Ukraine : l’affrontement à venir, un instant de vérité ?
D’abord quelques liens permettant l’accès aux replays de mes interventions :
- LCI Midi Week-end du dimanche 14 mai, 13h00 à 15h00 (https://www.tf1info.fr/replay-lci/video-lci-midi-week-end-du-dimanche-14-mai-2023-2257116.html),
- LCI Midi du mardi 16 mai, 14h00 à 15h00 (https://www.tf1info.fr/replay-lci/video-lci-midi-du-mardi-16-mai-2023-2257326.html)
- LCI Midi du mercredi 17 mai, 14h00 à 15h00 (https://www.tf1info.fr/replay-lci/video-lci-midi-du-mercredi-17-mai-2023-2257448.html),
- LCI Le Club du mercredi 17 mai, 15h00 à 17h00 (https://www.tf1info.fr/replay-lci/video-le-club-le-chatelier-du-17-mai-2023-2257463.html)
- LCI Le Club du vendredi 18 mai, 16h40 à 18h00 (https://www.tf1info.fr/replay-lci/video-le-club-info-du-19-mai-2023-2257667.html)
L’affrontement militaire de grande ampleur, instant de vérité, se précise en Ukraine. Le « façonnage » (« shaping ») du champ de bataille se poursuit : désinformation, opérations de déception, guerre électronique, frappes dans la profondeur par les deux belligérants, sabotages ou attaques ciblées non revendiqués en Russie, combats aussi sur le terrain pour tester le dispositif adverse, accumulations d’équipements. Le doute persiste sur l’attaque ukrainienne mais peut-on croire qu’elle n’aura pas lieu bientôt quand les conditions seront globalement favorables et avant l’automne ? Elle est nécessaire quoi qu’il en coûtera, à la fois pour des raisons géopolitiques, militaires sinon de politique intérieure ukrainienne.
En effet, le créneau pour une offensive généralisée est court et se raccourcit pour les forces ukrainiennes. Or, cette période de fin mai à juin est historiquement favorable à l’affrontement militaire. Napoléon lançait sa Grande Armée le 23 juin 1812 en franchissant le Niémen. L’opération nazie Barbarossa débutait le 22 juin 1941. La bataille de chars à Koursk, 220 km au NE de Kharkiv à laquelle s’est référée V. Poutine dans son discours du 9 mai 2023, mettait aux prises Allemands et Soviétiques du 5 juillet 1943 au 23 août 1943. Une force soviétique de 2 millions d’hommes répondait à l’offensive de 800 000 allemands, avec 3 300 chars contre 2 900, 31 400 canons contre 7 600, 3 000 avions contre 650. Cette bataille certes titanesque montre d’ailleurs en terme de préparation quelques similitudes aujourd’hui du côté russe face à l’offensive ukrainienne (Cf. https://www.histoire-pour-tous.fr/batailles/2961-la-bataille-de-koursk-juillet-aout-1943.html).
Deux facteurs priment aujourd’hui dans cet affrontement entre peut-être un million d’Ukrainiens à peut-être 300 000 Russes sur plus de 800 km de front, les conditions « météo » et le calendrier. Une offensive réussie, c’est-à-dire avec un résultat tangible sur le terrain conduisant à la défaite russe, doit pouvoir se prolonger dans le temps. Elle doit intégrer l’exploitation des succès tactiques par des forces en deuxième échelon, capables de relever celles du premier échelon, c’est-à-dire en première ligne, avec la logistique nécessaire (carburant, munitions, maintenance, service de santé…), et cela avant la mauvaise saison (Cf. Le Monde en date du 20 mai, « Comment l’Ukraine a préparé sa contre-offensive »).
