L’intérêt de la zone Indopacifique pour les forces terrestres françaises

L’intérêt de la zone Indopacifique pour les forces terrestres françaises

par Margaux Chopin –Mmes Sophie Momzikoff et Marie-Laure Massei-Chamayou, le lieutenant-colonel Georges Housset et le commandant ® Guillaume Lasconjorias – CDEC – publié le 3 octobre 2022

https://www.penseemiliterre.fr/l-interet-de-la-zone-indopacifique-pour-les-forces-terrestres-francaises_114920_1013077.html


Ce document ne constitue pas une position officielle de l’armée de Terre

Cette note de recherche a été rédigée en 2021 avant que l’accord AUKUS1 ne soit dévoilé.

RÉSUMÉ.

L’Indopacifique est un espace géographique maritime, aérien et terrestre animé par de nombreuses intéractions. La France y dispose d’une zone économique exclusive de neuf millions de kilomètres carrés, dans laquelle sept mille militaires sont déployés de manière permanente sur cinq bases (La Réunion, Djibouti, Abu Dhabi, Nouméa et Papeete). La France est en effet soucieuse de contribuer à la sécurité des routes maritimes (sur lesquelles transite un tiers de son commerce extérieur hors commerce intra-européen) et des territoires sur lesquels elle a des intérêts. Dans ce cadre, elle a notamment été à l’initiative de l’opération européenne Atalanta (lutte contre la piraterie) dans le golfe d’Aden. De nombreux exercices bilatéraux ont également lieu à l’image de l’exercice Shakti avec l’Inde dont l’objectif est d’échanger les savoir-faire et de consolider les liens d’amitié entre les deux pays.

1. ÉTAT DES LIEUX.

La France s’est dotée d’une vision politique et stratégique pour l’Indopacifique dès 20122. Celle-ci contient une forte dimension maritime reposant sur quatre piliers : la politique maritime nationale, la permanence de la gouvernance maritime, le droit maritime international et un ministère consacré à la mer3.

1 AUKUS est une alliance militaire tripartite formée par l’Australie, les États-Unis et le Royaume-Uni rendue publique le, elle vise à contrer l’expansionnisme chinois dans l’Indo-Pacifique.2 Christophe Pipolo, « Enjeux pour la France en Indo-Pacifique », Revue Défense Nationale, 2021/3 (n° 838), p90-95.
3 Ibid.

Source : « La France et la sécurité en Indopacifique », DGRIS, Ministère des armées.

 

Actuellement, plusieurs acteurs mobilisent le concept d’Indopacifique dans leur doctrine : l’Australie, les États-Unis, l’Inde, l’Indonésie, le Japon, le Royaume-Uni et la France4. Trois types de vision émergent : l’influence projective essentiellement portée par la diplomatie (États-Unis et Japon), l’inclusivité construite autour d’un discours régionaliste (Inde et Indonésie), et une vision mixte se situant entre le renforcement de la coopération régionale et la projection d’influence (Australie et France)5. Dans ce cadre, la France s’appuie « sur le renforcement de partenariats stratégiques bilatéraux et sur la promotion d’un dialogue régional multilatéral6 ». Elle développe une stratégie tournée vers le statut de nation maritime majeure et d’État riverain d’un espace mondial stratégique.

Comme le rappelle le ministère des Armées, « L’Indopacifique consiste, pour la défense française, en un ensemble géopolitique étendu de Djibouti à la Polynésie7 ». En tant que puissance souveraine de la région, la France contribue ainsi aux efforts de sécurité et de paix.


4 Thibault Fournol, Cartographier les discours sur l’Indo Pacifique, Atelier de cartographie, Sciences Po. URL : https://www.sciencespo.fr/cartographie/recherche/cartographier-les-discours-sur-lindo-pacifique/

5 Ibid.
6 Ibid.
7 Ministère des Armées, « La Stratégie de défense française en Indopacifique – Résumé ». URL : //www.defense.gouv.fr/content/download/532751/9176232/file/La%20France%20et%20la%20sécurité%20en%20I ndo-Pacifique%20-%202018.pdf

