L’ offensive d’hiver par Michel Goya

L’ offensive d’hiver

Members of the Ukrainian forces participate in an urban combat training exercise, organised by the Ukraine Ministry of Internal Affairs, within the exclusion zone in the abandoned city of Pripyat, Ukraine, on Friday, Feb. 4, 2022. Russia denies any plans to invade Ukraine, saying the forces are on routine maneuvers, but it has warned Kyiv against making any military move against the separatist regions Moscow backs in the Donbas area. Photographer: Ethan Swope/Bloomberg via Getty Images

 

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 14 février 2023

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On évoque beaucoup la possibilité d’une nouvelle grande opération offensive russe, à l’occasion notamment de l’anniversaire du début de la guerre le 24 février prochain. Outre que les différentes dates attendues avec angoisse durant cette guerre n’ont guère été fertiles en évènements particuliers, il est quand même très probable que cette grande opération offensive a déjà commencé. Nous y sommes entrés progressivement par une augmentation graduelle du nombre d’attaques jusqu’à un seuil critique où la majorité des moyens sont engagés. Si l’habitude est respectée, nous en sortirons dans deux ou trois mois.

Contournement impossible, percée difficile

Cette offensive russe d’hiver ressemble tellement à celle d’avril à juin que l’on peut la baptiser « deuxième offensive du Donbass » avec probablement le même objectif de conquête complète de la province de Donetsk et toujours le même flou sur l’objectif politique recherché au-delà de cet objectif militaire.

Cette nouvelle offensive a lieu simplement sur une ligne de front plus réduite qu’en avril puisque la tête de pont de Kherson a disparu et que les Russes ont été presque entièrement chassés de la province de Kharkiv, mais elle a lieu uniquement « plein fer » sur cette ligne. Il est vrai qu’il est difficile pour les Russes, comme pour les Ukrainiens d’ailleurs, de faire autrement.

On ne peut projeter de forces par-dessus la ligne par une opération aéroportée ou héliportée, par manque de moyens de transport pour les Ukrainiens et surtout pour tous par la densité des défenses antiaériennes qui rendrait l’expérience extrêmement périlleuse. Il n’est pas possible non plus de contourner par la mer à la manière du débarquement américain à Inchon en Corée en septembre 1950. Là encore, les moyens manquent pour réaliser des opérations amphibies de grande ampleur et les côtes sont trop dangereuses d’accès. Et puis, même y parvenant, il faudrait par air ou par mer, être capable d’alimenter, tenir puis agrandir la tête de pont formée, et ce n’est pas évident. Un franchissement offensif du Dniepr d’un côté comme de l’autre engendrerait des problèmes similaires, tant l’obstacle est important. Les Russes y sont parvenus un peu par surprise au tout de début de la guerre, avant de se retrouver bloqués puis refoulés. Ils ne bénéficieraient plus, ni les Ukrainiens, de telles conditions favorables.

Les Russes peuvent enfin tenter de contourner la ligne de front en passant par leur frontière ou celle de la Biélorussie qui constituent des murs politiques infranchissables pour les Ukrainiens. L’état-major de la 2e armée a été installé en Biélorussie avec peut-être 8 à 10 000 hommes. On assiste aussi à une concentration de forces dans la province de Belgorod, sans doute sous le commandement de la 20e armée. À ce stade, c’est clairement insuffisant pour imaginer menacer à nouveau Kiev. Ces deux armées sont surtout des cadres de formation de troupes à l’heure actuelle, et dans le cas de la province de Belgorod participent à la promotion de l’idée que la Russie et même la Biélorussie sont menacées. D’un point de vue ukrainien, même si agite cette menace, car il faut toujours stimuler l’attention des Occidentaux et leur désir d’aider, il est probable que l’on aimerait bien que les Russes tentent à nouveau de pénétrer en Ukraine par ces côtés afin de leur infliger presque à coup sûr une défaite majeure.

