La bataille pour la première position
par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 19 juin 2023
https://lavoiedelepee.blogspot.com/
Partons d’un chiffre : 42. C’est le nombre de véhicules de combat (chars de bataille, véhicules de combat d’infanterie et en comptant cette fois aussi les Léopard 2R équipés de dispositif de bréchage) ukrainiens détruits comptabilisés par le site Oryx du 7 au 14 juin 2023, pour 75 russes. On connaît les grandes limites de l’exercice, le décalage forcé de la mise en ligne par rapport aux évènements et surtout le fait de ne pas comptabiliser ce qui n’a pas été rendu visible. On rappellera aussi que ces chiffres concernent l’ensemble du théâtre ukrainien et non pas seulement l’opération X même si on se doute que c’est là que se situent les plus lourdes pertes.
Ce que l’on peut dire cependant est qu’il s’agit d’un chiffre plus élevé que la moyenne et il faut revenir aux premières semaines de guerre pour trouver des équivalents. En même temps, dans l’absolu ce ne sont pas des chiffres très élevés non plus. On peut considérer que les douze brigades de manœuvre engagées en premier échelon par les Ukrainiens, neuf déjà en place et trois en renfort, comptent environ 1200 véhicules de combat en ordre de marche (autour de 1 400 en théorie). À ce titre, même en doublant l’estimation d’Oryx et en considérant qu’une brigade est neutralisée lorsqu’elle atteint 40 % de ses équipements majeurs, cela donne un potentiel de quatre mois de combats à ce rythme de pertes. Les hommes qui servent ces matériels auront craqué bien avant. Retenons à ce stade que malgré les vidéos servis abondamment par le camp russe, les pertes matérielles ukrainiennes globales semblent plutôt modérées. Montrer cent fois une vidéo d’un char détruit donne toujours un seul char réellement détruit.
Ces pertes matérielles sont en revanche assez inégalement réparties, en qualité d’abord avec sans doute une part non négligeable du parc des précieux engins de génie. Une armée moderne à l’attaque est une horlogerie délicate. Il lui faut engager simultanément des moyens qui protègent les troupes d’assaut des menaces du ciel, drones, obus, avions et hélicoptères d’attaque, d’autres qui neutralisent les points d’appui ennemis par le feu et d’autres enfin qui permettent de s’emparer de ces points d’appui ou de les contourner en franchissant des obstacles de toute sorte. Qu’il manque une pièce essentielle dans cet ensemble et tout s’enraye. La force ukrainienne dispose à peu près de tout ce qu’il faut mais présente quelques points faibles comme la lutte anti-drones, les moyens de franchissement ou la quantité d’obus d’artillerie, qui reflètent d’ailleurs nos propres faiblesses. Il reste à déterminer si l’ensemble sera encore complètement cohérent après la conquête de la première position russe, la désorganisation de la force d’assaut ukrainienne était justement la mission cette première position. Il est intéressant de noter surtout que ces pertes sont inégales selon les unités. Sur 42 véhicules de combat vus comme détruits en une semaine, on trouve en effet 4 Léopard 2A4 et A6, 3 Léopard 2R et 16 VCI Bradley. En considérant que tous ces véhicules occidentaux appartiennent à la même brigade, le 47e mécanisée, cela fait d’un seul coup aussi beaucoup pour une seule unité.
Pour les hommes (94 % des pertes ukrainiennes civiles et militaires sont des hommes), les choses sont plus compliquées à déterminer. Si on reprend une nouvelle fois les chiffres des pertes de véhicules de combat d’Oryx depuis le début de la guerre et si on les compare avec les pertes humaines totales estimées dans les deux camps, on obtient une moyenne de 120 tués et blessés ukrainiens pour un char/véhicule d’infanterie constaté perdu et 60 du côté russe. Il ne s’agit évidemment pas des pertes dans ces véhicules, mais juste d’une estimation grossière par l’application d’un coefficient de corrélation. Cela donnerait donc pour cette semaine un ordre de grandeur de près de 5 000 soldats ukrainiens touchés, donc 2 500 définitivement hors de combat (tués, blessés graves, prisonniers) en une semaine et 2500 qui peuvent revenir rapidement en ligne. En considérant que 3 à 4 000 de ces hommes sont dans l’opération X, cela donne à ce rythme une capacité de combat de trois mois pour les 12 brigades de premier échelon avant d’être réduit à 30 % des effectifs. Là encore les relèves seront, normalement, effectuées avant.
