Gardez-nous de nos amis ! La France face à l’extraterritorialité du droit américain
Le droit est une arme de guerre qui a été utilisée contre de nombreuses entreprises françaises. Aujourd’hui, d’autres États tentent de l’imposer via les règles d’extra-territorialité.
Pour la première fois, en mars 2024, plus de 52 % des exportations chinoises ont été payées en renminbi, 42 % seulement étant réglées en dollar. En juin 2024, l’Arabie Saoudite a laissé passer sans le renouveler l’accord historique qui assurait au dollar le monopole des ventes de pétrole par le royaume, et de fait par l’OPEC.
Passées relativement inaperçues à l’Ouest, ces données traduisent le mouvement actuel de décentralisation des opérations monétaires et financières (souligné notamment par Charles Gave) ; fini le temps où une monnaie, le dollar, et un système, SWIFT et Euroclear, sous contrôle américain, centralisaient la quasi-totalité des opérations de paiement internationales. La planète financière se fracture. Certains observent la concomitance de ce basculement avec les ventes d’obligations américaines par la Chine, qui se dégage des « T-bonds » au rythme de plusieurs dizaines de milliards par an ( en juin 2024, la banque japonaise Norinchukin aurait à elle seule vendu 63 milliards d’obligations américaines et européennes!)
Rares sont ceux qui prennent en considération un tout autre aspect, géopolitique celui-là, et décisif ; plus les transactions échappent au dollar et aux systèmes américains, plus elles échappent aux sanctions extraterritoriales américaines, plus elles sont hors d’atteinte des juridictions américaines. Les entreprises européennes, menacées très directement par les représentants de l’État profond américain si elles utilisaient le système européen de paiements internationaux mis au point par l’Union européenne, pour une fois dans le sens de l’histoire, ont quelques raisons de s’en réjouir, comme celles qui ont fait face à des actions d’intimidation, à la limite du terrorisme, parce qu’elles commerçaient avec des pays jugés hostiles aux États-Unis. Et il n’est pas interdit de considérer que la guerre qui se joue sur le front du droit, des monnaies et des paiements est une face cachée de l’agenda du « sud global » pour mettre fin à la domination mondiale anglo-américaine.
Le droit international et son faux ami, le droit américain
Le droit international reconnaît à toute Nation le droit de poursuivre les auteurs de certains faits commis à l’extérieur de ses frontières quand ils enfreignent ses propres lois, menacent l’ordre public, l’intérêt national, ou constituent une intelligence avec l’ennemi. Il faut pour cela que soit constitué le « nexus », le lien direct ou indirect avec le pays auteur des poursuites. Par ailleurs, les crimes internationaux, comme les actes terroristes, les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité ou les génocides, se voient appliquer un droit spécifique, international et imprescriptible ( j’emprunte l’essentiel de cette réflexion à Dick Roche, ancien ministre des Affaires européennes puis de l’Environnement de l’Irlande, auteur de plusieurs articles sur ce sujet et avec lequel nous avons longuement examiné ces questions).
L’application de ce droit varie en fonction de divers facteurs. Selon que vous soyez puissant ou misérable, la capacité de poursuivre et de faire poursuivre des infractions au-delà des frontières nationales n’est pas la même. Chine, Iran, Rwanda, Turquie, Israël, Russie ont été maintes fois désignés coupables d’actions agressives d’intimidation, voire d’élimination d’opposants hors de leurs frontières. À l’évidence aussi, les exemples abondent de poursuites internationales motivées par des raisons de politique interne ; intimidation d’opposants, privation de leurs comptes bancaires et d’accès à leurs avoirs, voire extradition forcée ( le renvoi d’opposants kurdes à la Turquie par la Suède, contre son entrée dans l’OTAN, sachant qu’ils seront torturés et tués, n’honore pas les démocraties européennes).