NTM en Ukraine

Car il n’y a pas que des questions de géographie ou d’équipements adaptés. Il y a aussi ce qu’une armée est réellement capable de faire face à un ennemi donné ce que l’on appeler la « puissance relative ». C’est fondamentalement l’association d’une masse de moyens et de compétences. Ces compétences elles-mêmes peuvent évoluer selon plusieurs facteurs. L’un d’entre eux est l’incitation à apprendre, s’adapter, innover. Cette incitation évolue en fonction de l’ampleur des défis à résoudre et de la confiance que l’on a à y parvenir. Sans stress organisationnel, disons en temps de paix, l’incitation à évoluer est beaucoup plus faible qu’alors qu’il y a des missions dangereuses et des défis multiples à résoudre. Autrement dit, les leçons sont plus chères, mais on apprend et on évolue beaucoup plus vite lorsqu’on combat pour de vrai, justement parce que les leçons sont chères. Le niveau tactique moyen (NTM) progresse et si en parallèle le nombre d’unités augmente, la puissance relative de l’armée augmente au carré.

Bien évidemment, cette incitation va produire des effets plus ou moins importants en fonction de l’écosystème d’apprentissage. Face à des défis similaires, certaines armées vont plus progresser et plus vite que d’autres selon, sans entrer dans le détail, leur capacité interne à susciter, promouvoir puis imposer des idées nouvelles. À cet égard, et même s’il ne faut pas l’idéaliser dans ce domaine, l’armée ukrainienne a incontestablement une plus grande propension à apprendre et innover que l’armée russe. Après un an de guerre, ce constat est inchangé.

Un autre facteur essentiel est le niveau de pertes. Il est difficile de capitaliser une expérience collective quand trop de membres meurent ou disparaissent parce que blessés ou mutés ailleurs. Le 23 mars 1918, la IIIe armée française est engagée en Picardie au secours de la Force expéditionnaire britannique (BEF). Les divisions mobiles allemandes viennent de percer les lignes de défense et il faut donc les affronter en terrain libre hors de la zone des tranchées. Face à ce nouveau défi, les artilleurs français s’en sortent plutôt bien car il y a encore parmi eux beaucoup de vétérans de 1914. Innover, c’est parfois se souvenir et il leur suffit de puiser dans les expériences passées analogues pour trouver des solutions. Les fantassins français en revanche, qui subissent depuis le début des pertes très supérieures à celle des artilleurs, n’ont de leur côté plus de vétérans de 1914. Ils ne connaissent que le combat de tranchées et il leur faut tout réinventer sous le feu.

Pourquoi parler de cela à l’occasion de cette offensive d’hiver en Ukraine ? Parce que le NTM est une donnée stratégique suprême. L’armée russe en Ukraine est maintenant plus nombreuse qu’à l’été avec l’arrivée des mobilisés, les mobiks. Elle dispose même peut-être de 180 bataillons de manœuvre, mais le taux de perte et de turn over a été tél que ces bataillons, certes très hétérogènes entre un bataillon de mobiks et une unité de Wagner + (hors ex-prisonniers), restent d’une qualité tactique médiocre. Quand une unité, pourtant d’élite au départ, comme la 155e brigade d’infanterie navale doit être reconstituée deux fois, on peut imaginer qu’elle a eu du mal à capitaliser sur son expérience ou par exemple que les soldats formés au feu et qui auraient pu constituer de bons sous-officiers ne sont simplement plus là. Le NTM conditionne largement la forme des combats. Avec des soldats, des cadres et des états-majors bien formés on peut organiser des combats ou des batailles complexes, sans cela c’est impossible. Dans ce cas, il n’y a que deux solutions, soit on attend pour rehausser le niveau tactique moyen et pouvoir ensuite organiser des opérations plus ambitieuses, soit on attaque tout de suite mais très pauvrement tactiquement.

