La guerre en Ukraine – Au feu et à mesure

La guerre en Ukraine – Au feu et à mesure

 

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 20 novembre 2022

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La guerre n’est pas chose linéaire, mais affaire de séquences. Celle qui se déroule en Ukraine a commencé classiquement par la séquence de révélation, celle où on constate de visu les capacités réelles des deux armées qui s’opposent. C’est souvent la plus surprenante, car comme pour deux équipes de sport qui n’ont pas joué pendant des années, il n’est possible de fonder les pronostics que sur des apparences.

Depuis le début des guerres industrielles, cette phase de révélation est souvent et rapidement cruelle pour l’un des camps, tant la capacité de destruction des armées modernes est importante. L’armée qui dispose des plus grandes capacités, et on rappellera que le capital matériel y est moins important que celui des hommes, l’emporte normalement très vite et de manière écrasante. L’affaire ne dure alors que quelques semaines, voire quelques jours.

Notons que ce duel des armes gagné, qu’il faut distinguer de la guerre elle-même qui engage toute la nation, n’augure de la Victoire avec un grand V que si elle s’accompagne d’une acceptation par l’exécutif politique ennemi. Dans la guerre en Ukraine, on a pu imaginer, alors que l’on anticipait généralement une victoire russe dans le duel des armées que la guerre se serait prolongée quand même sous forme de grande guérilla.  

Cette anticipation n’a pas duré longtemps, car le révélateur des combats a montré dès les deux premières semaines plutôt un équilibre des forces. La guerre peut parfois s’arrêter à ce stade, si l’agresseur n’a rien gagné à son invasion et que l’agressé de son côté ne cherche pas à se venger ou le poursuivre comme lors de la guerre de 1979 entre la Chine et le Vietnam. Si en Ukraine, les forces russes avaient été stoppées dès leur ligne de départ le 24 février, il aurait été peut-être possible pour les Russes de maquiller leur échec en « leçon » infligée à l’Ukraine ou de prétendre avoir déjoué un projet d’offensive ukrainienne dans le Donbass et on en serait resté là, au moins pour un temps.

Cela n’a pas été le cas. La Russie a subi une énorme défaite militaire autour de Kiev et n’a pas réussi à s’emparer de Kharkiv, mais elle a conquis de larges pans des provinces de Louhansk, Zaporijjia et Kherson. Elle a donc désormais beaucoup plus de choses à perdre si elle renonce que si son armée était restée sur la ligne du 24 février. Elle a par ailleurs encore l’espoir de continuer à avancer en adaptant son armée, qui reste puissante, au nouveau contexte. La guerre continue donc, mais elle est alors condamnée à être longue car il n’y pas souvent de demi-mesure dans les guerres industrielles. Si on ne gagne pas en quelques semaines, il faudra alors compter en années.

La faute en revient en partie à la violence même des combats. Se protéger dans les villes et les retranchements est le meilleur moyen de se soustraire un peu à la puissance de feu moderne. Les armées y ont spontanément recours dès lors qu’elles sont en posture défensive et disposent d’un peu de temps pour s’organiser. S’il n’y a pas de victoire militaire rapide, on assiste donc mécaniquement à une cristallisation progressive du front et un ralentissement mécanique des opérations. C’est ce qui se passe un peu partout en Ukraine à partir de mi-mars. Un front continu s’est formé du nord de Kharkiv à la tête de pont de Kherson, tandis que les Russes retirent à la fin du mois leurs armées décimées dans le nord du pays. Les frontières de Biélorussie et de Russie jusqu’à Kharkiv, prolongent la ligne de front par une barrière que les Ukrainiens ne peuvent franchir par crainte de provoquer une escalade majeure.

C’est le début de la guerre longue, celle où en arrière de la zone opérationnelle les nations mobilisent pleinement leurs forces pour augmenter les capacités de leurs armées et plus en arrière encore celle où les différentes nations extérieures choisissent leur camp. La guerre est alors globale.