Car derrière ces douze brigades de manœuvre ukrainiennes de premier échelon, et ces six brigades territoriales ou de garde nationale qui tiennent les positions, on trouve au sud de la ville de Zaporijia un deuxième échelon de dix brigades de manœuvre prêt à relever celles de l’avant ou de venir attaquer elles-mêmes la ligne. Entre Zaporijia et Dnipro, on trouve même une réserve stratégique de cinq brigades susceptibles d’être engagées partout. Bref, la ressource ukrainienne est à peine entamée.
Mais il en est sensiblement de même du côté russe. Oryx comptabilise donc 75 véhicules de combat détruits sur l’ensemble du théâtre cette semaine. Là encore, on ne sait trop ce qui relève de l’opération X mais cela représente sans doute la majorité de pertes. C’est, là encore, un peu plus que la moyenne des semaines précédentes, mais pas autant que les 238 véhicules de combat perdus chaque semaine entre le 24 février et le 1er avril 2022, en grande partie dans la bataille de Kiev (le fameux « leurre » cher aux influenceurs prorusses). Cela représenterait aussi environ 4 500 hommes en appliquant le ratio de 60 pour 1 véhicule, dont une majorité face à l’opération X. Ce sont dans les deux cas des taux de pertes encore largement soutenables pour les 28 brigades/régiments identifiés dans ce secteur.
On notera au passage que les pertes des défenseurs russes semblent équivalentes en homme ou supérieures en matériel (on note aussi 14 pièces d’artillerie russes perdues contre quatre ukrainiennes depuis le 1er juin) à celles des attaquants. Cela peut paraître paradoxal, les attaquants étant censés se découvrir plus au feu que les défenseurs, cela ne l’est pas en réalité. Rappelons que les unités engagées de part et d’autre doivent faire face à deux menaces. Elles peuvent s’affronter directement en combat « rapproché », en fait souvent de manière lointaine où il est bien plus fait usage de mitrailleuses lourdes, canons-mitrailleurs et tubes de chars que de fusils d’assaut. Dans ces conditions, l’affaire est bien plus une affaire de qualité que de nombre.
Le principe est simple en cas de rencontre entre deux unités, l’unité de plus haut niveau tactique sur une échelle de 1 à 10 l’emporte systématiquement et l’ampleur de sa victoire sera plus que proportionnelle à l’écart de niveau entre les deux forces ennemies. La position défensive sur une position retranchée apporte un bonus d’un échelon ainsi que, en attaque comme en défense, l’appui d’un puissant complexe de reconnaissance-frappes. Au bout du compte, à niveau équivalent le combat est indécis et soumis aux aléas du hasard ; avec un niveau de plus on gagne de manière limitée ; avec deux niveaux d’écart, on l’emporte nettement avec beaucoup moins de pertes que l’autre : avec trois niveaux, on écrase l’ennemi.
Rappelons aussi avant d’aller plus loin que la notion d’un rapport de forces de « 3 pour 1 » à réunir pour pouvoir l’emporter une attaque a du sens au niveau stratégique (l’armée de Terre française de 1990 l’emporterait sans doute sur celle de 2023 car elle était trois fois plus nombreuse) mais pas au niveau tactique, disons au niveau de la brigade et en dessous. Dans ce monde là très dangereux, à partir d’un certain seuil, ajouter des hommes c’est faire monter légèrement le M de l’équation mais c’est surtout ajouter des pertes. C’est donc possible si on se moque des pertes, comme le faisait Wagner à Bakhmut, mais ce n’est pas du tout la norme. Depuis presque cent ans les rapports de force des combats terrestres ne dépassent que très rarement le 2 contre 1 et bien souvent les attaquants sont inférieurs en nombre aux défenseurs. On y revient donc, au niveau tactique la taille ne compte pas beaucoup. Seule compte la différence de niveau tactique.
Toute la difficulté d’une armée sera de concilier masse et niveau tactique car ce ne sont pas des critères parfaitement compatibles. Le point clé est de disposer et conserver une grande quantité de cadres – officiers et sous-officiers – de bonne qualité, malgré l’intensité des combats et l’ampleur des pertes.