Ce sont là des exceptions. L’ensemble des pays respecte le droit international qui limite strictement l’application internationale des droits nationaux. À titre d’exemple, les opérations agressives d’affirmation des intérêts nationaux et d’application du droit national hors frontière sont très généralement condamnées. Les États-Unis se distinguent par une conception extensive, pour ne pas dire invasive, de ces dispositions du droit international. À partir de l’adoption en 1977, d’une loi punissant la corruption d’agents étrangers (le Foreign Corruption Practices Act, ou FCPA) puis de son extension, à la fin des années 1990, aux sociétés étrangères concurrentes d’entreprises américaines, les États-Unis ont érigé leur propre règle en loi mondiale, profitant du dollar, de la puissance de leur système financier et du réseau de sociétés de services présentes partout dans le monde. En toute illégalité, ils imposent leurs lois au reste du monde. C’est l’un des éléments majeurs de cette « weaponisation » du commerce international, des mouvements de capitaux et des paiements bancaires, qui participe à la montée actuelle de la conflictualité et lui donne son caractère totalitaire – tout est utilisé pour livrer la guerre sans la guerre, ruiner l’adversaire et le réduire à merci. De sorte que s’il est utile de débattre des modalités d’application extraterritoriale du droit américain, et des possibilités de la combattre ou d’y échapper, les acteurs engagés dans ce débat doivent être conscients qu’ils affrontent un système totalitaire, le nouveau capitalisme totalitaire qui entend que rien n’échappe à sa dent, nulle part, jamais.
Le vertige de la démesure
L’histoire commence dans les années 1980. Comme l’Empire britannique confronté au blocus continental de Napoléon Ier, les États-Unis savaient depuis longtemps que la guerre économique, financière et monétaire n’est qu’une autre manière de faire la guerre, de la préparer – et de la gagner. Pour aider les Alliés contre l’Allemagne nazie, ce sont d’abord des dispositions financières et des sanctions qu’avait mobilisées l’Amérique de Roosevelt ; il en sera de même pour contenir l’Union soviétique ou la Chine. Mais c’est à partir du scandale « Lockeed », du nom de ce constructeur d’avions américains pris la main dans le sac dans une affaire majeure de corruption de gouvernements étrangers (Pays-Bas, notamment) que l’extraterritorialité du droit américain est formalisée, entre dans la doctrine, qu’elle trouve un bras armé, le Department of Justice (DOJ), et qu’elle va peu à peu devenir une arme redoutable, et redoutée.
Au départ, une juste cause ; la lutte contre la corruption de gouvernements ou d’agents publics étrangers. Et une cible ; les sociétés américaines coupables de faits de corruption ; la justice américaine poursuit et sanctionne des entreprises américaines, quoi de plus normal ? D’ailleurs, les poursuites sont rares, et les amendes, limitées. Pourtant, les entreprises américaines, et leur puissante Chambre de Commerce ne sont pas longues à protester ; si seules les entreprises américaines sont sanctionnées, alors que leurs concurrentes usent libéralement de la corruption, comment vont-elles exporter ? L’application du droit américain aux seules sociétés américaines fausse la concurrence, et entrave le libre fonctionnement du marché, au détriment des sociétés américaines ; la Chambre de Commerce évalue très libéralement le manque à gagner pour elles à quelque 30 milliards de dollars annuels. La solution apparaît bientôt ; d’abord, l’adoption par l’OCDE d’un dispositif anticorruption, copié sur le système américain, qui alignera les pratiques (certains pays acceptant que les entreprises déduisent de leurs bénéfices les montants de commissions versés aux agents étrangers corrompus…) Ensuite et surtout, l’extension des poursuites par les autorités américaines ; toute entreprise, notamment concurrente d’entreprises américaines, rattachée d’une manière ou d’une autre aux États-Unis, pourra être poursuivie par le DOJ ou la Security exchange Commission (SEC) pour fait de corruption. Et les critères de rattachement, le fameux « nexus » retenus par le DOJ, sont larges, l’emploi d’un photocopieur américain, ou d’un téléphone portable utilisant une puce américaine suffit ! Des entreprises seront poursuivies pour des transactions effectuées en Asie, sans aucun rapport avec les États-Unis… sauf des paiements en dollars ! La justice devient impérialiste ; la loi américaine doit devenir la loi du monde ; la globalisation est bien une américanisation du monde. N’est-ce pas alors que certains croient vivre la fin de l’histoire, quand d’autres saluent l’hyperpuissance ?