Cette guerre longue débute par une séquence de trois mois. Elle est toujours à l’initiative des Russes, plus à l’aise dans cette guerre de positions que dans celle de mouvement grâce à leur puissante artillerie. Ils ont également réduit leurs objectifs à la taille de leurs moyens. Il s’agira cette fois à conquérir complètement le Donbass à grands coups de petites attaques sous appui d’artillerie. C’est lent, méthodique, mais paraît inexorable. Alors que Sevorodonetsk et Lysychansk sont tombées, on peut alors imaginer que Sloviansk et Kramatorsk seront les prise suivantes et que si rien ne change les Russes auront atteint leur objectif stratégique au mois de septembre.

Mais les choses changent toujours à la guerre et si on y est surpris, c’est qu’on se concentre sur le visible, comme les mouvements des drapeaux sur la carte des combats, et que l’on néglige les processus périphériques plus discrets. Dans la zone du duel des armées, on voit tout de suite les effets des opérations de conquête, le terrain change plus ou moins de main, alors que ceux des opérations de raids et de frappes sont plus longs, diffus et souvent indirects. On gagne rarement les batailles en frappant simplement les forces ennemies, mais en les affaiblissant ainsi on facilite le choc des unités de manœuvre.

En arrière de la zone des combats, celle de la stratégie opérationnelle, il y a aussi la zone où s’exerce la stratégie des moyens (ou organique). C’est un archipel de camps ou de centres de formation/réflexion où on s’efforce d’augmenter ou au moins de restaurer les capacités des forces. Cet archipel s’active automatiquement dès le début des combats, mais souvent de manière fragmentée et improvisée. On apprend d’abord sur le tas et on bricole avec les moyens immédiatement à disposition. Et puis, avec l’allongement de la guerre, le processus se complexifie et s’organise. Il faut synthétiser les retours d’expérience, enseigner à tous les meilleures pratiques, instruire les nouvelles recrues, reposer les anciennes, associer les deux, apprendre à utiliser les équipements reçus, entrainer les états-majors, etc.

En superposition de cette zone de restauration/fabrication des capacités de combat, il y a la société qui en fournit les ressources humaines ou matérielles. Cette société subit elle-même une pression forte, des sanctions économiques jusqu’aux frappes aériennes en passant par les cyberattaques ou la propagande, afin qu’elle renonce justement de fournir des ressources et de se souffrir. En périphérie des pays en guerre, il y a les pays alliés qui y interviennent et qui eux-mêmes sont soumis à la même pression sur les sociétés, hors bien sûr celle des combats et des frappes.

En résumé, en arrière de la zone des combats où finalement les choses sont les plus prédictibles, il y a tout un réseau de processus politiques, économiques, diplomatiques, militaires, logistiques, souvent connectés entre eux. Les surprises à l’avant viennent de ces flux, de choses, d’idées ou de sentiments, qui viennent de l’arrière.

Au mois de juillet 2022, la surprise vient de l’arrêt soudain de l’avancée des drapeaux russes sur la carte. Rétrospectivement, on peut l’expliquer par la conjonction d’une usure des troupes de manœuvre russes que ne compensait pas une « structure de production de soldats » très imparfaite en opposition à une structure ukrainienne qui parvenait elle à augmenter les capacités en ligne. On a pu constater aussi les effets de la nouvelle artillerie ukrainienne fournie par les Occidentaux qui ont permis par une campagne intelligente de frappes d’enrayer la logistique de l’artillerie ennemie ou de cloisonner les forces sur la tête de pont de Kherson. Les Russes ne trouvent pas de parade tactique et ne parviennent pas à se renforcer.

On aboutit ainsi à un équilibre où rien ne bouge en juillet et août jusqu’à laisser croire par prolongement de la tendance qu’il en sera ainsi pendant de longs mois. Il n’en est évidemment rien, car les processus arrière sont toujours à l’œuvre et que la montée en puissance de l’armée ukrainienne se poursuit alors que l’armée russe stagne toujours voire s’affaiblit.

La nouvelle rupture, et donc le début d’une nouvelle phase, est arrivée début septembre par une victoire spectaculaire ukrainienne dans la province de Kharkiv et au nord de Sloviansk. Loin des grignotages russes de la phase précédente ou même de l’« usure dynamique » de la bataille de Kiev les Ukrainiens s’avèrent capables de produire des chocs offensifs, une première dans cette guerre. La conquête de terrain est nette et peut-être surtout le coup porté à l’armée russe, et donc par secousses à la société puis au régime politique, est violent. La supériorité militaire ukrainienne est alors évidente, ce qui oblige à la Russie à sortir de sa torpeur en activant différemment les processus arrière.