Face aux offensives ukrainiennes de l’automne, les Russes ont réussi une « Hindenburg 1917 », du moins ils en ont réussi les premières phases avec la mise en place d’une solide ligne de défense sur le front et la mobilisation des forces en arrière. À l’abri de ce bouclier, les Allemands avaient alors tenté d’étouffer le Royaume-Uni par la guerre sous-marine à outrance. On peut la comparer à la campagne des missiles sur le réseau énergétique ukrainien. Mais ils ont surtout travaillé. Après avoir récupéré des forces du front russe, ils ont durant l’hiver 1917-1918 la patience de reconstituer une masse de manœuvre à base de divisions recomplétées, réorganisées et entraînées pendant des semaines sur de nouvelles méthodes. Le problème pour eux est que les Alliés ont également beaucoup travaillé dans cette période. Les opérations de 1918 se trouvent de part et d’autre d’un niveau de complexité impossible à atteindre avec les compétences de 1916 à l’époque des batailles de Verdun ou de La Somme. Il est d’ailleurs probable que dès les années 1920, après la démobilisation des forces on ne soit déjà plus capable de les organiser.

Bref, devant ce dilemme, par pression politique ou pour prendre l’initiative les stratèges russes ont décidé d’attaquer tout de suite et donc très pauvrement à base, comme d’avril à juin, d’assaut de bataillons sous appui d’artillerie, mais avec peu de fantassins compétents et trois fois moins d’obus. Disons-le tout de suite, cela se paye mécaniquement de lourdes pertes, trois fois plus chaque jour que pendant la première bataille du Donbass selon les chiffres ukrainiens, il est vrai à prendre toujours avec précautions. Les Russes restent donc sciemment dans une trappe à incompétence.

L’assommoir arithmétique

Ces attaques ont lieu sur l’ensemble du théâtre d’opérations avec une distribution des forces russes plutôt dense et équitable, autrement dit dispersée et sans deuxième échelon. Cela indique déjà qu’il n’y a pas de volonté réelle de percer, mais simplement de pousser et à défaut de fixer et d’user.

On se souvient que le secteur de Kherson avait été très renforcé au cours de l’été, trop sans doute. On y retrouve toujours les 49e armée et 5e armée, plus le 22e corps d’armée et qui tiennent la rive droite du Dniepr avec des forces réduites. En arrière, la petite 29e armée sert de réserve à proximité de la Crimée. C’est un ensemble disparate privé de la plupart de ses unités de manœuvre les plus lourdes au profit bataillons légers, une vingtaine au total. Le premier échelon sert de « mur du Dniepr » et mène surtout une bataille d’artillerie et de commandos le long du front. L’arrière sert sans doute surtout de zone de réserve et reconstitution. On y trouve notamment plusieurs divisions et brigades d’assaut par air éprouvées par les combats.

Le secteur de Zaporijjia est plus actif. La 35e armée, réduite, tient la centrale nucléaire d’Enerhodar et la rive sud du Dniepr, mais la 36e armée a renforcé la 58e armée sur la ligne de contact. L’ensemble, qui représente entre 30 et 40 bataillons de manœuvre, est insuffisant pour une opération offensive de grande envergure, mais permet de mener des attaques locales sur Orikhiv et Vuhledar, qui fait partie de l’oblast de Donetsk. Ce sont deux points clés de la zone. Orikhiv est un carrefour routier important qui commande toute la manœuvre à l’ouest du front de Zaporijjia, sa possession offrirait à la fois une base de départ éventuelle pour des attaques futures ou au contraire en priverait les Ukrainiens. Vuhledar de son côté est surtout une base de feux, et peut-être plus tard de manœuvre, ukrainienne qui menace avec l’artillerie à longue portée tout le réseau de communication entre Donetsk-ville et Marioupol. Sa conquête, qui est loin d’être réalisée, soulagerait l’approvisionnement de toute la zone sud occupée par les Russes, un axe d’autant plus important que celui venant de Crimée a été endommagé. En résumé, la mission du secteur de Zaporajjia semble être surtout de rectifier la ligne à son avantage en s’emparant de point clés et en fixant le maximum de forces ukrainiennes au profit de l’attaque principale.

