Libre propos tenu par le Général d’armée (2S) Elrick IRASTORZA, membre de l’Académie des Sciences et Lettres de Montpellier, à l’occasion de la rentrée solennelle du 30 janvier 2023.
Ukraine : « avons-nous des raisons d’espérer une sortie de crise en 2023 » ?
En une quinzaine de minutes, je vous propose, dans cette communication forcément synthétique et inévitablement clivante, de rechercher, dans les racines de ce conflit et la volonté des différentes parties prenantes d’y mettre fin, des raisons d’espérer, ou pas, une sortie de crise au cours des prochains mois.
Le 28 juillet 1914, les Français respirent. La justice acquitte enfin Madame Caillaux,
mettant un terme à un feuilleton qui les aura maintenus en haleine pendant quatre mois . 6 jours plus tard, l’Allemagne déclare la guerre à la France : 20 millions de morts.
Le 30 septembre 1938, Édouard Daladier, est accueilli au Bourget par une foule en liesse à son retour de Munich : à son « Ah les cons, s’ils savaient » fait écho le « I believe it is peace for our time » de Chamberlain : 60 millions de morts.
Le 9 novembre 2022, 52e anniversaire de la mort du Général de Gaulle, le Président de la République présente sa vision stratégique pour la France. Mais le même jour, à 20h, Didier Deschamps égrène, sur toutes nos chaînes, la composition de l’équipe de France. Inconscience, ou impréparation mentale face à des bouleversements dont ils n’ont pas idée, les Français ont préféré se réfugier dans l’euphorie du sport.
Les causes du conflit n’augurent rien de bon car il en va des crises comme des arbres, plus leurs racines sont profondes, plus elles sont vigoureuses…
Depuis le baptême, à la fin du 1er millénaire, de Vladimir 1er le Grand, le cœur de la Russie orthodoxe bat à Kiev, ce qui n’empêcha l’URSS de détruire, en 1935, l’église de la Dîme où il fut inhumé ! Pendant des siècles, la tutelle sur ces populations oscilla entre les empires périphériques jusqu’au rattachement à la Russie en 1654. Jusqu’alors, la sphère ukrainienne n’englobait ni les provinces russophones du Donbass, ni, bien sûr la Crimée.
Le pays ne fut indépendant pour la première fois que de 1917 à 1922, jusqu’à la création de l’URSS. Le souvenir du traitement inhumain que lui infligea Staline et des grandes famines de 1932-1933 (4 à 6 millions de morts), fit qu’en 1941, une partie de la population accueillit les Allemands à bras ouverts. Le dirigeant nationaliste ukrainien, Stephan Bandera, en profita pour déclarer une très éphémère indépendance et 220 000 Ukrainiens se battirent aux côtés des troupes nazies, contribuant à la Shoa par balles aux côtés des einsatzgruppen. Mais la grande majorité des Ukrainiens se lancèrent dans une résistance qui leur coûta 7 des 26 millions de victimes soviétiques du Nazisme.
En 1954, à l’occasion du 300e anniversaire de son rattachement à la Russie, Khrouchtchev récompensa ce bon élève de la classe manifestement dénazifié, en lui rattachant la Crimée.
Mais il convient de se souvenir, également, qu’à partir de l’année suivante, le Pacte de Varsovie dont l’Ukraine, fit peser sur l’Europe de l’ouest, pendant 36 ans, une menace mortelle qui engendra une ruineuse course aux armements pour contrer ses missiles nucléaires, ses 120 000 chars d’assaut et engins blindés, ses 42 000 canons et ses 7200 avions de combat..
Le 24 août 1991, le pays recouvra son indépendance. Pour sauver les dernières apparences d’un empire multiséculaire en voie de dislocation, la Russie signa avec l’Ukraine et la Biélorussie, 17 jours avant la dissolution de l’URSS, les accords de Minsk, constitutifs de la Communauté des États Indépendants, sorte de confédération des anciennes républiques soviétiques, à l’exception des états baltes.
Trois ans plus tard, suite au mémorandum de Budapest, l’Ukraine, le Kazakhstan et la Biélorussie, achevèrent le transfert de l’armement nucléaire soviétique à la Russie contre une garantie de sécurité donnée par les USA, la Grande Bretagne et cette même Russie.
Perçue comme une dérive européiste, la révolution orange de 2004 puis surtout celle de Maidan, en 2014, réveillèrent le clivage entre les populations ukrainiennes du nord- ouest plutôt tournées vers l’Occident et celles du sud-est plutôt tournées vers la Russie et menèrent tout droit à la dissidence des provinces russophones.
En mars 2014, la Crimée proclama son indépendance et vota huit jours plus tard son retour à la mère patrie. Le cadeau de Khrouchtchev avait tenu 60 ans… Simultanément, le Donbass s’embrasait, la Russie s’impliquant dans cette guerre civile par le truchement de la Société de Sécurité Privée Wagner.
