L’art opératif à l’épreuve de la guerre en Ukraine – 3. La fabrique des batailles

L’art opératif à l’épreuve de la guerre en Ukraine – 3. La fabrique des batailles

 

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 26 septembre 2022

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L’art opératif consiste à modeler et actionner des ressources militaires dans des ensembles cohérents baptisés « campagnes » afin d’atteindre les objectifs stratégiques. Une seule campagne peut parfois suffire à cela et c’était l’espoir des Russes avec leur offensive à grande vitesse de février-mars. Il en faut en réalité souvent plusieurs, qui se succèdent dans le temps ou se superposent, toujours de la même forme ou non.

On a ainsi connu en Ukraine deux campagnes terrestres offensives russes successives et de formes différentes auxquelles répondaient deux campagnes défensives antagonistes. Il y aussi une campagne navale et une campagne de frappes russes dans la grande profondeur qui perdurent et auxquelles répondent également des campagnes défensives et offensives ukrainiennes.

En parallèle de ces campagnes dans les espaces vides, et on pourrait y ajouter celle dans le cyberespace, on assiste maintenant au développement d’une campagne offensive aéroterrestre ukrainienne. Il est probable que ce ne soit pas la dernière.

Les briques des batailles

L’Ukraine n’a pu passer à l’offensive que parce que ses forces terrestres étaient suffisamment montées en puissance pour autoriser cela. Une montée en puissance s’effectue toujours qualitativement et/ou quantitativement.

Qualitativement, il s’agit d’avoir des unités de combat qui soient d’une gamme tactique supérieure à celles de l’unité sur les différents points de contact. Un point de contact terrestre est la zone où, avec ses armes, on peut tirer directement efficacement sur l’ennemi. Cela correspond sensiblement en Ukraine à une confrontation tactique sur quelques km2. La supériorité numérique importe peu à cette échelle où elle ne dépasse presque jamais le 2 contre 1. La supériorité qualitative en revanche est essentielle.

La valeur des équipements est évidemment importante, mais outre qu’en Ukraine ces équipements sont souvent assez proches de part et d’autre, ce sont bien les facteurs humains – solidité au feu, compétences, commandement, organisation – qui font vraiment la différence dans cet environnement mortel. Les facteurs extérieurs, comme le terrain ou les appuis feux, viennent accentuer ou compenser la différence de gamme tactique entre les adversaires et au bout du compte celui dont le niveau est le plus élevé l’emporte systématiquement, et ce de manière plus que proportionnelle à cette différence. Notons que cette gamme tactique peut évoluer aussi en fonction de la forme des campagnes. Telle unité légère bien adaptée à la défense de zone et la guérilla peut se trouver moins compétente et adaptée dans un combat de positions où l’ennemi dispose d’une puissante artillerie.

Quantitativement, il s’agit d’avoir le maximum d’unités de combat et si possible plus que l’ennemi. Si la supériorité numérique joue peu au niveau tactique, elle est très importante au niveau de la campagne. Si on faisait s’affronter l’armée de Terre française d’aujourd’hui avec celle de 1990 après mobilisation, il est probable que ce soit celle de 1990 qui l’emportât. Celle de 2022 gagnerait la plupart des combats mais serait sans doute dépassée par la supériorité numérique de celle de 1990 qui, parce que plus nombreuse, pourrait multiplier les combats et surtout manœuvrer dans des endroits où son adversaire ne pourrait être. Notons bien que ces deux critères sont partiellement contradictoires. Quand, à ressources données, on investit beaucoup de ressources sur la force de chaque unité de combat, avec des équipements très sophistiqués notamment, on réduit le nombre d’unités que l’on peut se payer.

Avec le temps, on l’a vu, l’armée ukrainienne a obtenu la supériorité dans les deux domaines, avec le flux de plusieurs dizaines de milliers de soldats nouvellement formés, un chiffre supérieur à celui des pertes définitives – morts, blessés graves, prisonniers et disparus – et la croissance de compétence des unités engagées qu’elles soient de manœuvre ou, surtout, territoriales. En résumé, l’armée ukrainienne dispose d’une soixantaine de brigades de qualité variable mais plutôt bonne et en tout cas supérieure en moyenne à celle des unités russes. Il est difficile d’estimer par comparaison le nombre de groupements russes et séparatistes, d’autant plus que ces groupements sont devenus très disparates. On peut considérer qu’il représente désormais une masse de manœuvre inférieure en volume et en qualité tactique moyenne à celle des Ukrainiens. Cette infériorité tactique peut encore être compensée localement en s’appuyant sur des positions retranchées et une artillerie encore très supérieure en volume.

C’est bien pour compenser cette infériorité générale sans espoir de retournement par la voie de recrutement de seuls volontaires qu’une mobilisation partielle a été décidée en Russie. Elle s’effectue en parallèle d’un processus politique accéléré de transformation en terres russes des territoires conquis et des républiques séparatistes. À partir du moment où on combat sur le sol russe les conscrits déjà sous les drapeaux peuvent être engagés tout de suite, soit un potentiel de quelques dizaines de milliers d’hommes un peu formés pour les forces terrestres. Les réservistes mobilisés peuvent également être déployés en renforcement individuel ou par bataillons constitués, ce qui dans ce cas prendra forcément des mois.