Sur le front, il s’agit désormais de former ce que l’on pourrait nommer une « ligne Sourovikine », du nom du nouveau commandant en chef de l’ « opération spéciale », comme il y a eu la « ligne Hindendurg » en 1917 et selon les mêmes principes : résister à la supériorité militaire ennemie derrière une ligne de défense solide le temps de mobiliser en arrière suffisamment de forces pour pouvoir reprendre l’initiative. La nouvelle stratégie opérationnelle s’accompagne d’un coup politique, l’annexion par la Russie des zones ukrainiennes conquises, et d’une mobilisation de réservistes dont une première vague doit en urgence et au prix de lourdes pertes servir à renforcer la ligne Sourovikine, tandis que la deuxième, 200 000 hommes, soit une nouvelle armée complète, doit, après une formation plus solide, venir changer le rapport de forces sur le terrain. Si cela ne suffit pas, une nouvelle mobilisation interviendra ou on engagera les conscrits. Dans le même temps, les frappes sur les villes deviennent plus ciblées, les infrastructures énergétiques, afin de « mieux » faire souffrir la population ukrainienne en espérant ainsi peser indirectement sur les opérations militaires et surtout faire capituler cette population. Sur le front périphérique, la Russie cherche au moins des fournisseurs qui lui permettront de poursuivre son effort de guerre, Iran, Biélorussie, Corée du Nord peut-être, et bien sûr à saper le soutien à l’Ukraine au sein des opinions publiques occidentales.

Ces nouveaux axes d’effort russes suffiront-ils à casser la nouvelle tendance ? Il faut toujours un peu de temps pour voir surgir des effets par ailleurs ambivalents.

La mobilisation russe, parfaitement inorganisée, a peut-être aidé à renforcer la ligne Sourovikine sur le Donbass, mais c’est un poison lent. La mobilisation n’est pas populaire, suscite des fuites massives à l’étranger ou à l’intérieur du pays, et provoque de multiples incidents et de plaintes de la première vague envoyée directement sur le front sans préparation. À partir d’une certaine masse critique, ces plaintes et refus, associés aux cercueils de zinc sans victoire associée, peuvent se transformer en contestation de la guerre.

Dans la zone opérationnelle, l’Ukraine a obtenu un nouveau choc en réduisant la tête de pont de Kherson et en s’emparant de la ville évacuée sans combat par les forces russes. Si les effets sur l’armée russe de cette victoire sont sans doute moins importants qu’à Kharkiv, les effets politiques sont considérables. Ils contredisent les efforts russes. Déclarée « russe pour toujours » à peine 41 jours plus tôt Kherson est abandonnée sans combat et même sans une escalade quelconque hormis dans les doses de missiles lancées sur les villes ukrainiennes. Contrairement à ce qui était proclamé au moment de l’annexion, on peut donc pénétrer sur le sol sacré de la patrie russe et s’y emparer d’une grande ville sans susciter de réaction. Se coucher après le franchissement d’une ligne rouge que l’on a proclamé à grand bruit quelques jours plus tôt seulement est le plus sûr moyen de se décrédibiliser pour la suite.

Ce nouveau choc affaiblit aussi la possibilité, déjà mince, de faire craquer la population ukrainienne par la peur et le froid. Ce genre de stratégie ne peut fonctionner que si cette pression s’accompagne de défaites sur le terrain, tuant ainsi tout espoir que les choses s’améliorent. Or, les Ukrainiens sous les bombes entendent parler de victoires, et ils entendent aussi parler des exactions perpétrées par les Russes dans les territoires qui viennent d’être libérés. Rien qui les incite là à demander une « paix blanche », mais au contraire tout qui les pousse à en finir au plus vite en chassant les occupants. Il en est sensiblement de même dans les opinions publiques occidentales qui constatent aussi que l’aide fournie et les sacrifices éventuels, modestes par rapport à ceux des Ukrainiens, servent au moins à quelque chose. Tout pousse au contraire à accentuer encore l’aide aux Ukrainiens alors qu’à l’inverse soutenir un régime russe de perdants même pas magnifiques, bien au contraire, devient plus difficile.