À partir de 1998, le gouvernement américain décide que le DOJ et la SEC ont compétence pour poursuivre et sanctionner les entreprises étrangères coupables de corruption ( il faut ajouter à ces dispositions exorbitantes du droit international la législation dite « Fatca », Foreign Account Tax compliance Act, qui oblige toute banque ou institution financière à vérifier que ses clients n’ont pas perçu des revenus aux États-Unis et bénéficié d’une fiscalité nationale plus avantageuse pour eux que celle en vigueur aux États-Unis, une disposition de colonisation financière qu’heureusement ne remplissent pas nombre d’établissements n’ayant pas de filiales aux États-Unis). Dès lors, la règle « FCPA » devient une arme redoutable, efficace, et utilisée à de tout autres fins que la lutte anticorruption.
Quand la loi devient un business rentable…
Assurer l’égalité devant la loi ; telle pourrait être la belle histoire du droit américain contre la corruption. Elle dérape bien vite, pour trois raisons.
D’abord, elle révèle l’une des exigences inavouées de la globalisation ; pour que la concurrence soit égale entre les entreprises, les lois doivent être les mêmes, et le capitalisme libéral s’appliquer partout. La globalisation appelle l’uniformisation des lois, des normes et des règles. Ce faisant, elle limite la souveraineté des Nations, et elle appelle la guerre, s’il est vrai que la liberté des peuples signifie d’abord qu’ils choisissent eux-mêmes leurs lois. Qui a parlé de démocratie comme autonomie ?
Elle suppose ensuite que des juristes, avocats, auditeurs, juges, aient compétence universelle pour traquer partout dans le monde les faits de corruption et se fassent complices de l’administration américaine, parfois contre l’intérêt national de leur propre pays. Des associations diverses, sous le noble principe de la lutte anticorruption, se feront ainsi les auxiliaires naïfs ou intéressés du DOJ ; la France n’a pas été épargnée par ces dérives. Des centaines de consultants, d’auditeurs, de lawyers, travaillant pour des sociétés américaines, agissent pour aligner, conformer, uniformiser, au nom de l’efficacité, de la rentabilité, mais toujours sur le modèle américain. Qui a parlé de souveraineté des Nations ? Et qui, alors même que la France prétend adopter une loi sur l’ingérence étrangère, se préoccupe de la captation de données par les sociétés de services américaines au profit des intérêts américains ? (Que des sociétés de conseil américaines s’approprient les compétences de l’État à la faveur de missions de conseil dont le montant global s’est élevé à 2,5 milliards d’euros en 2021 n’est pas la moindre trahison de l’intérêt national récemment avérée).