L’intérêt croissant pour cette région est avant tout porté par des personnalités politiques françaises et des chefs militaires. Au niveau national, le président Emmanuel Macron a ainsi été le premier à introduire le concept « d’Indopacifique » dans la sphère politique en 2018 à l’occasion de voyages, en Inde puis en Australie. La même année, il détaillait sa volonté aux ambassadeurs afin qu’ils appliquent la stratégie française « de manière résolue, ambitieuse et précise8 ». Le 14 juillet 2020, le Président a de nouveau rappelé l’enjeu que représente la réflexion militaire sur l’Indopacifique. Parallèlement, la ministre des Armées Florence Parly a décliné cette orientation à l’occasion du Shangri-La Dialogue le 1er juin 2019. Dans le même temps, l’intérêt que la France porte à la région Indopacifique était réaffirmé ; elle est le dernier pays de l’Union européenne à y être présent depuis le Brexit. Cette présence française semble se justifier à plusieurs égards : tout d’abord, du fait des deux millions de ressortissants français, ensuite par les routes commerciales stratégiques que compte la région et enfin, pour contrer l’expansionnisme de la Chine. Pour finir, l’ancien chef d’état- major de l’armée de Terre, le général d’armée Thierry Burkhard, soulignait devant la Commission de la défense nationale et des forces armées, en octobre 2019, la nécessité de renforcer les moyens matériels des forces de souveraineté en jugeant qu’ils ne sont actuellement « pas à la hauteur de notre coopération avec les Australiens9 ».

La France dispose de cinq commandements militaires répartis entre trois forces de souveraineté (Forces armées de la zone sud de l’océan Indien, Forces armées de la Nouvelle-Calédonie, Forces armées en Polynésie française) et deux forces de présence (forces prépositionnées à Djibouti et aux Émirats Arabes Unis). En outre, sept mille personnes sont déployés de manière permanente dans la zone Indopacifique, qui compte également dix-huit attachés de défense répartis dans trente-trois pays10.

Parmi ces sept mille militaires :
quatre mille cent militaires sont déployés dans l’océan Indien :

  • au Nord de l’océan Indien : les forces de présence aux Émirats arabes unis (FFEAU) et à Djibouti (FFDJ) disposent en permanence de dix avions de combat (six Rafales aux EAU et quatre Mirage 2000 à Djibouti), de huit hélicoptères et d’un avion de transport tactique ;
  • au Sud de la zone : les forces de souveraineté (FAZSOI) sont réparties entre les îles de La Réunion et de Mayotte. Elles s’appuient sur deux frégates de surveillance dotées chacune d’un hélicoptère, d’un bâtiment de soutien et d’appui outre-mer, deux patrouilleurs (dont un polaire) et deux avions de transport tactique.

deux mille neuf cents militaires sont déployés dans le Pacifique : les forces de souveraineté en Nouvelle-Calédonie (FANC) et en Polynésie française (FAPF) ont à leur disposition deux frégates de surveillance dotées chacune d’un hélicoptère, de trois patrouilleurs, de deux bâtiments multi-missions, de cinq avions de surveillance maritime, de quatre avions de transport tactique et de cinq hélicoptères.


8 Élysée, « Discours du Président de la République à la conférence des Ambassadeurs », 27 août 2018. URL :

https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2018/08/27/discours-du-president-de-la-republique-a-la-conference-des- ambassadeurs
9 « Compte-rendu de la Commission de la défense nationale et des forces armées, Audition du général d’armée Thierry Burkhard », Compte-rendu n° 04, Assemblée Nationale, 2 octobre 2019 [18 février 2021].

10 Ministère des Armées, « La Stratégie de défense française en Indopacifique – Résumé », Op. Cit.


Par ailleurs, la France met à disposition de l’USINDOPACOM11 un officier de liaison qui travaille directement avec le réseau des attachés de défense. Enfin, trois officiers français contribuent à l’Information Fusion Centre (IFC) de Singapour, au centre régional de fusion de l’information maritime (CRFIM) de Madagascar ainsi qu’à Information Fusion Center – Indian Ocean Region (IFC-IOR) de New Delhi.

