Ensemble tout devient plus lent

Ensemble tout devient plus lent

par Michel Goya – La Voie de l’épée – Publié le 24 février 2021

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Dans The Mythical Man-Month: Essays on Software Engineering (1975) Frederick Brooks décrit son expérience du développement informatique chez IBM. Il montre en particulier les effets de l’accroissement du nombre de personnels travaillant sur un projet sur ses délais de réalisation. Sa conclusion est simple : l’accroissement de ressources humaines commence par accélérer le projet par la simple division du travail puis, à partir d’un certain seuil, la complexité du projet impose des délais de formation aux nouveaux et, surtout, le nombre oblige à l’augmentation exponentielle des interactions. Pour un groupe de 10 le nombre d’interactions possibles 2 à 2 est de 45. Pour 100, il est de 4 950. Bien sûr, tous les personnels n’ont pas besoin de se rencontrer mais on conçoit bien qu’avec l’accroissement du nombre, la part des informations de coordination (mais aussi de formation pour les nouveaux) s’accroit aussi. Une grande partie du temps est alors passé en réunions formelles ou non, communications diverses par téléphone ou mails, etc. au détriment du travail directement utile.

La conclusion de Brooks est donc que pour améliorer la performance d’un groupe de production d’idées, un état-major par exemple, il faut le réduire. Or, le réflexe est plutôt de faire l’inverse et de renforcer un groupe visiblement saturé. Le gain immédiat du renforcement dans la cellule donnée occulte alors les effets négatifs sur l’ensemble de la structure, comme la nécessité de créer de nouvelles cellules de coordination ou de « cohérence ». Des effets de seuil peuvent alors apparaître comme l’apparition de cadres d’un échelon élevé pour diriger les nouvelles structures de commandement, avec adjoint, secrétaire et parfois chauffeur. A ce seuil hiérarchique s’ajoute bientôt un seuil mémoriel lorsque les membres de la structure, en perpétuel renouvellement, ont oublié qu’à une certaine époque celle-ci fonctionnait mieux avec moins de membres. Le phénomène s’auto-entretient alors et on abouti ainsi, par exemple, à une multiplication par 25 du nombre d’officiers dans un état-major britannique de brigade de 1918 à 2003, avec certes des fonctions nouvelles à remplir mais qui sont loin de justifier une telle inflation.

Après le renforcement par le nombre, l’autre solution « évidente » pour résoudre le problème de saturation est l’adoption de nouvelles technologies permettant d’accroitre considérablement le débit de l’information. Là encore, l’effet provoqué est souvent inverse car devant le choix entre une plus grande vitesse pour un même volume et une plus grande quantité pour un même délai, les organisations les plus lourdes prennent presque toujours la seconde option. L’information à gérer devient alors étouffante.

Dans Command in war, Martin Ven Creveld décrit ainsi les états-majors américains de la guerre du Vietnam, de loin les plus modernes du monde avec leurs ordinateurs, leurs photocopieurs et leurs postes à transistor. Le problème est que le service de tous ces systèmes d’informations et de communications (SIC) finit par absorber une quantité importante de personnels (23 000 hommes à la 1ère brigade de transmission, en charge des transmissions intra-théâtre, et un homme sur cinq dans chaque division). Les lignes de communications deviennent si encombrées que chaque service tente de contourner la difficulté en créant son propre réseau et un PC opérations d’un état-major de division finit ainsi par comprendre pas moins de 35 lignes différentes. Cet engorgement, associé à la complexité des structures, a pour première conséquence de ralentir considérablement la planification. Une opération offensive de 30 000 hommes comme Cedar Falls en 1967 demande quatre mois de préparation. La deuxième conséquence est que pour comprendre ce qui se passe, les chefs sont obligés d’aller voir sur place. Il n’est donc pas rare de voir un capitaine accroché par l’ennemi et cherchant à organiser les appuis de voir apparaître au dessus de lui l’hélicoptère de son chef et souvent aussi celui du chef de son chef, qui tous lui demandent des explications et contribuent encore au ralentissement de la manœuvre et à la perte d’initiative.

Dans The human face of war, Jim Storr décrit de son côté le fonctionnement des premiers états-majors numérisés lors de l’opération Telic en Irak en 2003 avec des ordres d’opérations de brigades de 25 pages où la mission n’apparaît qu’à la dixième page. Beaucoup d’ordres de conduite qui auraient pu être réduits à 10 lignes font 3 ou 4 pages. Au lieu de se réduire avec le temps puisque certains éléments de situation sont identiques d’un bout à l’autre de la campagne, le volume et le délai d’élaboration des ordres augmentent. Les brigades britanniques reçoivent ainsi cinq ordres préparatoires de la division … un jour après le début de l’action. En revanche, après la prise de Bassorah, les mêmes brigades évoluent pendant 15 jours sans aucun ordre, l’état-major de la division ne parvenant pas à suivre le rythme.

Il est intéressant de noter que pendant ce temps, les grandes unités indiennes ont conservé les structures héritées de l’armée britannique de 1945 auxquelles elles ont simplement ajouté les technologies du XXIe siècle. Elles conçoivent les ordres quatre fois plus vite que les unités équivalentes de Sa majesté. Rappelons aussi que lors de l’opération Market Garden, en septembre 1944, les Alliés ont été stoppés, et détruits à Arnhem, par un corps d’armée blindée allemand d’un volume de forces équivalent à celui des forces de Telic. L’état-major du corps a donné ses ordres oraux en une heure et l’ordre écrit (deux pages avec quelques annexes) en trois heures et l’ordre a été valable pendant toute la durée des combats.