Enfin, elle dérape sous la pression des intérêts, privés aussi bien que nationaux. La tentation est forte d’utiliser l’extraterritorialité du droit pour peser sur des compétiteurs, pour pénaliser des concurrents, voire éliminer certains, ou les ranger derrière l’intérêt américain. Jean-Michel Quattrepoint n’est pas le seul à avoir affirmé que l’amende infligée à Alstom et l’emprisonnement arbitraire d’un dirigeant, Frédéric Pierucci, avaient pesé lourd dans la vente d’Alstom Énergie à General Electric, une vente qui avait pour notable conséquence que l’entretien des turbines des réacteurs nucléaires français dépendait d’un fournisseur américain, une vente réussie avec une étonnante complicité de dirigeants français dont certains se réclamaient pourtant du gaullisme… et d’Alcatel à Airbus, les exemples ne manquent pas d’entreprises que la seule menace de poursuites pour fait de corruption a fait rentrer dans le rang, s’agissant notamment de relations avec l’Iran, la Chine, ou désormais la Russie…
Inutile de refaire l’histoire. Le total des amendes infligées à des sociétés américaines ou étrangères au titre de la loi « anticorruption », ou « FCPA », a été multiplié au cours des années 2000. Il s’élèverait à plus de 40 milliards de dollars (BNP Paribas ayant payé le montant record de 9 milliards de dollars). Les autorités américaines sont promptes à signaler qu’une part majeure de ces montants a été imputée à des sociétés américaines, sur le mode « passez, il n’y a rien à voir ». Mais non, justement. Il faut y regarder de plus près. La particularité du droit américain est que le système se nourrit lui-même, et s’autofinance ; une partie significative des amendes infligées aux entreprises revient aux institutions juridiques américaines, au DOJ ou à la SEC ; tandis que le reste des amendes est affecté à diverses organisations ; une part de l’amende infligée à la BNP ( 9 milliards de dollars, pour des transactions de sa filiale suisse avec l’Iran et le Soudan ou la Libye qui n’étaient pas interdites par la France, mais que la banque a choisi de payer pour ne pas mettre en danger sa filiale américaine si profitable…) ira ainsi indemniser… les victimes américaines de la prise d’otage de Téhéran !
Plus récemment, les analystes curieux observeront que les transactions par lesquelles les entreprises mettent fin aux poursuites sont presque exclusivement fléchées sur les fondations et ONG démocrates, woke, LGBTistes – bouclant un système où se confondent aisément justice et racket ( maints élus locaux se souviennent que SOS racisme avait mis en place un système analogue dans les années 1980 ; « payez, sinon vous serez poursuivi… ») Le système mis en place par le parti démocrate dans « les années Clinton » semble avoir outrageusement bénéficié de dispositions très particulières, permettant par exemple à une entreprise faisant un « don » à une organisation du type fondation ou ONG, agréée par le DOJ, d’être aisément dispensée de poursuites par un accord négocié « avant poursuite »… La porosité éprouvée du système juridique américain et de l’administration démocrate n’est pas l’un des moindres griefs des Républicains ; d’ailleurs, la présidence de Donald Trump avait mis en sommeil l’extraterritorialité des poursuites… En sera-t-il de même s’il est réélu le 5 novembre prochain?
Un piège juridique bien construit
Le système est bouclé par les conditions juridiques très particulières applicables à tout « deal » passé avec le DOJ, conditions très rarement évoquées publiquement. Le fait est général ; toute entreprise qui a une filiale ou un établissement aux États-Unis, utilise le dollar, ou se trouve en concurrence avec des sociétés américaines, entre dans le faisceau de surveillance de la justice américaine. À l’arrivée, l’extraterritorialité du droit américain est une bonne affaire qui nourrit le système judiciaire et ses collaborateurs.
L’exigence de base est que rien ne soit révélé de la transaction, des clauses et modalités qui l’accompagnent, sinon, l’accord est rompu et des poursuites seront engagées. Tout partage d’expérience entre entreprises est donc impossible, ou se déroule avec les plus extrêmes précautions, y compris au sein d’institutions françaises… L’aimable conseil, voire la pression, en faveur du « plaider coupable » est en fait le moyen pour le DOJ d’assurer son chiffre d’affaires. Des entreprises, dont il serait dangereux de citer le nom, ont refusé. L’affaire a suivi son cours. L’expérience semble montrer qu’elles s’en sont bien tiré, les tribunaux des États fédérés dans lesquels sont jugées leurs affaires se montrant beaucoup plus ouvertes à la mise en question du lien justifiant leur compétence, allant jusqu’à remettre ouvertement en cause la politique du DOJ ! Mais les Français ont du mal à apprécier la nature fédérale des États américains, et une indépendance du juge de Dallas ou de Charlotte qui peut se traduire par le refus de s’aligner sur Washington, ce « marécage » que certains veulent assécher !