À la guerre, tout commence et tout finit par des batailles. Les victoires sur le terrain, même défensives ou symboliques, nourrissent l’espoir de l’arrière et les ressources de l’arrière nourrissent les victoires. La phase actuelle à l’avantage des Ukrainiens a presque trois mois, c’est déjà un peu vieux pour une séquence de guerre moderne. Les Ukrainiens ont tout intérêt à pousser encore leur avantage tant que c’est encore possible. Le Dniepr interdit la manœuvre, mais en permettant d’avancer les batteries à longue portée, y compris les batteries antinavires, jusqu’à la région de Kherson on agrandit encore la zone qui peut être battue par les feux précis ou peut-être les raids d’infiltration.

Pour le reste, le déplacement des forces de Kherson peut alimenter les autres fronts. Les unités russes repliées sont déjà signalées dans la région de Kreminna, ce qui tend à montrer l’importance pour eux de ce front de Louhansk. Les Ukrainiens peuvent y porter aussi leur effort afin de porter un nouveau choc, comme ils peuvent le faire aussi dans la région de Zaporijjia, l’autre zone de manœuvre possible. Ils peuvent attaquer à partir de Vuhledar au sud-est de Donetsk-ville. La zone est également sensible pour les Russes car elle menace l’une des deux voies ferrées, l’autre étant celle du pont de Kerch, qui alimentent les zones conquises des provinces de Zaporijia, Kherson et la Crimée. Ils peuvent aussi attaquer plus près du Dniepr face à Tokmak par exemple. Peu importe à la limite, l’essentiel est d’aller vite et de frapper fort, malgré la météo d’automne un autre processus changeant qui influe sur les opérations, avant la fin de la séquence.

Quand et comment se terminera cette séquence ? Il faut bien l’admettre, nul ne le sait. La guerre relève bien plus des théories du chaos que du déterminisme des sciences de la matière. Les choses y sont trop humaines, avec des ennemis intelligents et très motivés qui réagissent forcément aux changements de l’autre, et les paramètres, politiques, économiques, diplomatiques, sociétaux, etc. sont trop nombreux pour pouvoir les appréhender tous dans leurs interactions.

On peut ainsi imaginer comme en juillet, mais à l’inverse, que les Ukrainiens ont finalement été plus usés que l’on ne pensait dans les combats précédents ou n’ont plus de stocks de munitions, le point oméga, et qu’ils ne peuvent plus mener d’offensives face à des Russes renforcés. On assisterait alors à une nouvelle phase d’équilibre statique pour l’hiver, avant peut-être même une reprise de l’offensive russe au printemps dans le Donbass.

Mais on peut imaginer aussi des grappes d’innovations d’un côté ou de l’autre, plus probablement du côté ukrainien clairement plus imaginatif, avec de nouvelles structures tactiques, de procédés ou encore de nouveaux équipements. La fourniture par les Américains d’ATACMS (Army Tactical Missile System) à portée de 300 km ou la fabrication locale de nouveaux missiles balistiques ou encore de drones plus puissants peuvent-ils changer la donne ? La Russie de son côté peut-elle mettre en œuvre enfin une vraie structure de « construction de soldats » ? Peut-elle trouver un moyen de mieux exploiter ses 750 aéronefs pilotés basés autour de l’Ukraine en résistant au système de défense anti-aérien ukrainien ?

Les changements peuvent aussi être politiques internes, du côté de Moscou en particulier, mais aussi à Kiev. Tout le monde pense au remplacement de Vladimir Poutine, mais quand et au profit de qui et pour quelle politique ? S’il ne change pas de politique, ce nouveau pouvoir, demain, dans six mois ou jamais, peut-il lui-même être renversé par un autre qui admettra l’échec ?

Nul ne le sait, l’analyse des guerres pendant la guerre se fait à la torche au sein d’une obscurité remplie de monstres. On avance et puis on voit jusqu’à ce qu’on s’aperçoive que l’un des camps ne peut et ne veut plus continuer.