La troisième dimension et l’armée de Terre

La troisième dimension et l’armée de Terre

 

par Jean-Claude Allard (*)
Général de Division (2s)
https://espritsurcouf.fr/defense-la-troisieme-dimension-et-larmee-de-terre_par_jean-claude-allard_general-de-division-2s/


Les débuts de l’avion, « plus lourd que l’air », n’ont pas laissé indifférent l’armée de Terre qui s’intéressait depuis les années 1880 à l’espace aérien pour élargir sa manœuvre. L’auteur nous retrace cette histoire, depuis les ballons pour l’observation du terrain, les reconnaissances et le réglage des tirs d’artillerie, jusqu’à l’aérocombat d’aujourd’hui.

 

En 1877, le génie militaire crée le premier laboratoire aéronautique au monde sous les ordres du capitaine Renard. Cet « Établissement central de l’aérostation militaire », installé dans le parc de Chalais-Meudon, avait pour mission de poursuivre l’étude théorique de toutes les formes possibles du vol : dirigeable, hélicoptère, aéroplane. En 1890, une convention est signée avec Clément Ader et des subventions lui sont versées pour qu’il développe un avion. Avec un appareil s’inspirant de la morphologie des chauves-souris, il peut ainsi parcourir 200 mètres le 14 octobre 1897, au camp de Satory. Mais les difficultés qu’il éprouve dans l’amélioration de son prototype et ses demandes de rallonges budgétaires conduiront l’armée à mettre fin à la convention en 1898.

En décembre 1903, aux États-Unis, Wilbur Wright réussira à franchir 260 mètres, puis dès 1904, l’avion des Wright réussira à réaliser une boucle. Après avoir pris contact avec les frères Wright, l’armée française les installe au camp d’Auvours pour leurs expérimentations. Le 21 septembre 1908, Wilbur établit le record du monde de durée et de distance en parcourant 66 kilomètres en une heure 31 minutes. Le 31 décembre 1908, Wilbur couvre 124 kilomètres en deux heures vingt minutes. La passion pour la « locomotion aérienne » s’empare alors du monde politique français.

Mais les pionniers européens ne sont pas restés sans initiative. Le 27 mai 1905, Ferber a réussi en Europe à s’élever comme les frères Wright. Le 25 juillet 1909, Blériot franchit la Manche. Un exploit considérable dont les conséquences militaires sont bien perçues par le Morning Post qui écrit : « Cela va modifier profondément les théories de la guerre et menacer nos moyens traditionnels de défense ». L’armée a compris le sens de cette évolution et, dès 1910, elle achète différents modèles d’avions à des fins d’expérimentation. Elle les utilise lors des grandes manœuvres en Picardie puis, satisfaite des résultats, crée en octobre 1910 l’Inspection permanente de l’aéronautique dont dépendent l’aérostation et l’aviation.

 

Le troisième avion construit par Clément Ader, qui a volé, exposé au Grand Palais à Paris. Carte postale tirée d’une collection personnelle.

L’aéronautique militaire, « cinquième arme »

Une loi du 29 mars 1912 crée l’aéronautique militaire. Elle est chargée de « l’étude, de l’acquisition ou de la construction, et de la mise en œuvre des engins de navigation aérienne utilisables pour l’armée, tels que ballons, avions, cerfs-volants » Elle est organisée en sept compagnies d’aéronautique et dotée d’un budget de 16 479 040 francs. L’aéronautique militaire est instituée comme la cinquième arme, à côté de l’infanterie, de la cavalerie, de l’artillerie et du génie militaire. Les discussions entre ces deux dernières armes qui avaient chacune une vue différente de l’emploi du « plus lourd que l’air », la première voulant régler ses tirs et la deuxième voulant effectuer des reconnaissances sont terminées. Désormais, l’aéronautique militaire non seulement remplira ces missions, mais élargira son champ d’action tout au long de la Grande guerre. Son parc est constitué en deux types différents : les appareils légers dit « de cavalerie ou d’artillerie » et les appareils lourds dits « de reconnaissance ou de bombardement ». Les premiers combattent en liaison directe avec les forces, les seconds remplissent des missions de soutien qui peuvent se dérouler plus loin en avant des zones d’action.

