Quel(s) futur(s) pour l’architecture sécuritaire de l’Europe ?

Quel(s) futur(s) pour l’architecture sécuritaire de l’Europe ?


« Le monde actuel est un chaos instable ». Un jugement qui paraîtrait exagérément alarmiste s’il n’était pas sorti de la bouche d’Hubert Védrine. Invité le 16 janvier par le Sénat, l’ancien ministre des Affaires étrangères y est venu inaugurer un cycle d’auditions consacré à « l’Europe face au risque de chaos géopolitique : quelle architecture de sécurité ? ».

 

La France, seul rempart crédible pour l’Europe en cas de retrait américain ? (Crédit photo: U.S. Army/Lacey Justinger, 7th Army Training Command)


« Aujourd’hui, qu’est-ce qui défend l’Europe ? Fondamentalement, c’est toujours le système otanien », constate Védrine. En dépit des menaces à répétition issue de la Maison-Blanche, le statut-quo semble s’imposer dans une Europe peinant à s’imposer au sein d’un schéma otanien dominé par les Etats-Unis.  « Chaque fois que la France a mis en avant cette idée d’Europe de la défense -ou de défense de l’Europe – elle n’a jamais été soutenue par aucun autre pays européen », a-t-il martelé, quelques jours avant la signature du traité d’Aix-la-Chapelle. Ratifié hier, ce nouveau pacte franco-allemand comprend notamment un volet propice à une accentuation de l’intégration militaire des deux pays. Toutefois, malgré les appels du pieds successifs de Paris et Berlin, « la situation n’a pas fondamentalement changé », explique-t-il.

La situation semble même empirer à mesure que d’autres enjeux grandissent dans l’ombre d’une menace russe jugée « disproportionnée », telles les ambitions économiques et militaires de la Chine ou encore « les immenses convulsions au sein de l’islam sunnite dont nous ne sommes pas la cible principale, mais les victimes collatérales ». Face au tumulte ambiant, l’Europe se trouve donc à la croisée des chemins, ballotée malgré elle entre deux principaux scénarios.

Premièrement, le système actuel perdure mais maintient les Européens dans la crainte d’un départ des Américains. Querelles transatlantiques, chipotages incessants concernant le pourcentage des dépenses, etc. un semblant de statu-quo perdurerait, uniquement susceptible d’être ébranlé par Trump, selon Védrine. Imprévisible et fier de l’être, le président américain, s’il s’avère « unilatéraliste, brutal et court-termiste », n’est en contrepartie nullement isolationniste, ajoute-t-il. Quelle que soit l’envergure de l’implication des États-Unis au sein de l’Alliance, celle-ci pourrait donc perdurer.

Le second scénario, dans lequel les États-Unis quittent l’OTAN, est « une option à laquelle on n’aurait jamais pensé auparavant même pour faire du brainstorming », déclare Védrine. Mais le Brexit l’a prouvé: le scénario du pire l’emporte parfois. « Catastrophique » pour certains ou « divine surprise » pour d’autres, cette rupture est source de plusieurs hypothèses.

La première s’apparenterait à une sorte de « Brexit sécuritaire », un « débat effrayant  centré sur l’architecture sécuritaire de l’Europe ». Considérée comme « un système mou », l’Europe, empêtrée dans des discussions sans fin, continuerait d’être le terrain de jeu des autres grandes puissances, trop heureuses d’y pousser leurs pions.

 

Dans l’hypothèse où les Etats-Unis nous lâcheraient pour de bon, il ne serait pas impossible que les 5 ou 6 pays disposant d’une capacité industrielle décident de s’unir.

L’attitude américaine pourrait aussi provoquer un sursaut européen. Cette seconde éventualité présuppose que le discours de Trump devienne insoutenable et force l’Europe à prendre, par elle-même, son « indépendance ». Une supposition qui forcerait le Vieux Continent à se réorganiser en profondeur pour assurer lui-même sa défense et la continuité de sa BITD. Pas si simple, à l’heure où de nombreux pays, essentiellement orientaux et baltes, considèrent qu’il est « plus sûr, plus efficace et moins cher d’acheter américain ». À supposer que ce verrou saute, Védrine estime qu’il n’est pas impossible qu’une poignée de pays disposant d’une réelle capacité industrielle décident de s’unir. Reste à définir « qui nous défend ». Exit le bouclier américain, seule la France, selon Védrine, « est militairement et institutionnellement capable de le faire ». Mais à quel prix ?

Enfin, la dernière hypothèse, « la moins mauvaise et la moins inaccessible », est celle d’un Trump n’allant pas au bout de ses menaces mais où l’Europe choisirait d’établir un pôle solide au sein d’une Alliance atlantique maintenue. Ce petit groupe aurait pour mission – impossible ? – de faire converger leurs perceptions des menaces et surtout de spécifier les réponses à y apporter. C’est sans doute ici qu’interviennent les différents mécanismes soutenus par Emmanuel Macron, dont l’Initiative européenne d’intervention (IEI). Les outils portés par la présidence française, à l’image du traité d’Aix-la-Chapelle, pourraient en effet rebondir dans un contexte de crise crédible, favorisant l’apparition de nouveaux axes de renforcement de ce pôle européen. Il s’agirait, par exemple, d’élargir le traité de Lancaster House à l’Allemagne, idée proposée par Jean-Dominique Giuliani, président de la Fondation Schuman et Européen convaincu. Si elle se réalise, cette fenêtre d’opportunités devrait néanmoins se heurter aux « campagnes violentes » menées par Washington « contre toute velléité de création de zones d’autonomie » au sein de l’OTAN.

In fine, la réponse ne devra pas uniquement provenir des élites mais aussi des « vrais gens », seuls aptes à redéfinir l’équilibre entre la liberté et la protection, précise le diplomate. Mais comment convaincre les opinions publiques quand celles-ci semblent avoir d’autres priorités ? La création d’un ixième système de procédure ne suffira pas, « il faut créer un choc, non pour paniquer mais pour alarmer. Créer un choc, alarmer puis proposer », conclut Védrine.

Pour aller plus loin: « Comptes à rebours », d’Hubert Védrine (Fayard, 352 pages, 20 euros).