L’espoir est clairement de doper le volume des forces russes engagées en Ukraine au risque d’un abaissement très net d’une qualité moyenne déjà insuffisante. La posture est clairement défensive à court terme avec le souci de sanctuariser les conquêtes en s’accrochant au terrain, même avec des troupes médiocres, avant les pluies d’automne et la « saison des mauvaises routes » (Raspoutitsa) qui handicapent toutes les opérations offensives. Il sera temps ensuite de procéder à une amélioration qualitative des unités et de peut-être envisager une offensive d’hiver ou de printemps. Du côté ukrainien, il s’agit de réunir, d’activer et d’alimenter logistiquement des groupes de brigades afin d’organiser le maximum de batailles offensives avant cette échéance.

Batailles

Les esprits sont actuellement accaparés par la bataille qui se poursuit dans le nord-est de l’Ukraine. Elle se déroule sur plusieurs espaces.

Le premier est la rivière Oskil, sur un axe nord-sud, le long des quatre points de passage. Les brigades qui ont conquis la zone sont réparties sur ces points, avec l’espoir au mieux d’établir des têtes de pont à partir desquelles manœuvrer ensuite ou au pire de fixer le maximum d’unités russes, car les Russes ont visiblement décidé de résister sur la rivière. Pour les Ukrainiens, les possibilités les plus importantes sont au nord de cette ligne dans la zone de Dvorichna.

 

 

Le deuxième espace est au nord des villes de Sloviansk et Seversk, le long de la rivière Donets et de la zone forestière du parc national Sviati Hory, un axe général Ouest-Est. On trouve là sans doute quatre brigades qui poussent vers le nord en faisant notamment pression sur la ville de Lyman tenue par deux bataillons de réserve opérationnelle russe BARS et deux bataillons cosaques sous la direction de la 2e armée russe. Outre une avance progressive, toute cette pression permet là aussi de fixer des forces russes rares.

L’effort principal et peut-être décisif se trouve entre les deux espaces, entre la rivière Oskil et le parc national Sviati Hory. On y trouve encore quatre brigades, dont au moins une brigade blindée, qui font face à ce qui reste de la 90e division blindée russe. La 90e division blindée russe résiste et parfois contre-attaque mais le groupement ukrainien a réussi à progresser Ridkodub et Nove et constitué une nouvelle poche. Il est très possible que cette percée entraîne un nouveau grand recul russe, que ce soit à Lyman ou sur la rivière Oskil.

Face à la poussée générale ukrainienne, les 2e et 41e armées russes, sans doute alimentées par des renforts de la zone de Belgorod de la 6e et de la 1ère armée de chars tentent de reformer un front solide. Pendant ce temps, les Russes poursuivent leurs attaques dans la zone entre Lysychansk et Horlivka, sans doute pour contrarier l’offensive ukrainienne au-delà de la rivière Donets, mais aussi encore et toujours depuis trois mois pour s’emparer de Bakhmut à 50 km au sud-est de Kramatorsk. Des combats limités se poursuivent aussi toujours dans la région de Donetsk. On ne comprend pas bien désormais la logique de cet effort qui a absorbe des ressources qui seraient sans doute plus utiles pour la défense du nord, mais peut-être s’agit-il simplement d’essayer obtenir une victoire.

A l’autre extrémité du front, troisième bataille, le siège de la tête de pont de Kherson se poursuit, un siège de la taille d’un département français, avec toutes les difficultés et les perspectives de l’exercice. La zone est solidement tenue par douze brigades/régiments russes d’une taille moyenne de 1 500 hommes, avec au total 150-200 chars de bataille et 800 véhicules de combat d’infanterie, appuyés par environ 250 à 300 pièces d’artillerie dont peut-être 80 LRM. Les forces ukrainiennes sont à peine supérieures en volume mais elles ont les moyens de lancer des petites attaques locales sur les trois zones de progression au nord, au centre et l’extrême sud du dispositif. Il n’est pas exclu que les Ukrainiens tentent une opération amphibie sur la presqu’île du parc national Biloberezhia Sviatoslava au sud de Kherson.

 

 

L’essentiel de l’effort porte dans la campagne d’interdiction de la part de l’artillerie à longue portée et des forces aériennes ukrainiennes de plus en plus présentes. Cette campagne d’interdiction qui frappe surtout les dépôts et les axes logistiques, en particulier sur le Dniepr, isole les forces russes au-delà du fleuve avec peu de perspectives d’amélioration pour elles. Dans le cadre général d’une campagne défensive russe, la logique militaire suggérerait plutôt d’évacuer la zone afin de profiter de la protection du fleuve et de redéployer les forces dans d’autres régions menacées. La logique politique impose de conserver sous contrôle russe au moins la ville de Kherson et la possibilité d’attaquer à nouveau en direction d’Odessa. Dans le dialogue stratégique, l’échelon politique doit avoir le dernier mot mais à méconnaître trop les réalités militaires, il risque le désastre. La résilience slave, tant vantée, a aussi ses limites et il n’est pas évident que les soldats russes isolés au-delà du Dniepr attendent avec autant d’enthousiasme que les autres les pluies d’automne et les rigueurs de l’hiver. Si rien ne change par ailleurs, la poursuite de la bataille au-delà du Dniepr présente de grands risques de désastre pour les Russes.