Depuis quelques années, la France noue des partenariats avec des nations stratégiques de la zone Indopacifique, parmi lesquelles :

  • –  L’Australie : considérée comme « le meilleur allié de la France dans le Pacifique12 »,l’Australie est un partenaire de taille pour Paris dans la zone depuis de nombreuses années. Celui-ci a été considérablement renforcé avec la signature d’un contrat de vente de douze sous-marins de classe Attack à destination de Canberra. Ce programme de défense, qui s’échelonnera sur les cinquante prochaines années, se chiffre à 34,5 milliards d’euros13. Outre cette dimension maritime, Canberra est également un grand client des industries aérospatiales et terrestres de la France. Ainsi « Thales est le premier fournisseur des armées australiennes dans leur ensemble, depuis plus de dix ans14 ».
  • –  L’Inde : en 1998, Paris et New Delhi ont mis en place un partenariat stratégique comprenant trois volets15. Au niveau diplomatique, la France soutient l’Inde dans plusieurs dossiers stratégiques (dont l’obtention d’un siège permanent au Conseil de Sécurité) tout en organisant des consultations ministérielles annuelles. Cette coopération militaire se veut ambitieuse avec l’organisation d’exercices conjoints depuis 1983, des accords de soutien logistique, une coopération en matière de contre- terrorisme, de cyber sécurité et industrielle. Le volet énergétique du partenariat prend en revanche plus de temps à se mettre en place. Quoi qu’il en soit, il s’agit d’un «partenariat stratégique de premier plan, fondé sur des valeurs et intérêts communs16 ». En déplacement en Australie en mai 2018, Emmanuel Macron avait annoncé vouloir créer « un nouvel axe Paris-Delhi-Canberra17 » avec pour objectif de répondre à la politique de puissance de la Chine. Toutefois, le Sénat indique que ce triangle stratégique « peine à se mettre en place pour plusieurs raisons », notamment car « L’Inde ne souhaite pas rejoindre un partenariat dont la Chine pourrait penser qu’elle vise son endiguement18 ».

11 L’USINDOPACOM (United States Indo-Pacific Command) est le commandement américain pour l’Indopacifique.
12 Anne Bauer, « France-Australie, une relation stratégique dans le Pacifique », Le Point, 11 février 2019. URL : https://www.lesechos.fr/industrie-services/air-defense/france-australie-une-relation-strategique-dans-le-pacifique- 963367

13 Ce contrat sera finalement annulé par l’Australie le 20 septembre 2021, au profit de sous-marins à propulsion nucléaire américains dans le cadre de l’accord de sécurité AUKUS noué avec Washhington et Londres.

14 Véronique Guillemard, « En Australie, Emmanuel Macron signe plusieurs accords », Le Figaro, 1er mai 2018. URL : https://www.lefigaro.fr/societes/2018/05/01/20005-20180501ARTFIG00008-macron-en-australie-ces-gros- contrats-qui-lient-paris-et-canberra.php
15 Sénat, « L’Inde, un partenaire stratégique », Rapport d’information n° 584 fait au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, Sénat, 1er juillet 2020 [consulté le 18 février 2018].

16 Ministère de la Défense, « La France et la sécurité en Asie-Pacifique », 2014 [consulté le 18 février 2021]. 17 Anne Bauer, « France-Australie, une relation stratégique dans le Pacifique », Art. Cit.
18 Sénat, « L’Inde, un partenaire stratégique », Op. Cit.


  • –  Le Japon : la coopération militaire entre le Japon et la France remonte à la deuxième moitié du XIXe siècle. Depuis 2013 et la visite de François Hollande à Tokyo (le premier président français à s’y rendre depuis 17 ans), les relations militaires ont été particulièrement renforcées. Le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères parle d’ailleurs de « partenariat d’exception19 ». La coopération franco-japonaise se fait sur les plans opérationnel (exercices d’aide humanitaire et d’échange d’informations) et capacitaire (robotique militaire et drones sous-marins, contrat avec Thalès pour fournir des mortiers et radars de sous-marins). Notons cependant que les deux pays peuvent également être compétiteurs comme cela a été le cas pour le projet de remplacement des douze sous-marins Collins australiens ; contrat finalement remporté par la France.
  •  Enfin, les États-Unis sont également une puissance centrale de la région Indopacifique. Ainsi, en 2019, à l’occasion du Forum du Shangri-La, Patrick Shanahan avait réitéré la position américaine dans un discours d’une heure et demie en affirmant que « L’Indopacifique est le théâtre prioritaire du Département de la Défense20 ». Dans ce cadre, le Department of Defense (DoD) cherche à coopérer avec ses alliés et partenaires afin de faire face aux défis auxquels la région est confrontée. Ainsi, à travers son Indo-pacific strategy report, le DoD fait état de la volonté de la Chine « à réorganiser la région à son avantage en tirant profit de la modernisation militaire, des opérations d’influence et de l’économie prédatrices pour contraindre les autres nations21 ». Le DoD se place en opposition de ce modèle en affirmant « promouvoir la paix de long terme et la prospérité pour tout l’Indopacifique22 ».