En 2014 puis 2015, l’intercession de François Hollande et d’Angela Merkel, n’y changea rien et les combats continuèrent en dépit des accords de Minsk I et II, les Azov n’ayant rien à envier aux Wagner en termes d’atrocités.
La poursuite de la dérive atlantiste du pays puis son départ de la Communauté des États Indépendants en 2018, furent alors perçus par Moscou comme une véritable trahison et la vénération portée par une partie de la population à Stephan Bandera raviva le procès en nazification ! Le président Zélenski déclarait encore récemment que « Stephan Bandera est un héros pour une partie des Ukrainiens et que c’est une chose normale et cool » ; mais il trouvait quand même « not right » que des lieux publics puissent porter son nom…
Le 21 février 2022, la Russie prétextant le non respect des accords de Minsk par l’Ukraine, reconnaissait l’indépendance des Républiques populaires de Donetsk et de Lougansk et signait un accord d’entraide qu’elle appliqua 3 jours plus tard en déclenchant son opération militaire spéciale.
La Russie de Vladimir Poutine est incontestablement l’agresseur. Quand on lui faisait remarquer que l’Entente avait une part de responsabilité dans la première guerre mondiale, polémique qui dure encore, Clemenceau répondait : « Que je sache ce n’est pas la Belgique qui a envahi l’Allemagne ! ».
Pour les Russes, la dislocation de l’URSS, fut un véritable naufrage. Vladimir Poutine, formé à l’école du KGB, ne supporta pas cette humiliation ni, plus tard, la dérive de l’Ukraine vers l’Occident. Restait à choisir le moment et la façon de châtier les traîtres. L’Europe occidentale, trop occupée à engranger les dividendes de la paix depuis 1991 , ne présentait pas une réelle menace. Les USA, c’était plus sérieux ! Mais l’élection d’un nouveau président, dans des conditions qui avaient fissuré l’unité américaine, puis l’achèvement, dans le chaos, du retrait d’Afghanistan entamé par Donald Trump, lui offrit la fenêtre d’opportunité. Restait le choix du mode d’action ? Et quoi de mieux, pour boucler l’affaire en trois jours, qu’un bon vieux raid blindé, comme dans le temps, contre Budapest et Prague, doublé d’une opération héliportée en banlieue nord de Kiev ? Vous connaissez la suite.
Pour les anti Zelensky, celui-ci, l’a bien cherché en poursuivant une politique de divorce dont les effets étaient largement prévisibles et en laissant perdurer, voire en encourageant, les combats du Donbass, se pensant sans doute protégé par la garantie de sécurité accordée par les USA et la Grande Bretagne dans le mémorandum de Budapest, .
Pour les anti OTAN, qui oublient que c’est notre seul traité de défense collective, c’est la faute des Américains et de la servilité des Européens à leur égard. Tous ont trahi leur promesse informelle de ne pas étendre l’OTAN vers l’Est en contrepartie de la dissolution de l’URSS.
Si les buts de guerre des deux belligérants sont globalement connus, deux questions restent cependant en suspens :
La première : que veulent exactement les Occidentaux au terme de ce conflit qui ne menace pas directement leur intégrité territoriale ?
– Une Russie paria, recroquevillée sur les 17 millions de km2 qui en font le pays le plus vaste du monde, une sorte de Corée du Nord bis mais s’étendant sur 11 fuseaux horaires, peuplée de 6 fois plus d’habitants, ayant un PIB 70 fois supérieur, seule puissance capable, avec la société Space X d’Élon Musk, de ravitailler régulièrement l’ISS, et possédant 6000 têtes nucléaires ?
– Une Ukraine laminée ne pesant plus rien sur la scène internationale et générant, une immigration massive vers l’occident ?
D’où la seconde question : jusqu’où peut-on aider l’Ukraine à ne pas, tout ou trop perdre, sachant que si le conflit s’éternise, les chars sans équipage et les canons sans servant ne suffiront plus et, qu’un jour ou l’autre, il faudra bien envoyer les combattants et les logisticiens qui vont avec, pour peu que les Français acceptent que leurs soldats aillent mourir pour Kiev et que cette décision soit avalisée par le parlement conformément à l’article 35 de la Constitution.
J’entrevois 3 issues possibles, sachant que le renoncement de la Russie que la communauté internationale appelle de ses vœux et le retour à la situation ante, ne me semble guère possible sans l’implosion préalable de l’oligarchie poutinienne.
Une issue maximaliste, la fuite en avant de la Russie jusqu’aux frontières des pays de l’OTAN. Cela me paraît peu probable compte-tenu d’un risque d’embrasement apocalyptique.