La grande affaire de l’aéronautique militaire avant la guerre furent les manœuvres de septembre 1912, dans laquelle l’aéronautique déploya 60 appareils, engagés avec une doctrine et une organisation militaire et non plus en « appliquant pour le mieux l’aviation dans sa forme sportive aux besoins de l’armée ». Les escadrilles sont constituées avec personnels et matériels volants, et personnels et matériels pour les trains de combat qui se déplacent de 20 à 30 kilomètres pour établir les campements, les terrains de travail et monter les tentes abris « Bessonneau » sous lesquelles dormiront les avions « au coin du bois ».

L’avion se contente en effet de pistes de fortune en herbe, les escadrilles suivant ainsi au plus près les forces terrestres dans lesquelles elles sont imbriquées. En conclusion de cette manœuvre, se dessinait déjà le destin futur des combattants de la troisième dimension, comme on peut le lire dans le bulletin de l’association générale aéronautique du septembre 1912 : « Il est probable qu’on concevra bientôt deux types distincts d’aviation d’armée qui justifieront les deux méthodes : l’appareil léger suivant les lignes (l’armée de terre) avec impedimenta réduits au minimum ; grands appareils lourds et puissants, armés et blindés, tenus à l’arrière de l’armée jusqu’au moment du besoin ». De ces deux visions naîtra bien plus tard l’ALAT et l’Armée de l’Air.

L’essor de l’avion dans la Grande guerre

Durant toute la guerre 1914-1918, l’aéronautique militaire sera engagée dans ces deux espaces de manœuvre, spécialisant progressivement ses unités, car très rapidement est apparu que la doctrine d’emploi de l’arme aérienne ne pouvait être monolithique. Les progrès des avions en rayon d’action et en capacité d’emport, tant d’armes d’attaques (bombes, fléchettes) que de défense (mitrailleuses), permettaient d’envisager leur emploi sur les arrières ennemis contre des objectifs militaires ou contre des infrastructures ou des usines d’armement. La manœuvre aérienne élargissait ainsi sa zone d’action au-delà des zones d’intérêt de la manœuvre terrestre et gagnait ainsi de l’autonomie.

De leur côté, les forces terrestres exigeaient toujours plus de l’aéronautique pour affiner leurs mouvements : observation, reconnaissance, réglage de tir, surveillance de zone, appui feu rapproché. Toutes ces opérations devaient être conduites en étroite coordination avec les troupes au sol, posant rapidement le problème de la préparation intégrée de l’action, des communications pendant le vol, de la coordination des opérations aéroterrestres.

Carte postale à la gloire de Georges Guynemer, qui totalisa 53 victoires en combat aérien avant d’être abattu le 11 septembre 1917 à l’âge de 22 ans. Collection personnelle.

Curieusement, durant toute cette période, le combat aérien n’est, aux dires des analystes de l’époque, qu’un phénomène prestigieux mais de second plan au regard de l’apport de l’avion dans toutes les autres missions. Car l’Allemand refuse de s’exposer dans ces duels inefficaces.

Entrée en guerre avec 140 avions en 1914, l’armée de terre aura en novembre 1918 une aéronautique militaire de plus de 3600 avions et une doctrine qui en fera « un instrument aérien capable de compenser, grâce à sa mobilité stratégique et à sa puissance de feu, les cruelles carences en effectifs dont souffre une armée française saignée à blanc par quatre années de combats meurtriers ». Cette aéronautique sera articulée autour d’unités d’armée et d’une division aérienne crée en mai 1918. En somme, une doctrine et une organisation qui n’est pas sans forte ressemblance avec l’ALAT et sa doctrine d’aérocombat d’aujourd’hui.

Aux sources de l’aérocombat : la guerre du Rif

La guerre du RIF en 1925 en sera le modèle achevé : intervention de l’aviation en avant des forces terrestres pour stopper l’ennemi. « L’aviation a sauvé Fez » dira le Maréchal Lyautey.  On développa des actions combinées tout au long de la campagne (combat, reconnaissance, surveillance, tirs et appui feu, etc.), avec des escadrilles déployées sur les terrains avancées au plus près des fantassins.