2. GRANDES TENDANCES GÉOPOLITIQUES.

La zone Indopacifique se trouve à la confluence de voies de communication majeures, qu’elles soient aériennes ou maritimes. Ainsi, bien que la France métropolitaine ne soit pas directement concernée par un potentiel conflit, Paris reste attentif à l’évolution de la situation géostratégique pour plusieurs raisons : en tant que membre du Conseil de sécurité de l’ONU, allié des pays de la zone Indopacifique et des États-Unis, et enfin pour la sécurité de ses ressortissants et entreprises. C’est pourquoi la France affirme vouloir pleinement jouer son rôle de puissance de l’Indopacifique, assurant sa souveraineté nationale tout en contribuant à la sécurité et donc à la stabilité internationale.

En effet, les océans Indien et Pacifique sont marqués par de nombreuses tensions (crise nucléaire nord-coréenne, conflits en Inde et au Moyen-Orient, compétition sino-américaine en Asie du Sud-Est) accrues par les interdépendances et la mondialisation. Quatre enjeux globaux se dessinent pour l’horizon 2035 : l’évolution démographique, le changement climatique, la bascule de l’économie mondiale et enfin les mutations politiques de l’ordre


19 Nicolas Cuoco, « France-Japon : un partenariat d’exception », Ministère des Armées, 30 janvier 2018. URL : https://www.defense.gouv.fr/actualites/articles/france-japon-un-partenariat-d-exception
20 The Department of Defense, “Indo-pacific strategy report – Preparedness, Partnerships, and Promoting a Networked Region”, 1er juin 2019. URL : https://media.defense.gov/2019/Jul/01/2002152311/-1/- 1/1/DEPARTMENT-OF-DEFENSE-INDO-PACIFIC-STRATEGY-REPORT-2019.PDF

21 Ibid. 22 Ibid.


international23. L’environnement géopolitique et opérationnel des forces de présence et de souveraineté sera donc structuré par ces défis mais aussi par l’évolution des menaces pour les forces armées. Celles-ci sont de différentes natures24 :

  • –  Le terrorisme : la lutte contre le terrorisme de la priorité des armées françaises depuis2015 malgré plusieurs succès tactiques car la menace djihadiste est toujours réelle. De nombreux groupes (en phase d’extension) se réclamant de Daech ou d’al-Qaïda sont actifs au Moyen-Orient et en Afrique mais aussi en Asie centrale et du Sud-Est. En ce qui concerne leurs modes d’actions, les terroristes utilisent des tactiques rudimentaires (attaques à l’arme blanche ou à la voiture bélier) mais non moins généralisées en Occident et au Moyen-Orient. Bien que cela soit encore peu fréquent dans les zones de responsabilité permanente des forces prépositionnées, ces tactiques pourraient également faire leur apparition dans les DROM-COM. En outre, les attaques complexes (explosifs improvisés, commandos équipés de fusils d’assaut voire d’armes collectives), souvent perpétrées par les djihadistes, génèrent une couverture médiatique très importante. Les forces françaises ou les représentations diplomatiques peuvent ainsi être l’objet de cibles privilégiées (attentat de Ouagadougou dirigé contre l’ambassade de France en 2017). C’est pourquoi Élie Tennembaum, Morgan Paglia et Nathalie Ruffié recommandent que la coopération militaire joue un rôle majeur dans la formation des armées partenaires et dans celles des forces d’intervention de la police ou de la gendarmerie pour les préparer au mieux à ce type de menaces25.
  •  La montée en gamme des menaces militaires : selon la Revue de défense et de sécurité nationale, ces menaces comprennent la diffusion des systèmes d’armes avancés, des capacités de déni d’accès et d’interdiction de zone (A2/AD) et enfin, le développement des capacités de projection de forces adverses26. Ces menaces pèseront sur les dispositifs de présence et de souveraineté, dans un contexte de développement des puissances aéronavales chinoises et indiennes. Elles pourraient avoir des conséquences directes sur des territoires jusqu’alors isolés, à l’image de la Polynésie française dont l’isolement devrait très certainement décroître dans les prochaines années.
  • –  Les zones grises et menaces hybrides : ce sont des « modes d’action volontairement ambigus et bien souvent non attribués [qui] consistent à jouer avec les catégories en usage, à la frontière de la compétition pacifique et légale et de la confrontation indirecte, entre la guerre par procuration et l’agression ouverte27 ». Plusieurs catégories de moyens existent pour mettre en œuvre ce type de stratégie à l’instar des opérations de désinformation. De plus en plus utilisées (notamment sur les réseaux sociaux), elles produisent un discours politique alternatif à partir d’informations plus ou moins manipulées (exemple des médias russes Sputnik News et RT). En outre, les actions d’ingérence et de subversion consistent en une intrusion plus directe dans l’appareil politique ou économique d’un pays ou alors d’une organisation internationale (cyber-ingérence). Enfin, les activités paramilitaires, le recours à des sociétés militaires ou de sécurité privées et les milices sont autant de moyens incarnant une menace directe potentielle pour les zones d’intérêt françaises.

