L’impact du terrorisme sur les paysages urbains : un chantier géopolitique
Les actes terroristes étant souvent commis en ville, ils entraînent des répercussions sur l’aménagement urbain et la façon d’appréhender l’espace. Plots anti voiture-bélier, poubelles évidées, ces aménagements servent autant à protéger qu’à montrer à la population que les autorités s’occupent de leur sécurité.
Daniel Dory, Docteur HDR en géographie. Spécialisé en analyse géopolitique du terrorisme. Membre du Comité Scientifique de Conflits.
Photographies réalisées par Anne-Laure Bonnel, Réalisatrice de productions audiovisuelles.
Cette note vise à explorer une question encore peu traitée à l’intersection entre la recherche géopolitique (ici urbaine) et les études sur le terrorisme. Alors que depuis quelques années dans le domaine francophone on assiste à une multiplication de travaux qui intègrent une perspective géographique et géopolitique à l’analyse du terrorisme[1], de vastes chantiers restent encore à explorer ou à consolider. En particulier, outre l’indispensable contribution à l’effort interdisciplinaire qui structure les études sur le terrorisme (ou terrorism studies), et aboutit à des avancées théoriques significatives[2], une approche des effets territoriaux des actes terroristes reste à approfondir. Et sachant que le terrorisme, en tant que technique violente de communication (surtout) politique, est avant tout un phénomène urbain, la fécondité d’une démarche qui s’intéresse aux impacts des différents complexes terroristes sur les composantes paysagères des villes est peu discutable.
Dans le but de structurer préliminairement la réflexion sur cette problématique, cette note se compose de deux parties. La première offre un bref aperçu (non exhaustif) de la littérature existante en la matière. Ensuite, en recourant à cinq documents photographiques on proposera quelques éléments d’analyse de paysages urbains parisiens où les effets du terrorisme se donnent clairement à voir.
Un bref état de la question
Le thème que l’on se propose d’explorer ici est clairement délimité, s’agissant de l’empreinte des relations entre terrorisme et contreterrorisme sur les paysages urbains[3]. Pour l’aborder on peut commencer, par exemple, par tirer profit des quelques travaux traitant de la vulnérabilité des villes au terrorisme[4], et sur l’impact de cette catégorie de violence sur la morphologie urbaine[5]. Parmi les rares études qui proposent à la fois des considérations théoriques et des études de cas sur les aspects spécifiquement urbains du terrorisme, l’article un peu ancien de Savitch demeure indispensable[6].
Toujours à la périphérie de notre sujet, mais utile pour en comprendre les contextes sociaux et spatiaux on peut mentionner une intéressante étude sur les images qui ont rendu compte des manifestations plus ou moins spontanées qui se sont produites à la suite des attentats parisiens de janvier 2015[7]. De même, l’analyse des mémoriaux éphémères et/ou durables qui surgissent dans le sillage des attentats (et suscitent généralement des controverses variées) sort de notre propos actuel tout en ne pouvant pas être négligée[8].
S’agissant de travaux directement en relation avec la problématique de cette note, on peut tout d’abord citer la bonne étude de Coaffee sur le cas de Londres qui inclut des documents photographiques[9], et dont l’approche s’enrichit ensuite à d’autres cas[10]. Le caractère (peu ou pas) anxiogène des aménagements contreterroristes a fait l’objet d’une intéressante enquête au Danemark[11].
Malheureusement, l’absence d’études comparatives empêche de parvenir à des conclusions définitives en la matière. En l’état actuel de la littérature, on ne dispose que d’un article qui introduit aux grandes lignes de la problématique que nous explorons dans cette note[12]. Et ce même si son cadre théorique est assez éloigné de celui, à l’intersection de la géographie et géopolitique urbaines et des études sur le terrorisme, que nous mettons ici à l’épreuve. Enfin, une étude récente[13] traite, à partir des conséquences sociales et spatiales de l’attentat de Nice (14 juillet 2016, 86 morts), de plusieurs aspects qui concernent également, quoique de façon indirecte, notre propos.