La négociation de l’amende encourue achevée, rien n’est fait, tout commence. D’autres exigences suivent un jugement de culpabilité, ou la reconnaissance de culpabilité. Car il ne suffit pas de sanctionner le coupable, il faut encore s’assurer qu’il se repente ! La conception protestante, doloriste, du « mérite » s’applique pleinement, et à grands frais. L’entreprise « coupable » se voit imposer, pour une durée variable, des agents, les « monitors », désignés par le DOJ et rémunérés aux conditions fixées par celui-ci, mais payées par elle. Ces « monitors », généralement installés au siège de l’entreprise, ont tout pouvoir de se faire communiquer tous documents utiles à leur mission ; prévenir tout cas de corruption. Et leur enquête peut être intrusive ! L’entreprise se voit conseiller d’avoir recours à des auditeurs, des juristes et des consultants, experts en conformité et en lutte anticorruption, sur liste fermée communiquée par le DOJ, qui par hasard se trouveront tous appartenir à des cabinets américains. Et, bien entendu, toute transaction hors dollar, hors banques soumises à Washington et concernant un pays hors OTAN, surtout s’il est désigné comme faisant partie de « l’axe du mal », une désignation laissée au bon vouloir des États-Unis et de leurs alliés, est déconseillée aux entreprises sous accord… Il sera intéressant, quand la menace américaine ne pèsera plus sur les dirigeants d’Airbus, d’Alcatel, de PPR, de BNP, de la Société Générale, de Total et de quelques autres, d’entendre des détails sur le comportement des « monitors », leurs revenus, leurs exigences, et le pillage des données auquel ils se livrent, qui n’est pas pour rien dans les malheurs de diverses entreprises françaises comme Alcatel… La libre concurrence est un jeu auquel tous jouent, à condition qu’à la fin, les Américains l’emportent, comme les sociétés chinoises sont en train de l’apprendre !
Cette application extensive de l’extraterritorialité a suscité des réactions. Pour avoir publié en 2004 l’un des tout premiers rapports sur ce sujet (voir annexe), pour avoir coorganisé un colloque à l’Assemblée nationale, grâce à l’aide du député Jacques Myard, pour être intervenu sur le sujet à de multiples reprises, à l’École militaire avec Alain Juillet comme à Bercy, au Medef ou à la Maison des ingénieurs, avec Pierre Lellouche, je peux témoigner de l’intérêt porté par des politiques courageux et des dirigeants d’entreprises engagés au combat contre l’extraterritorialité du droit américain. Hélas, je peux aussi témoigner de son insuccès devant la violence des pressions, voire des menaces américaines, par exemple contre l’usage de l’instrument européen de soutien aux échanges, dit Instex, ou encore du « blocking status » supposé protéger l’Union de l’ingérence américaine ( voir l’émouvant et spontané témoignage devant l’Assemblée nationale du député Jean-Philippe Tanguy en mars dernier, qui a été victime de pressions directes en qualité de cadre d’Alstom). S’il est une atteinte à la souveraineté des États, celle-là est majeure !
Quelques enjeux
En 2024, il est intéressant d’examiner les enjeux politiques et les perspectives de l’extraterritorialité du droit américain.
1/ L’approche traditionnelle consistant à opposer droit continental, droit dit « romano-germanique » et sa procédure accusatoire, et le droit anglo-américain, s’est peu à peu effacée des débats en raison des évolutions contrastées des systèmes juridiques de l’Europe continentale, aussi bien que des États-Unis eux-mêmes. Même si une certaine porosité est réelle, le sujet reste cependant d’actualité. Dans le domaine du droit bancaire et financier (règles Bâle 3 et Solvency 2), dans celui des règles comptables (comptabilité dite « à valeur de marché » ), comme dans celui du droit commercial et, plus étonnamment, du droit de l’environnement, les États-Unis sont parvenus à subvertir le modèle de financement bancaire (engagements dans le bilan) au profit du modèle de marché financier, le modèle de comptabilité à valeur historique, comme ils ont imposé des indicateurs prétendus « de responsabilité environnementale » qui épargnent à l’entreprise de comptabiliser ses externalités négatives au passif, comme de faire figurer à l’actif les dépenses environnementales qui sont des investissements pour le bien commun, pour le plus grand avantage du bénéfice financier et du « goodwill » de l’entreprise.