23 Élie Tennenbaum, Morgan Paglia, Nathalie Ruffié, « Confettis d’empire ou point d’appui ? L’avenir de la stratégie française de présence et de souveraineté », Focus Stratégique, IFRI, février 2020.
24 Ibid.
25 Ibid.

26 Ministère des Armées, « Revue de défense et de sécurité nationale », Paris, 2017.
27 Élie Tennenbaum, Morgan Paglia, Nathalie Ruffié, « Confettis d’empire ou point d’appui ? L’avenir de la stratégie française de présence et de souveraineté », Focus Stratégique, IFRI, février 2020.


Face à ces risques identifiés, la France doit investir dans ses points d’appui, attirer plus de partenaires et ouvrir de nouvelles implantations dans la zone Indopacifique. A ce titre, passer des accords avec la Malaisie ou Singapour est une éventualité évoquée par le général d’armée François Lecointre28. Pour finir, il ne faut pas oublier la base des EAU qui s’intègre dans une possible réponse de haute intensité.

3. SCÉNARIOS PROSPECTIFS.

Le général d’armée Lecointre, ancien chef d’état-major des armées, envisage deux scénarios génériques pour les années à venir29 :

  • –  une multiplication des stratégies hybrides et des zones grises. Il s’agit du scénario le plus probable faisant notamment suite au repli militaire américain global et à l’exacerbation des tensions sino-américaines. Indiquons toutefois que les États-Unis ont plutôt tendance à renforcer leur présence dans la zone Indopacifique. Cette configuration a pour difficulté principale d’identifier « des lignes rouges et d’attribuer les agressions30 » selon le général. L’augmentation des tensions risque également de créer de nouvelles opportunités de développement pour les organisations terroristes. Pour se préparer à ce scénario, la France doit affermir sa position et renforcer ses missions opérationnelles en partenariat avec les voisins européens dans l’Indopacifique ;
  • –  un grand conflit interétatique est de nouveau envisageable, en Indopacifique particulièrement. Le CEMA parle ouvertement d’une « guerre froide31 » entre la Chine et les États-Unis comme d’une « possibilité d’un grand conflit [qui] ne peut plus être écartée aujourd’hui32 ». Un conflit ouvert entre ces deux puissances aurait des conséquences directes sur les intérêts français dans la région. Le CEMA indique qu’un tel conflit n’est pas souhaitable mais qu’il faut étudier ses conséquences sur notre modèle d’armée. Il ajoute qu’avec la crise sanitaire que le monde traverse depuis 2020, la Chine a accru sa « diplomatie sanitaire33 » vis-à-vis de la Polynésie française et de la Nouvelle-Calédonie notamment. C’est pourquoi la France doit renforcer les liens qui l’unissent à ses partenaires stratégiques de la région, dont l’Australie et le Japon, afin de contrebalancer les équilibres à l’œuvre dans la zone. De leur côté, les États-Unis entretiennent également des relations bilatérales avec ces États afin de promouvoir la liberté et l’ouverture sur le monde. L’épidémie de Covid-19 ayant accru les tensions dans la zone, la France doit être plus présente et active afin de « représenter un partenaire alternatif aux États-Unis pour les acteurs de la zone qui, sans être naïfs vis-à-vis de l’attitude de la Chine, ne souhaitent pas être entraînés dans une confrontation trop brutale avec elle34 ».

28 DSI HS, « Entretien avec le général d’armée François Lecointre, chef d’état-major des armées », Armées françaises : dans l’œil du cyclone ?, n° 73, Août-septembre 2020, 100 pages.