Paysages urbains, images et terrorisme
Avant de procéder à l’analyse des documents qui illustrent notre démarche, deux remarques préliminaires s’imposent. D’abord, sur le plan méthodologique, il faut insister sur l’énorme utilité des documents photographiques pour l’étude des paysages urbains, tant dans leur structure que dans leurs évolutions temporelles. En effet, la photo, lorsqu’elle prise en fonction d’une problématique donnée (ici l’étude des impacts paysagers du terrorisme), permet une analyse détaillée d’un objet d’intérêt scientifique, et invite idéalement à passer de la simple vision routinière de la ville, à un regard expert sous-tendu par une problématique en voie de construction[14].
Ensuite, il est important de savoir que les objets urbains qui figurent dans les documents qui suivent correspondent à un moment, forcément daté, des relations entre terrorisme et contreterrorisme. En effet, les différents aménagements urbains dont on trouvera des représentations plus bas ont été conçus sur la base de l’analyse des modes opératoires les plus habituels des acteurs terroristes[15], ainsi que des recommandations diffusées au sein d’institutions internationales (comme les Nations Unies) pour parer à ce type de menace[16]. C’est dire qu’en cas (très probable) d’innovations même mineures et en grande mesure prévisibles (par exemple l’usage de drones, d’obusiers portables ou le recours à des agents toxiques peu sophistiqués) la plupart des mesures matérialisées dans nos photos deviendraient partiellement obsolètes.
Protection au moyen de blocs de béton dans le but d’empêcher l’intrusion d’un véhicule-bélier, et/ou le stationnement d’un véhicule piégé à proximité immédiate du bâtiment.
On retrouve ici les blocs de béton, mais disposés de façon à obtenir un effet anti-intrusion maximal, en complément avec des bacs contenant des aménagements végétaux. Ce genre d’objets, en plus de leur (éventuelle) qualité esthétique vise à atténuer le caractère anxiogène des dispositifs contreterroristes. En arrière-plan des barrières métalliques sont installées de façon à canaliser la circulation des piétons en direction des entrées surveillées du bâtiment.
Trois éléments participent à la protection (notamment) antiterroriste de ce site. D’abord, les plots en béton qui constituent des obstacles au stationnement et à la pénétration de véhicules. Ensuite, les grilles préviennent principalement des intrusions de piétons. Enfin, une caméra de surveillance (bien visible à droite de l’entrée) complète la sécurisation des lieux.
Parmi les aménagements contreterroristes les plus répandus dans les paysages urbains figurent incontestablement les poubelles. À la suite de plusieurs attentats réussis ou déjoués à Paris au cours des années 1980 et 1990, où des explosifs furent déposés dans ce mobilier urbain banal, deux modifications décisives se sont généralisées. En premier lieu, l’extérieur des poubelles est fait de la moindre quantité de matériaux possibles, disposés de façon à laisser des surfaces vides en vue de limiter l’effet de shrapnell (diffusion de particules de métal extrêmement dangereuses) en cas d’explosion. Deuxièmement, la présence de sacs intérieurs transparents permet de localiser l’éventuelle présence d’objets suspects, et principalement d’engins explosifs improvisés.
L’utilisation de lettres géantes en matériaux résistants se retrouve dans plusieurs endroits où un dispositif anti-intrusion est jugé nécessaire. Dans ce cas il est complété par des plots arrondis qui remplissent la même fonction. Deux poubelles « contreterroristes » (à droite) s’ajoutent à ce paysage organisé dans une perspective sécuritaire.
Ces quelques exemples permettent un premier aperçu sur un chantier prometteur pour la recherche sur le terrorisme. Et à un moment où cette dernière se consolide enfin dans une perspective scientifique, les échanges interdisciplinaires tendent aussi à devenir plus fructueux. La problématique à forte composante géographique explorée dans cette note en étant une démonstration supplémentaire, cette fois en recourant à une documentation photographique qui renoue avec les pratiques habituelles de la recherche sur les paysages urbains.