Cette attaque principale a lieu évidemment dans le Donbass dont les deux provinces forment en réalité trois secteurs regroupant plus d’une centaine de bataillons de manœuvre. Le plus au sud, le secteur de Donetsk-ville, est occupé par la 8e armée russe et le 1er corps d’armée DNR et vise, comme depuis le début de la guerre, à repousser les forces ukrainiennes au-delà de la ville et hors de la position fortifiée qu’ils tiennent depuis 2015. Il s’agit plus d’une opération de pression, aux gains limités à quelques villages, que d’une tentative de percée et de dislocation. Le secteur le plus au nord est celui de la province de Kharkiv. On y trouve la 1ère armée blindée de la garde, la 4e division blindée en particulier, et les 14e et 68e corps d’armée. Sa mission semble être de protéger la frontière de la province de Louhansk, en débordant par le nord de la ligne de contact à l’intérieure de la province de Kharkiv. Son objectif immédiat est le bourg de Dvoritchna en tête de pont au-delà de la rivière Oskil et son objectif ultérieur semble être Koupiansk. Plus au sud la 41e armée russe tient la région de Svatove.

L’effort russe est porté entre les deux, sur un secteur que l’on peut baptiser « Kreminna-Bakhmut » du nom des deux batailles aux extrémités d’une opération offensive générale en direction de Sloviansk-Kramatorsk. L’effort à Kreminna est porté par la 20e armée et le 3e corps d’armée, avec la 7e division d’assaut par air (VDV) comme fer de lance. Il s’agit de ce côté de repousser les Ukrainiens vers la rivière Oskil et de pénétrer à nouveau dans la zone forestière de la rivière Donets en direction de Lyman et Siversk. L’effort est appuyé au sud depuis Lysychansk par le 2e corps d’armée LNR renforcé de bataillons de mobilisés russes. De son côté, l’effort à Bakhmut est porté par la société Wagner, dont les effectifs sur place équivalent à celui d’une armée régulière russe, mais renforcée de la 106e division d’assaut aérien et de brigades d’artillerie de la 8e armée. L’attaque sur Bakhmut progresse lentement, mais inexorablement au nord et surtout au sud-ouest de la ville. La zone tenue par les Ukrainiens commence à former nettement une poche qui n’est plus par ailleurs alimentée que par un petit axe. La question de l’abandon de Bakhmut ou d’une contre-attaque par les Ukrainiens se pose forcément.

En résumé, d’un point de vue russe l’offensive progresse et use l’armée ukrainienne. Grâce à un apport régulier de forces par une mobilisation désormais sans limites des hommes et de l’industrie, le général Gérasimov peut espérer par une pression continue conquérir le Donbass pour l’été 2023. Il sera temps alors en fonction des rapports de forces de décider de l’évolution des buts stratégiques. Dans tous les cas, alors que le pays résiste à la pression extérieure des sanctions et qu’il n’y a pas de troubles internes, le temps semble jouer en faveur de l’assommoir arithmétique russe.

On compare parfois le conflit en Ukraine avec la guerre de l’hiver 1939-1940 entre l’URSS et la Finlande, en faisant le parallèle entre la détermination et des succès des Finlandais et des Ukrainiens face à un envahisseur incomparablement plus puissant. On oublie de mentionner que les Soviétiques l’ont finalement emporté par une débauche de moyens et de sacrifices. Après des mois d’efforts et 350 000 morts ou blessés (six fois plus que les défenseurs) les Soviétiques ont finalement percé la ligne Mannerheim et poussé le gouvernement finlandais à reconnaître sa défaite et négocier défavorablement. C’est très probablement comme cela que l’on voit les choses à Moscou. L’expérience de cette guerre tend pourtant à montrer que les prévisions au-delà de trois mois ne valent pas grand-chose.

La guerre se fait toujours au moins à deux, la prochaine fois, on parlera du camp ukrainien.