29 Audition à huis clos, du général d’armée François Lecointre, chef d’état-major des armées sur « l’analyse des conséquences stratégiques et militaires de la crise Covid, vision des perspectives qu’elle dessine », Compte rendu Commission de la défense nationale et des forces armées, n° 70, Assemblée Nationale, 16 juillet 2020.
30 Ibid.

31 Laurent Lagneau, « Pour le général Lecointre, l’inéluctable « guerre froide » sino-américaine aura un impact sur le modèle d’armée », Opex 360, 20 septembre 2020.

32 Audition à huis clos, du général d’armée François Lecointre, chef d’état-major des armées sur « l’analyse des    conséquences   stratégiques et militaires de la crise Covid, vision des perspectives qu’elle dessine », Op. Cit.
33 Ibid.
34 Ibid.


Le Sénat a également fait plusieurs recommandations concernant la place des forces armées françaises en Indopacifique35 :
– mettre en œuvre ou développer des partenariats stratégiques :

  •  renforcer le partenariat stratégique avec l’Australie, notamment avec des actions de coopération parlementaire ;
  • définir des instances de dialogue à l’échelle régionale, notamment avec la Chine ;
  • renforcer la relation stratégique avec l’Inde.
    – donner à la France toute sa place dans l’architecture régionale :
  • favoriser la pleine autonomie des collectivités territoriales françaises au sein des instances régionales ;
  • poursuivre et renforcer le dialogue Océanie+1, ou France-Océanie ;
    renforcer les positions françaises dans le cadre du Sommet de l’ASEM (Asia Europe Meeting), instance de dialogue entre l’Europe et l’Asie ;
  • veiller à la représentation de la France dans les instances régionales ;
    simplifier les règles d’attribution des aides européennes et améliorer leur lisibilité.
  • se doter de moyens de puissance adaptés pour :
    permettre aux forces armées françaises sur zone d’exercer toutes leurs missions (effort budgétaire nécessaire) ;
  • améliorer la lisibilité de l’organisation de la zone militaire Pacifique Océanie et faciliter les coopérations ;
  • mener une action ciblée dans les ZEE, à la hauteur des enjeux ; o défendre la sécurité maritime et le droit international de la mer ;
  • rayonner dans les coopérations militaires régionales.

Toutefois, le général d’armée Lecointre n’est pas favorable au renforcement des forces de souveraineté ni à l’établissement de nouvelles bases militaires dans la région. Il croit plutôt en la « concentration des efforts36 », dans un contexte de forte dispersion des forces françaises à l’échelle mondiale, et de « l’enveloppe contrainte et restreinte37 » des armées. Il n’exclue toutefois pas un « modèle différent38 » qui reposerait davantage sur des accords avec des États de la région Indopacifique (Singapour et Malaisie).

La France a en effet tissé des liens particulièrement étroits avec ces deux États. La relation franco-singapourienne tout d’abord a été érigée au rang de partenariat stratégique avec la visite de Jean-Marc Ayrault à Singapour en 201239. Les échanges se font surtout au niveau de la recherche, des technologies de défense et de l’entrainement des forces aériennes singapouriennes en France. La coopération de défense avec Singapour se développe plus largement depuis janvier 1997 via la création de groupes « air », « terre » et « interarmées40 ». La Malaisie est également un partenaire de premier plan de la France en


35 Sénat, « Australie : quelle place pour la France dans le Nouveau-Monde ? », Rapport au nom de la commission des Affaires étrangères et des forces armées, 14 décembre 2016 [consulté le 18 février 2021].
36 « Compte-rendu de la Commission de la défense nationale et des forces armées, Audition du général François Lecointre », Compte-rendu n° 70, Assemblée Nationale, 16 juillet 2020 [10 mai 2021]

37 Ibid.
38 Ibid.
39 Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, « Relations Bilatérales », août 2019 [consulté le 18 février 2020]. URL : https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/singapour/relations-bilaterales/
40 Sénat, « Projet de loi autorisant l’approbation de l’accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République de Singapour relatif à la coopération de défense et au statut de leurs forces »,


Indopacifique. Il s’agit du premier client de la France pour les commandes de matériels militaires en Asie du Sud-Est, et le cinquième au niveau mondial. Jean-Louis Carrère ajoute que « La France serait le premier et principal fournisseur d’équipements militaires de l’armée malaisienne41 ». Enfin, « la Malaisie semble désireuse d’une présence plus forte de l’Union européenne et de la France en Asie du Sud Est, afin de sortir du face-à-face entre les États- Unis et la Chine42 ». Il conclut en affirmant que la France a « une carte importante à jouer en renforçant notre présence politique et économique en Malaisie, notamment dans le domaine de la défense43 ».