Enfin, on ne manquera pas de souligner le fait remarquable que les aménagements dont il a été question répondent parfaitement à la nature communicationnelle du couple terrorisme/contreterrorisme. Car les paysages urbains transformés sont aussi porteurs de messages variés et complémentaires. Pour les autorités, il s’agit de prouver, notamment par des objets visibles plus ou moins anxiogènes, que le souci de la sécurité des populations est permanent. Les terroristes, pour leur part, transmettent dans ces paysages urbains remodelés un message omniprésent de confirmation de leur capacité de nuisance…
[1] Voir, par exemple : Dory D. 2019, « Le terrorisme comme objet géographique : un état des lieux », Annales de Géographie, n° 728, 5-36 ; Dory D. ; Théry H. 2021, Mettre le 11 septembre à sa place. Réflexions géographiques sur les réalités du terrorisme dans le monde », La Géographie, N° 1583, 40-45 ; Dory D. ; Théry H. 2022, « L’approche géographique du terrorisme : questions de méthode », L’Information Géographique, Vol. 86, 29-48.
[2] Dory D. ; J.-B. Noé (Dirs.), 2022, Le Complexe Terroriste, VA Éditions, Versailles ; Dory D. 2024, Étudier le Terrorisme, VA Éditions, Versailles.
[3] Cette relation dialectique a notamment donné lieu à une modélisation théorique dans ce qui a été désigné comme le « modèle de Crelinsten ». Sur ce point, voir : Dory D. 2022, « L’antiterrorisme : approches critiques et avancées théoriques », Sécurité Globale, N° 29, 69-81.
[4] Notamment : Mitchell J. K. 2003, « Urban Vulnerability to Terrorism Hazard », in : Cutter S. L. et Al. (Eds.), The Geographical Dimensions of Terrorism, Routledge, New York-London, 17-25 ; Baudouï R. 2015, « La vulnérabilité de villes au terrorisme », Les Annales de la recherche urbaine, N° 110, 118-127.
[5] Bloomberg S. B. ; Sheppard S. 2007, « The Impacts of Terrorism on Urban Form », Brookings-Wharton Papers on Urban Affairs, 257-296.
[6] Savitch H. V. 2005, « An Anatomy of Urban Terror : Lessons from Jerusalem an Elsewhere », Urban Studies, Vol. 42, N° 3, 361-395.
[7] Houllier-Guibert C.-E. 2016, « La symbolique des lieux urbains en France lors des attentats de janvier 2015 », EchoGéo, (en ligne), Sur le Vif.
[8] Truc G. ; Bazin M. 2019, « Les gardiens de la mémoire : mobilisations et conflits d’appropriation autour des mémoriaux post-attentats à Madrid, Londres et Paris », Ethnologie française, Vol. 49, N° 1, 63-75.
[9] Coaffee J. 2004, « Recasting the ‘Ring of Steel’ : Designing Out Terrorism in the City of London ? », in : Graham S. (Ed.), Cities, War and Terrorism. Towards an Urban Geopolitics, Blackwell, Malden, 276-296.
[10] Coaffee J. et Al. 2009, « The Visibility of (In)security : The Aesthetics of Planning Urban Defences Against Terrorism », Security Dialogue, Vol. 40, N° 4-5, 489-511.
[11] Dalgaard-Nielsen A. et Al. 2016, « Visible Counterterrorism Measures in Urban Spaces – Fear-Inducing or Not ? », Terrorism and Political Violence, Vol. 28, N° 4, 692-712.
[12] Drongiti A ; Masson D. 2022, « Crises terroristes et ambiances urbaines : quelles marques les attentats laissent-ils aux villes ? » Revue Internationale d’Urbanisme, N°13, (en ligne).
[13] Emsellem K. et Al. 2021, « Pertes et modifications spatiales : la Promenade des Anglais après l’attentat du 14 juillet 2016 », Urbanités, N° 15, (en ligne).
[14] Dans cette perspective, le projet de recherche que nous avons entrepris concernant les impacts du terrorisme sur les paysages urbains implique une collecte systématique de documents photographiques donnant lieu à une sorte de base de données alimentée par Anne-Laure Bonnel grâce à un dispositif de financement participatif.
[15] Marret J.-L. 2000, Techniques du Terrorisme, PUF, Paris.
[16] CTED, 2019, Responding to terrorist threads against soft targets, Washington.