L’économie russe résistera-t-elle à l’arrêt de la guerre en Ukraine ?

L’économie russe résistera-t-elle à l’arrêt de la guerre en Ukraine ?

8897048 05.04.2025 Sappers of the 539 Separate Engineer Battalion of the 42nd Guards Division with the Dnepr Group of the Russian Armed Forces inspect an area for mines and explosive devices amid Russia’s military operation in Ukraine, in Zaporozhye region territory, that has accessed Russia. Konstantin Mihalchevskiy / Sputnik//SPUTNIK_8897048_67f4ed1c2f863/Credit:Konstantin Mihalchevskiy//SIPA/2504081201

 

par Eugène Berg – Revue Conflits – publié le 12 avril 2025

https://www.revueconflits.com/leconomie-russe-resistera-t-elle-a-larret-de-la-guerre-en-ukraine/


L’économie russe est dopée à la dépense publique pour la défense et pour l’armée. Des dépenses qui engendrent certes de la croissance mais aussi de l’inflation. La paix revenue, le réveil risque d’être brutal.

Cette année, Dimitri, modeste colporteur à Kostino, sur les rives de l’Ienisseï, qui coupe la Sibérie en deux, a décidé d’organiser chez lui les cérémonies de la Pâque orthodoxe. Elle tombe cette année le 20 avril, le même jour que la catholique, et il a entendu sur le premier canal de TV, qu’à cette date, Donald Trump, « l’ami de notre président » a promis de mettre fin à la guerre. Il lui faut pour cela acheter une quantité d’œufs, trouver des peintures de toutes les couleurs pour les peindre, tout cela en plus de tous les autres ingrédients indispensables. Des œufs ? Leur prix est passé de 130-150 roubles la douzaine (1,3 à 1,5 euro) à 200 roubles, mais ne renchériront-ils pas devant la forte demande ? Lui faut-il les commander à l’avance ? Bien sûr son salaire l’an dernier a grimpé de 10%, ce qui est le taux officiel d’inflation, mais il le sait, il ne s’agit que d’une statistique moyenne.

L’inflation en Russie est-elle supportable ?

Afin de contenir cette poussée inflationniste, qui s’inscrit bien au-dessus de l’objectif de la Banque centrale de Russie (BCR) de 4 %, son gouverneur Mme Naboioullina, a haussé le taux d’escompte à 21% et l’a maintenu à ce niveau, alors que bien des représentants du secteur industriel, étranglés par ces taux, ont plaidé avec force au Kremlin pour sa diminution. Car les taux des banques sont à 30%. Aucune petite entreprise ne peut emprunter à de tels taux !

Dans tout pays émergent, un tel taux d’inflation rend difficile d’assurer le service de sa dette extérieure, étant donné que sa monnaie se déprécie. Or le niveau de la dette publique russe paraît bien bas au regard de celle de la majorité des pays européens ou du Japon, elle ne se situe qu’aux environs des 17-20% du PIB. Au surplus, la Russie bénéficie d’un large matelas de réserves, qui, si près de la moitié (235 milliards d’euros) ont été gelés et non saisis, restent encore substantielles.

our le moment, cette situation paraît supportable. Mais le dilemme de Dimitri reste entier. Il est celui de millions de Russes, qui ne vivent pas dans les grandes villes, ou qui ne travaillent pas dans les vaches à lait du système, forces armées, forces de maintien de l’ordre, silovikis, secteur énergétique ou industries d’armement.

Le complexe militaro-industriel a été artificiellement gonflé par la guerre ?

C’est la hausse phénoménale des dépenses, liées à l’effort de guerre – elles ont triplé en moins de quatre ans – qui explique la bonne santé de l’économie russe : elles représentent 6,8% du PIB et 40% des dépenses budgétaires, et expliquent 40% de la croissance russe.

Si l’on y ajoute les dépenses de sécurité, cela atteint 8,7% du PIB. Les « mangeurs d’acier » du temps du régime soviétique ont repris du service et n’ont cure du beurre ou des œufs. Près d’un million de Russes ont rejoint les industries de défense où ils bénéficient de beaux salaires, ayant peut-être à l’esprit ce mot du moraliste français Chamfort : « La guerre nourrit son homme, s’il ne le tue pas ».  La réalité en Russie est devenue tout autre, car la mort d’un combattant fournit à sa famille des revenus supérieurs à ceux qu’il aurait gagnés durant toute sa vie de labeur.

Pour les Russes, qui vivent dans des régions éloignées, comme Dimitri, s’engager dans la guerre rapporte gros : en moyenne ils touchent 2 300 euros par mois en combattant en première ligne, alors que les revenus mensuels de Dimitri n’atteignent que 700 à 800 euros. Lorsqu’un soldat meurt en Ukraine, ses proches reçoivent la « coffin money », », qui peut s’élever jusqu’à 150 000 euros, somme astronomique par rapport aux moyens de nombre d’engagés. Cette soudaine richesse offre un essor économique à des régions désargentées de Russie. Mais si certains évoquent l’émergence d’une nouvelle classe moyenne, il est probable que ce ne soit que de courte durée, car la paix interviendra un jour ou l’autre, et alors les primes disparaîtront, les salaires stagneront s’ils ne tombent, les économies auront été rongées par l’inflation. Cet enrichissement pourra s’effondrer aussi rapidement qu’il est arrivé.  En attendant, l’effet d’aubaine n’a pas échappé aux plus cyniques : le quotidien économique coréen Mail Business Newspaper a noté une explosion de 74 % des prix des cercueils en Russie depuis le début du conflit.

La fin de la guerre pourra conduire à une récession.

Tout ceci explique que la croissance de l’économie a été plus forte en 2024 (4,1%) qu’elle ne l’a été en 2023 (3,6%), pourtant une « bonne » année. On devrait s’orienter vers une croissance limitée de 1,5 % à 2% en 2025, car les dépenses liées à la guerre ont atteint leur plafond. Si la paix devait survenir au début de l’été 2025, l’atterrissage de l’économie russe, dopée par bien des dépenses gonflées, risque de ne pas atterrir en douceur. Elle devra se reconvertir une fois de plus, processus long et coûteux.

Avant l’été, Moscou devra prendre des décisions difficiles : augmenter ou diminuer les dépenses militaires, limiter la croissance, doper l’inflation ou amoindrir le niveau de vie des Russes. Pour le moment, Dimitri pourra célébrer la Pashka avec faste, mais qu’en sera-t-il demain ? Le conflit avec l’Ukraine risque d’avoir des effets durables sur les finances des citoyens et sur les inégalités entre riches et pauvres. Selon le média d’investigation russophone The Insider, les disparités se sont déjà creusées depuis 2022 et cela risque d’aller de mal en pis. Les classes moyennes et populaires sont d’ores et déjà les grandes perdantes de cette guerre. Les plus fortunés, eux, s’enrichissent encore. « Un être qui s’habitue à tout, voilà, je pense, la meilleure définition qu’on puisse donner de l’homme », a écrit Dostoïevski, se souvient Dimitri.