Dans ce cadre, la coopération européenne avec des nations de l’Indopacifique est indispensable pour faire face aux défis et menaces auxquels est confrontée la région. La France étant pour l’instant l’unique pays européen à détenir des territoires dans l’océan Pacifique et dans l’océan Indien, il paraît logique que sa stratégie pour la zone soit plus approfondie que celle de ses voisins.

Enfin, une coopération renforcée avec les États-Unis peut être envisagée. En effet, le pays développe largement le concept d’Indopacifique depuis la présidence de Barack Obama. C’est d’ailleurs en 2008 que le commandement pacifique américain s’est élargi à l’océan Indien pour devenir le United States Indo-Pacific Command (USINDOPACOM). De fait, les forces américaines disposent d’une stratégie plus ancienne et de retours d’expérience qui pourraient apporter beaucoup à la France et valoriser son implantation dans la région.


Présenté au nom de Monsieur Lionel Jospin, Premier ministre, par Monsieur Hubert Védrine, Ministre des affaires étrangères, 28 mars 2001 [18 février 2020]. URL : https://www.senat.fr/leg/pjl00-238.html
41 Jean-Louis Carrère, « Comptes rendus de la Commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées, Déplacement effectué en Malaisie et en Thaïlande du 27 janvier au 1er février 2014 », Sénat, 11 février 2014 [consulté le 18 février 2020]. URL : http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20140210 /etr.html

42 Ibid. 43 Ibid.


ANNEXES

Annexe 1 – Bibliographie commentée

Articles en langue française.
Elouan Picault, Entretien avec le général Vincent Desportes, « Il nous faut renouer avec la politique de puissance », Gavroche, 16 avril 2021. URL : http://gavrochemedia.fr/il-nous-faut- renouer-avec-la-puissance-entretien-avec-le-general-vincent-desportes/elouan/
Georgina Wright, Bruno Tertrais, « La Revue intégrée du Royaume-Uni : que signifie la stratégie « Global Britain » pour la France ? », Note, FRS, n° 09/2021, 24 mars 2021. URL : https://www.frstrategie.org/sites/default/files/documents/publications/notes/2021/2021 09.pdf Le Figaro avec AFP, « Un amiral américain avertit d’une menace réelle d’invasion de Taïwan », 23 mars 2021. URL : https://www.lefigaro.fr/flash-actu/un-amiral-americain-avertit- d-une-menace-reelle-d-invasion-de-taiwan-20210323
Céline Pajon, « France’s Indo-Pacific Startegic and the Quad Plus », IFRI, 9 février 2021. URL : https://www.ifri.org/en/publications/publications-ifri/articles-ifri/frances-indo-pacific- strategy-and-quad-plus
Arnaud Peyronnet, « L’opportunisme naval chinois dans le Pacifique Ouest se poursuivra-t-il en 2021 ? », FMES, 26 janvier 2021. URL : https://fmes-france.org/lopportunisme-naval- chinois-dans-le-pacifique-ouest-se-poursuivra-t-il-en-2021-par-arnaud-peyronnet/
Alain Jeannin, « « Quoi de mieux pour entrer en Nouvelle-Calédonie que de s’emparer du nickel » explique Bastien Vandendyck, analyste en relations internationales », Le portail des Outre-mer, France TV Info, 25 janvier 2021. URL : https://la1ere.francetvinfo.fr/nouvelle caledonie/quoi-de-mieux-pour-entrer-en-nouvelle-caledonie-que-de-s-emparer-du-nickel- explique-bastien-vandendyck-analyste-en-relations-internationales-916726.html
Paco Milhiet, « La France et l’Indopacifique : perspectives polynésiennes », Les cahiers du comité Asie, N° 17, Les Jeunes IHEDN, Printemps 2020. URL : https://jeunes-ihedn.org/wp- content/uploads/2020/06/CCA-17-INDO-PACIFIQUE.pdf
Nathalie Guilbert, Brice Pedroletti, « Dans l’Indopacifique, une stratégie française « inclusive » », Le Monde, 13 novembre 2020. URL : https://www.lemonde.fr/international/article/2020 /11/13/dans-l-indo-pacifique-une-strategie-francaise-inclusive_6059642_3210.html
Sénat, «L’Inde, un partenaire stratégique», Rapport d’information fait au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, 1er juillet 2020. URL : http://www.senat.fr/rap/r19-584/r19-5840.html#toc0
Bruno Sat, « Indo-Pacifique : accord de coopération militaire entre l’Inde et l’Australie », Le