La destruction des systèmes coopératifs et mutualistes, celle des services publics et des biens communs au profit d’acteurs privés, est un autre exemple de l’imposition en Europe de principes et de modèles qui lui sont étrangers, et d’autres exemples de l’emprise des intérêts américains. Alors que 70 % des Nations ont adopté le droit continental, romano-germanique, alors que le système juridique de la Chine par exemple, qui associe public et privé au service du développement, lui est apparenté, il serait décisif d’engager une coopération eurasiatique dans le domaine du droit et des modèles économiques et comptables.
2/ La vraie dimension du sujet est apparue à propos du débat politiquement et juridiquement complexe engagé à propos de la saisie des avoirs russes, ou des intérêts qu’ils produisent, puis de leur transfert à l’Ukraine. Si un consensus au moins passif avait suivi la saisie des avoirs de l’Iran ou de l’Afghanistan, si un silence gêné a entouré des sanctions américaines qui paralysent toute aide à des populations en détresse, par exemple en Syrie, la saisie des avoirs de la Banque centrale de Russie, comme celle des biens d’oligarques russes sans procès ni procédure contradictoire, a de tout autres conséquences. Elle pose la question de l’extraterritorialité du droit de dissuasion massive contre toute opposition à l’unilatéralisme américain. Si l’agression contre l’Ukraine est évidemment condamnable au regard du droit international, comment qualifier nombre d’interventions armées américaines sans mandat des Nations-Unies ?
Dorénavant, ce ne sont plus seulement des entreprises qui ont le sentiment de pouvoir être victimes d’abus de droit de la part des autorités américaines, c’est toute banque centrale détenant des actifs libellés en dollars qui peut s’interroger sur les conséquences d’une quelconque opposition aux intérêts américains. Qu’en sera-t-il si les autorités américaines décident que les dollars ou les actifs en dollars achetés avec des fonds « illégitimes » perdent toute valeur, que les T-bonds achetés par des pays non « compliants » sont exclus du remboursement ? Le Président Obama en son temps avait alerté sur les risques d’isolement des États-Unis. Nous y sommes. La démesure devient le pire ennemi des États-Unis et de leurs alliés. Et la « weaponisation » du droit et des circuits de paiement par les États-Unis ne peut appeler qu’une réponse concrète ; la vente des actifs libellés en dollars, l’abandon de l’usage du dollar dans les échanges internationaux, la construction de systèmes de paiements protégés de l’emprise américaine. Pour les membres des Brics, pour l’OCS, le moment est venu de couper les ponts avec la puissance abusive que sont devenus les États-Unis. Quant à la France, elle a choisi, en achetant massivement des titres de la dette américaine en 2022 et 2023…
3/ La montée en puissance de la Chine, les progrès des organisations eurasiatiques dont l’Europe est absente, renouvellent la question de l’extraterritorialité du droit ; ceux qui dénoncent la « westernisation » du monde seraient-ils plus à l’aise avec une « sinisation » du monde ? La Chine est accusée d’agir comme les États-Unis ; au long des routes de la Soie, n’est-il pas question d’uniformiser les règles sur le modèle chinois ? Ceux qui jugent que les États-Unis ne fournissent plus ces biens communs qu’ils ont assurés dans l’après-Seconde Guerre mondiale, pendant près d’un demi-siècle, sont-ils certains qu’une multipolarité partout invoquée, mais tout aussi imprécise qu’à ce jour inexistante les fournirait à nouveau ? La question est décisive. Nul ne peut contester la légitimité de la démarche américaine sans remettre en question ses présupposés ; si le commerce est mondial, si la finance est mondiale, les règles doivent être les mêmes pour tous. C’est le point aveugle du débat, et le vrai sujet de la multipolarité ; accepter la diversité des modèles et des lois signifie remettre en question l’édifice de la globalisation, et élaborer uen gouvernance régionale quji reste à définir.