Que constate-t-on maintenant sur le terrain ? Les Ukrainiens ont lancé tout ou presque de leur premier échelon à l’attaque de la première position russe, chaque brigade agissant par colonnes de bataillons interarmes.
D’Ouest en Est, près du Dniepr à Lobkove la 128e brigade de montagne a progressé et a été stoppée par les éléments avancés russes sans subir trop de pertes. La 65e brigade mécanisée à fait de même plus à l’Est dans la zone de Nesterianka. L’engagement des 33e et 47e brigades mécanisées depuis Orikhiv en direction respectivement de Robotyne et Verbove a été en revanche plus intense. La 33e brigade a bien progressé avant d’être stoppée. Elle a même subi une contre-attaque depuis la ligne principale du 291e régiment de la 42e division motorisée mais celle-ci a été stoppée à son tour. Les pertes ont été assez sensibles de part et d’autre. L’échec le plus important est venu de la 47e brigade dont les quatre colonnes d’assaut ont été sévèrement étrillées devant le groupement russe de la 22e brigade Spetsnaz et de la 45e brigade de Forces spéciales, utilisées en formation d’infanterie. Dans le secteur central de Houliaipole, la 46e brigade aéromobile ukrainienne (équipée notamment de véhicules VAB français) a légèrement progressé. On a donc globalement eu à l’Ouest et au centre des combats de niveau équilibré qui n’ont pas donné grand-chose et un combat déséquilibré qui a abouti à un grave échec. La 47e brigade étant censée avoir été formée par les Occidentaux, il faudra peut-être se poser quelques questions.
Si les Ukrainiens ont clairement été contenus dans la partie Ouest du front, ils ont été beaucoup plus victorieux dans la zone de Velika Novosilka. Ils y ont bénéficié de la forme en saillant du front, qui leur permettait de coordonner l’action de flanc de plusieurs brigades (si on forme des poches sur les flancs, les unités russes à l’avant sont menacées d’encerclement et doivent se replier), là où les brigades à l’Ouest devaient attaquer en parallèle en ligne droite sans avoir beaucoup de possibilité de s’aider mutuellement. Les Ukrainiens disposaient d’unités pas forcément parmi les plus lourdement équipées mais de bonne qualité tactique, comme la 37e brigade d’infanterie de marine (avec des AMX-10RC français) venue du secteur de Vuhledar et qui a attaqué avec succès le flanc Est de la poche. La 35e brigade d’infanterie de marine au nord et la 68e brigade de chasseurs ainsi que la 31e Mécanisée à l’Est ont également martelé la première position jusqu’à imposer le repli russe. Les Ukrainiens ont ainsi conquis la première position russe des deux côtés de la rivière Mokri Yali, repoussé une contre-attaque de la 127e division motorisée depuis la ligne principale et continuent désormais leur progression méthodique vers le Sud. Plus de 75 % du terrain conquis par les Ukrainiens en une semaine l’a été dans ce seul secteur, et il est probable qu’il est de même pour les pertes infligées aux Russes.
En résumé, comme on pouvait s’y attendre, le combat est difficile et ressemble évidemment bien plus aux longs mois nécessaires pour la conquête de la tête de pont de Kherson, où le dispositif russe était moins profond et trois fois plus faible que dans la zone de Zaporijia-Donetsk, qu’à la percée de Kharkiv en septembre 2022, qui était en fait une anomalie tant les Russes y étaient anormalement faibles. Ces combats sont également assez conformes aux attentes. Les brigades expérimentées sont meilleures que les jeunes brigades, et ce quel que soit le matériel de même gamme utilisé et même si bien sûr ce serait encore mieux si les meilleurs avaient le meilleur matériel. Mais même les brigades d’élite ne réussissent pas si elles ne se coordonnent pas bien avec un complexe de reconnaissance-frappes susceptible de leur offrir une protection contre ce qui tombe du ciel et un appui contre ce qui vient du sol.
Cette première semaine de combat ne constitue sans doute qu’un demi-succès par rapport à ce qui était espéré par le commandement ukrainien, mais il ne s’agit justement que de la première semaine. Beaucoup d’autres viendront et il n’y a encore à ce stade aucun moyen de savoir qui l’emportera dans ce bras de fer.