portail des Outre-mer, France TV Info, 9 juin 2020. URL : https://la1ere.francetvinfo.fr/indo- pacifique-accord-cooperation-militaire-entre-inde-australie-840924.html
Alice Guitton, « Quelle stratégie pour la France en Indopacifique ? », Areion 24 News, 14 mai 2020. URL : https://www.areion24.news/2020/05/14/quelle-strategie-pour-la-france-en- indo-pacifique/

Élie Tenenbaum, Morgane Paglia, Nathalie Ruffié, « Confettis d’empire ou points d’appui ? L’avenir de la stratégie française de présence et de souveraineté́ », Focus Stratégique, IFRI, février 2020. URL : https://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/tenenbaum_avenir_ strategie_2020.pdf

Hugo Decis, « Dans l’Indopacifique, la posture française doit évoluer », IRIS, 24 octobre 2019. URL : https://www.iris-france.org/141255-dans-lindopacifique-la-posture-francaise-doit- evoluer/

10

Ministère des armées, « La France et sa sécurité en Indopacifique », 2018. URL : https://www.defense.gouv.fr/content/download/532751/9176232/file/La%20France%20et%20 la%20sécurité%20en%20Indo-Pacifique%20-%202018.pdf
Ministère de l’Europe et des affaires Étrangères, Stratégie française dans l’Indopacifique « Pour un espace indopacifique inclusif », Directions d’Asie et d’Océanie, 2018. URL :https://jp.ambafrance.org/IMG/pdf/strategie_francaise_dans_l_indopacifique.pdf?27050 /e31c9e8b2f1391c10ddde35d35a883eca0e795df

Articles en langue anglaise.
Zsuzsa Anna Ferenczy, “The European Union and Taiwan: time to re-conceptualize and upgrade ties”, Taiwan program on security and diplomacy, FRS, Avril 2021. URL : https:// www.frstrategie.org/sites/default/files/documents/programmes/Programme- Taiwan/2021/taiwan-2021-02.pdf
Céline Pajon, “France’s strategic engagement in the Indo-Pacific makes a difference: Here is why”, The Canon Institute for Global Studies, 9 avril 2021. URL : https://cigs.canon/en/article /20210409_5727.html?s=09
FRS, Entretien avec Yamagami Shingo, « Stability and security in the Indo-pacific: the future of the Quad », Japan program, Mars 2021. URL : https://www.frstrategie.org/sites/default/ files/documents/programmes/Programme-japon/Publications/2020-2021/202010-prog- japon.pdf
Garima Mohan, “Franco-German Divergences in the Indo-Pacific: The Risk of Strategic Dilution”, Institut Montaigne, 30 octobre 2020. URL: https://www.institutmontaigne.org /en/blog/franco-german-divergences-indo-pacific-risk-strategic-dilution
Marianne Peron-Doise, “EU and “maritime multilateralism” in the Indo-Pacific: navigating in Asia’s waters”, IRSEM, 9 juillet 2020. URL: https://www.irsem.fr/data/files/irsem/ documents/document/file/3267/Brief%209%20-%20Péron-Doise.pdf
Nicolas Regaud, “France’s Innovative Maritime Security Engagement in the Indo-Pacific”, The Diplomat, 3 avril 2020. URL: https://thediplomat.com/2020/04/frances-innovative- maritime-security-engagement-in-the-indo-pacific/

Annexe 2 – Discours

Discours du Président de la République :

  1. Discours en l’honneur des défilants du 14 juillet 2020 depuis l’Hôtel de Brienne, 13juillet 2020 ;
  2. Discours du Président de la République à la conférence des Ambassadeurs, 27 août2018 ;
  3. Discours à Garden Island, base navale de Sydney, 3 mai 2018.

Discours de la ministre des Armées, Florence Parly :

  1. Audition du chef d’état-major de l’armée de Terre, le général d’armée Thierry Burkhard, 17 juin 2020 ;
  2. Audition du chef d’état-major des Armées, le général d’armée François Lecointre, 16 juillet 2020 ;
  3. Allocution au Shangri-La Dialogue, 1er juin 2019.

11

Annexe 3 – Cartographie des visions comparées de l’Indopacifique