4/ Maints exemples, notamment au sein de l’Union européenne, devraient conduire à interroger le mot « corruption ». Le rôle des Fondations, des ONG, de certains réseaux, disposant de moyens étendus pour apporter à divers pays aide, exemples et facilités, mériterait plus d’examens. C’est ainsi que plusieurs ONG prétendument « environnementalistes », exerçant leurs activités auprès de la Commission européenne ou du parlement européen, ont à maintes reprises influencé des directives, nourries des rapports et des commissions, dans un sens conforme aux intérêts américains, qu’il s’agisse de la transition écologique, de la lutte contre les émissions de CO2, des « obligations vertes », ou des indicateurs dits « RSE ». Destruction de l’industrie automobile européenne, subordination aux importations d’énergie des États-Unis, dépendance à l’égard des GAFAM au détriment de Huawei et des opérateurs d’autres pays, incitation aux financements de marché financier hors bilan aux dépens du modèle de financement bancaire, les exemples ne manquent pas de captation réglementaire facilitée par, ou opérée directement, par les fondations et ONG américaines. Qui a parlé de lutte anticorruption ?
Malgré les apparences, le phénomène de l’extraterritorialité du droit est loin d’être spécifiquement américain. L’une des plus remarquables sentences extraterritoriales a été prononcée par l’ayatollah Khomeini, quelques semaines avant sa mort, condamnant Salman Rushdie pour son ouvrage « Les versets sataniques », condamnation qui vaudra à l’auteur une attaque au couteau, dont il réchappera, et l’assassinat de deux éditeurs de son livre…
5/ Le sujet est moins celui des États-Unis que de la prétention d’un libéralisme dévoyé par un nouveau capitalisme totalitaire, de tenir le politique par le droit. Nous le voyons en Europe ; le juge paralyse le politique, et le droit devient le pire ennemi de la démocratie en corsetant la volonté populaire dans un étau de principes que nul n’a votés, et dont nul ne sait vraiment qui est à l’origine (voir à ce sujet les Tribunes dans Le Figaro sur le droit des étrangers, signés par Philippe Fontana, vendredi 14 juin, ou encore les analyses d’Eric Shoettl, etc.)
Le sujet majeur réside dans la négation de la diversité, fruit de la liberté politique, que signifie l’extension universelle du droit américain et qu’habillent les discours sur l’état de droit, la bonne gouvernance, et les droits de l’individu. Les grandes manipulations auxquelles ont donné lieu l’avènement de la « comptabilité à valeur de marché », des indicateurs « de responsabilité sociétale et environnementale » (RSE), etc. sont autant d’armes contre le libre choix par les peuples de leur destin, qui commence par l’adoption autonome de leurs lois, de leur régime juridique et de leurs alliances. Voilà pourquoi la globalisation aboutit à la guerre. L’extraterritorialité du droit américain doit à ce titre être considérée comme un facteur de la conflictualité qui monte, et nous entraîne où nul ne veut aller.
Annexe
À lire :
Euractiv, Dick Roche, « Us extraterritorial legal outreach threatens EU sovereignty » (2023)
Res publica, sous la direction de Jean Pierre Chevènement ; « L’Extraterritorialité du droit américain », avec Jean Michel Quattrepoint, Francis Gutman, Albert Iweins, Hervé Juvin, 1er février 2016
« La Gouvernance par les Nombres », Alain Supiot, Cours au Collège de France, Fayard, 2015
L’assujettissement des Nations, Renaud Beauchard, Charles Leopold Mayer éditions, 2017
Le coup d’État du droit, rapport à la Fondation Identité et Démocratie, Hervé Juvin, 2017
Conflits, « Nous sommes en guerre économique » Hors-série n° 1, avec Olivier Zajec, Alain Juillet, Hervé Juvin, Hiver 2014
Olivier Zajec, Les limites de la guerre, Marc et Martin, 2023