacité à fidéliser des personnels formés au prix fort avec des niveaux de technicité de plus en plus élevés et qui peuvent, après quelques années, être séduits par la concurrence du monde civil, notamment du secteur privé où les salaires sont plus élevés et les contraintes personnelles moins fortes. Or, pour rentabiliser la formation, le turnover ne doit pas être trop élevé.

L’armement de la France aujourd’hui et à l’horizon 2030

Missile moyenne portée (MMP)

Déjà utilisé au Sahel en 2018, le MMP, remplaçant des armes antichars Milan, atteint des cibles statiques ou mouvantes à 4.000 mètres, à une vitesse de 200 mètres par seconde.

  • 2021 : 343
  • 2031 : 1950

Avion de transport A400M

Cet avion de plus de 42 mètres d’envergure peut aussi bien transporter du personnel que larguer des troupes et du matériel. Il sert aussi au ravitaillement en vol et aux évacuations sanitaires.

  • 2021 : 18
  • 2025 : 25

Sous-marin nucléaire d’attaque

Longs de près de 100 mètres, les SNA Suffren ont commencé à être livrés en 2020. Ils peuvent embarquer 65 membres d’équipage et rester à l’eau plus de 270 jours par an.

  • 2021 : 5
  • 2030 : 11

Hélicoptère Tigre (rénové)

Doté de capacités furtives, il apportera de nouvelles capacités de combat grâce à une connexion avec le système Scorpion (géolocalisation, échanges avec les drones).

  • 2021 : 67
  • 2025 : 67

Frégates de premier rang

Livrées à partir de 2024, elles pourront transporter hélicoptère et drone. Elles sont équipées de missiles antiaériens, de canons antinavires et de torpilles anti-sous-marins.

  • 2021 : 15
  • 2029 : 20

Rafale

Polyvalent, il peut aussi bien réaliser des missions de défense aérienne et d’attaque au sol que de dissuasion nucléaire. Il emporte des missiles air-air, de croisière et des bombes air-sol de dernière génération.

  • 2021 : 98
  • 2030 : 255

Chars Leclerc (rénovés)

Davantage adaptés aux nouvelles menaces, en particulier aux engins explosifs improvisés, les chars rénovés peuvent tirer sur une cible située jusqu’à 4.000 mètres de distance.

  • 2021 : 222
  • 2028 : 200

Artillerie Caesar

La France a livré en Ukraine 18 de ces canons de 155 millimètres montés sur camion et d’une portée de 40 kilomètres. Le stock pourrait être totalement renouvelé d’ici à 2031.

  • 2021 : 76
  • 2031 : 109

Griffon

Ces véhicules blindés de 24,5tonnes sont adaptés à tous types de terrains et dotés d’un lance-grenades automatique. Ils sont connectés au système d’information du combat Scorpion.

  • 2021 : 260
  • 2030 :1872

Drones Reaper et Eurodrone

Les Reaper américains (12) devraient être remplacés par le projet d’Eurodrone de 30mètres d’envergure, de moyenne altitude et longue endurance (MALE).

  • 2021 : 12
  • 2028 : 12

Porte-avions

Le remplaçant du « Charles de Gaulle » d’ici à 2038 sera plus long (305mètres contre 261) et capable de transporter jusqu’à 75.000 tonnes (contre 42.500). Il pourra emporter de 60 à 70 avions.

  • 2021 : 1
  • 2038 : 1

Missile hypersonique

Les groupes français Arianespace et MBDA explorent deux scénarios différents : le premier porte sur un planeur hypersonique et le second sur un missile de croisière à statoréacteur.

  • 2021 : 0
  • 2035 : ?