Une issue minimaliste: l’indépendance, assortie de la neutralité, des deux républiques populaires sécessionnistes de Donetsk et Lougansk. Difficile de croire que Poutine ait fait tout ça rien que pour ça, mais sait-on jamais ?
Une issue médiane :
– l’indépendance assortie de la neutralité des deux républiques du Donbass. – la neutralité de l’Ukraine, son adhésion à l’UE mais pas à l’OTAN.
– la clarification de la situation de la Transnistrie et de la Moldavie.
– la réalisation d’une continuité territoriale au moins jusqu’au canal Nord criméen pour faciliter l’accès de la Russie à la Crimée par l’isthme de Perekop et en sécuriser le ravitaillement en eau douce. Cela correspond en gros, à la zone envahie actuellement. Je crains fort que ce ne soit une base de discussion permettant à la Russie de ne pas connaître une nouvelle humiliation et à l’Ukraine de préserver l’essentiel dont la façade maritime d’Odessa.
Alors, « avons-nous des raisons d’espérer une sortie de crise en 2023 ? » ?
Au cours des prochains mois tout sera une question de volonté, or tout le monde n’a pas le même agenda !
– De quelle volonté feront preuve les deux belligérants pour trouver une sortie de crise politiquement et humainement acceptable ? L’entêtement de Poutine est tout aussi inquiétant que l’obstination de Zelenski à vouloir étendre le conflit à l’occident pour rééquilibrer un rapport de force, démographique, économique et militaire défavorable et assurer sa survie face à son ex grand frère.
– De quelle volonté feront preuve les USA dont le centre de gravité des préoccupations stratégiques s’est clairement déplacé vers le Pacifique, pour abréger un conflit dont la prolongation, en affaiblissant la Russie, mais aussi l’Europe, ne les dessert pas fondamentalement ?
– Est-ce que les dirigeants européens, pris dans l’engrenage de sanctions dont ils ne sortiront pas indemnes, auront la volonté d’exercer, d’une seule voix, une pression crédible sur les deux belligérants pour en finir avec cette folie mortifère et ses conséquences économiques désastreuses ?
– De quelle volonté vont faire preuve la Chine, l’Inde, le Pakistan et le Japon, soit 40 % de la population mondiale, pour éviter un cataclysme qui ralentirait leur expansion économique et raviverait des contentieux régionaux plus ou moins en sommeil ?
– Les institutions internationales de maîtrise et de condamnation de la violence, l’ONU en tête, sont-elles encore capables d’un minimum de volonté, alors que certaines grandes puissances ont tout intérêt à un pourrissement qui conduira inévitablement à une recomposition du Conseil Permanent du Conseil de Sécurité. Quant à la Cour Pénale Internationale, les médias russes ont déjà rejeté vertement toute traduction de leurs dirigeants pour crimes de guerre.
– Est-ce que les pays membres de l’OTAN, auront la volonté de privilégier les dispositions pacifiques des articles 1 et 2 du traité de l’Atlantique Nord, sachant qu’à ce jour, aucune des actions décrites à son article 6, ne justifie la mise en application belligène de son article 5 ? Auront-ils également la volonté de faire clarifier par la Turquie, pays membre depuis 1952, l’ambiguïté de ses relations avec la Russie, ambiguïté dont l’Arménie pourrait bien faire les frais.
– Est-ce que nos médias auront la volonté d’en finir avec une chasse au scoop amplificatrice d’émotion au détriment de la raison ?
– Enfin, est-ce que nos opinions publiques auront toujours la volonté, de dérèglements économiques successifs en privations croissantes, de défendre, quoi qu’il leur en coûte, le principe de liberté des peuples à vivre en paix dans des frontières sûres et reconnues, alors qu’aucune menace directe ne pèse à nos frontières ?
J’en doute !
Le conflit va durer en 2023, en se maintenant sous le seuil de l’embrasement général, notamment nucléaire ! D’ici là, entre syndrome munichois et rodomontades, nos dirigeants vont devoir garder leurs nerfs, entre fermeté, défense de nos principes fondamentaux et préservation de l’intérêt général, ne pas se laisser porter par la guerre comme le bouchon sur la vague, et se rappeler qu’il est de leur devoir de proposer inlassablement des solutions politiques acceptables par tous.
« Maintenant, il va bien falloir gagner la paix, ce sera encore plus difficile…surtout avec nos alliés » fut, d’après le général Mordacq, une des premières réactions de Clemenceau, le 11 novembre 1918.
Mettre un terme au conflit ne suffira pas.
Le monde né de l’effondrement du pacte de Varsovie, il y a 30 ans, est en train de disparaître sous nos yeux. 2023 pourrait bien nous offrir l’esquisse de ce que sera celui de demain…