Et puis, il y a la bataille X, celle que les Ukrainiens ont peut-être la perspective d’organiser en arrière du front grâce à leur supériorité numérique et qualitative et en admettant qu’ils disposent de la logistique adéquate. Pour avoir une idée de son volume, il faudrait comptabiliser le nombre de brigades qui ne sont pas en ligne.

Cette bataille X peut être l’exploitation de la percée entre Oskil et Lyman, en direction de l’est. L’art opératif, c’est souvent l’organisation de la conquête de points clés, et dans cette région la prise de Svatove puis à 50 km plus à l’est de Starobilsk annulerait complètement les résultats de l’invasion russe dans la région et obligerait la logistique russe a largement contourner la zone pour alimenter les forces en DNR/LNR.

La bataille X peut être aussi une attaque dans la vaste zone allant du Dniepr au sud de Zaporijia jusqu’à la DNR, avec Orikhiv, Houliaïpole ou plus près de Donetsk comme point d’effort. La partie des oblasts de Zaporijia et de Kherson tenue par les Russes est occupée par plusieurs armées russes avec la 58e en première ligne, mais de la même façon que la pression sur Kherson avait attiré des forces russes dans le sud du théâtre d’opérations, les Ukrainiens attendant peut-être que leurs succès dans le nord obligent cette fois à dégarnir le sud. C’est l’avantage de disposer de la supériorité en nombre de bonnes unités de manœuvre. Quoiqu’il en soit, une nouvelle bataille victorieuse ukrainienne pourrait être, sinon décisive du moins avoir des conséquences importantes. Reste à savoir s’ils sont capables de l’organiser et de la mener à temps.

A ce stade, on ne voit pas comment il pourrait y avoir de bataille offensive Y initiée par les Russes, de la dimension par exemple de celle des Ukrainiens dans le nord-est qui engage une douzaine de brigades.

On l’a dit, les campagnes peuvent être successives ou superposées. En parallèle et plutôt au- dessus de ces batailles terrestres, il y a la campagne pour savoir qui peut engager le plus d’objets dans le ciel au-dessus des champs de bataille, qu’il s’agisse d’avions, de drones, d’hélicoptères et même d’obus. Une campagne dont on notera au passage, alors que les deux flottes aériennes sont en opposition, la rareté des combats aériens. Cette campagne a un contenu technique très important et c’est peut-être dans ce champ que l’aide occidentale peut-être la plus utile. Tout ce qui permet de neutraliser la défense anti-aérienne adverse, comme les missiles antiradars AGM-88 fournis depuis peu par les Américains, permet de faciliter aussi l’emploi de ses propres aéronefs ou projectiles, en appui direct ou en interdiction. Inversement tout ce qui permet de contrer la menace des aéronefs et missiles ennemis, comme les batteries NASAMS promises et peut-être un jour les excellents SAMP/T Mamba français, facilite la manœuvre au sol et donc la réussite des batailles. On ne sait pas très bien en quoi la capture de nombreux matériels sensibles russes, radars, guerre électronique, véhicules de transmission, après la victoire de Balakliya peut influencer cette campagne essentielle pour la suite de la guerre.

La mise en place en Ukraine d’une défense antiaérienne aussi imperméable que celle d’Israël par exemple pourrait éviter cette escalade dangereuse qui naît lorsqu’on se sent impuissant sur le champ de bataille mais que l’on dispose de moyens de frapper le pays et les populations. La paralysie des réseaux civils de communication, dans tous les sens du terme, peut avoir un effet sur plusieurs fonctions de l’art opératif, logistique, commandement, manœuvre. Les frappes sur les populations, directement ou sur ce qui lui permet de vivre, que ce soit sciemment ou par maladresse assumée, afin de saper la volonté des peuples et d’obliger les dirigeants à négocier, voire à capituler, n’ont guère eu de succès dans l’histoire. S’obstiner à le faire parce que simplement c’est possible et qu’on ne sait pas quoi faire d’autre relève de la part des Russes de la criminalité de guerre. Cela incite d’ailleurs l’adversaire ukrainien à faire parfois de même, comme les frappes sur la ville de Donetsk, et provoque ainsi une spirale terrible.

En résumé, les campagnes de la fin de l’été sont à l’avantage des Ukrainiens qui ont incontestablement l’initiative. Elles ont eu suffisamment d’effets pour engendrer un changement radical de stratégie organique russe, celle qui génère et organise les moyens. Un changement radical aux effets encore largement incertains sur la suite des opérations.