L’action autonome dans la profondeur, et principalement sur les villages des tribus rebelles, souvent envisagée, fut toujours refusé par Lyautey, qui se souvenait de la recommandation de Gallieni « Lorsque vous prenez un village, agissez toujours en pensant que vous devrez y ouvrir un marché le lendemain ». Mais d’autres commandants en chef n’hésitèrent pas à l’utiliser. La guerre du Rif fut la matrice de l’aérocombat dans laquelle l’on retrouve bien des traits de l’emploi de l’hélicoptère dans les opérations modernes (guerre du Golfe 1991 avec l’assaut des RHC en avant des forces terrestres ; Balkans et les actions aéroamphibies ; Afghanistan ; Côte d’Ivoire ; Lybie 2011 ; Mali 2013 ; etc.).

Le tournant des années 30

Les progrès techniques modifièrent le rôle des avions. L’augmentation de leur puissance, de leur vitesse et de leur rayon d’action des avions, comme la nécessité de les mettre en œuvre à partir d’infrastructures fixes, devaient progressivement leur faire perdre les caractéristiques nécessaires à l’aérocombat. Une autre voie devenait nécessaire pour tirer pleinement parti de leurs capacités. Le 1° avril 1933, l’armée de l’Air était créée, et le 2 Juillet 1934 une loi fixait « L’organisation générale de l’Armée de l’Air ».

Ces textes prévoyaient que l’armée de l’air rassemblerait tous les avions pour remplir trois missions : les opérations purement aériennes, la défense du territoire et les opérations aériennes combinées avec l’armée de terre. Mais la faiblesse du parc et la volonté d’affirmer l’indépendance de la nouvelle armée ont conduit à négliger la troisième mission. La France n’aura ni aviation d’assaut, ni d’ailleurs de forces blindées, au contraire de son ennemi allemand qui établira sa force sur le couple char-avion.

Elle n’aura même pas d’aviation légère avant que l’équipement des Forces Françaises Libres,  sur le modèle des divisions américaines, ne la dote des avions légers de reconnaissance qui ouvriront la voie de beaux succès français, notamment sur le Garigliano, et permettront au capitaine Callet et au Lieutenant Mantoux, du peloton aérien de la 2° DB (Division Blindée) de larguer sur la préfecture de police de Paris, au milieu d’une grêle de balles, le message de Leclerc, « Tenez bon, nous arrivons ! ».

L’hélicoptère et le retour progressif aux principes de l’aérocombat

L’hélicoptère Tigre en Afghanistan. Photo adc Petremand/armée de terre

Si cette aviation légère facilite la manœuvre terrestre, elle ne peut y contribuer pleinement, comme ce fut le cas de 1912 à la fin de la guerre du Rif. Ce sera grâce à la souplesse de l’hélicoptère que l’armée de terre renouera avec la manœuvre en trois dimensions. Et les tactiques de l’aérocombat ne cesseront plus de s’affiner au fur et à mesure des innovations techniques (turbine et vol de combat, intensification de lumière et thermographie pour le combat de nuit, demain, nécessairement, coopération drone/hélicoptère pour l’action en sureté).

Aujourd’hui, Armée de l’air et ALAT sont l’une et l’autre redevables des efforts faits par l’armée de terre, notamment dans la période 1910-1934, pour développer les avions et leur emploi opérationnel. Chacune des deux institutions est légitime pour trouver dans cette période « commune » ses racines et ses principes d’action. L’ALAT y puise les principes fondateurs et intemporels de sa doctrine actuelle nourrissant une volonté constante d’innovations et d’améliorations.

Article publié le 10 juillet 2023, sur le site revusconflits.com
https://www.revueconflits.com/la-troisieme-dimension-une-tres-ancienne-tentation-de-larmee-de-terre/

(*) Jean-Claude Allard, saint-cyrien, diplômé de l’École supérieure de guerre, de l’Institut des Hautes Études de Défense nationale et du High Command and Staff Course, a été, entre autres, chef des opérations de la KFOR au Kosovo, représentant de la France au Central Command des Etats-Unis. Il a commandé le 4ème régiment d’hélicoptères de commandement et de manœuvre puis a été commandant de l’Aviation Légère de l’Armée de Terre (ALAT). Il   a été directeur de recherche à l’IRIS et enseignant à IRIS SUP. Il est désormais chercheur associé à l’IRIS.

Source photo bandeau : Airbus Helicopter / Ministère des Armées