Sur les moyens, le débat sur la livraison d’avions à l’Ukraine se clôt montrant une élévation inexorable du seuil d’engagement des occidentaux dans ce conflit avec le déploiement d’armements de plus en nombreux et performants. Restant dans l’attente de demandes formelles, les États-Unis autorisent la livraison des F16 des Etats européens concernés (Belgique, Pays-Bas, Danemark, Norvège), soit une estimation de 50 appareils dont l’utilité dépendra aussi du nombre de pilotes disponibles. Encore faut-il que ces avions stockés soient remis en état, que leur maintenance soit organisée, les munitions livrées, les pilotes formés. Malgré les affirmations américaines, on peut douter que même un pilote ukrainien « brillant » puisse être formé en quatre mois au lieu de 18. Il est vrai que cela dépend aussi des missions. Cependant l’appui aérien reste nécessaire pour une attaque terrestre d’envergure soit pour appuyer les blindés, soit pour interdire le ciel ukrainien aux avions russes au nombre variant entre 500 et 800. Sauf surprise, il apparaît peu vraisemblable que d’ici l’automne cette force aérienne ukrainienne soit opérationnelle. Cela conduit à deux hypothèses : la contre-offensive réussit amenant une victoire et ces avions assureront la sûreté de l’Ukraine à terme. La contre-offensive échoue et ces avions seront prêts pour la reprise des combats en 2024.
Par ailleurs, les principaux Etats susceptibles de fournir les F16 comme ceux qui vont contribuer à la formation des pilotes (France, Etats-Unis) sont membres de l’OTAN qui affirme de plus en plus clairement son engagement dans ce conflit. Le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, a participé ce 17 mai à la première conférence conjointe des commandants de composante. Organisée au QG du Commandement allié pour les opérations de l’OTAN à Mons, elle a réuni l’ensemble des commandants subordonnés à l’OTAN et au Commandement des forces des États-Unis pour l’Europe (USEUCOM) pour un débat stratégique sur les prochaines étapes de la mise en œuvre du dispositif de dissuasion et de défense collective de l’OTAN. « Si tu veux la paix, prépare la guerre » vise au minimum à dissuader d’une manière crédible tout agresseur mais on ne peut écarter l’hypothèse d’un engagement plus agressif en Ukraine en cas d’incident militaire, aujourd’hui situation restant cependant sous contrôle. En déplacement au Portugal ce 18 mai, M. Stoltenberg, secrétaire général de l’OTAN, a précisé que les Alliés enverront au sommet de l’OTAN à Vilnius en juillet prochain « un signal fort de soutien à l’Ukraine par le biais d’un programme d’assistance stratégique pluriannuel permettant à l’Ukraine de passer de l’ère soviétique aux doctrines, équipements et formations de l’OTAN et de parvenir à l’interopérabilité avec l’Alliance ».
De fait, l’Ukraine prend sa place dans l’OTAN comme cela était annoncé dans le communiqué officiel du 3 avril 2008 suite au sommet de Bucarest. « L’OTAN se félicite des aspirations euro-atlantiques de l’Ukraine et de la Géorgie, qui souhaitent adhérer à l’Alliance. Aujourd’hui, nous avons décidé que ces pays deviendraient membres de l’OTAN. Ils ont l’un et l’autre apporté de précieuses contributions aux opérations de l’Alliance. Nous nous félicitons des réformes démocratiques menées en Ukraine et en Géorgie, et nous attendons avec intérêt la tenue, en mai, d’élections législatives libres et régulières en Géorgie » (Cf. https://www.nato.int/docu/pr/2008/p08-049f.html). Le renforcement de l’armée russe a été engagé par V. Poutine à compter de 2008 et la Géorgie attaquée par la Russie en août 2008.
En ce mois de mai 2023, alors que la ligne de front est aussi testée, le président Zelenski donne cependant l’impression que l’offensive n’est pas prête et multiplie les déplacements à l’étranger à la différence de ces quinze derniers mois : visites en Allemagne, en France, au Royaume-Uni, au Royaume-Uni, au G7 et, suprême audace, à la Ligue arabe invité par MBS, le prince héritier d’Arabie saoudite. Défendant les tatars de Crimée, musulmans turcophones, un président « juif » bien que non pratiquant, s’exprime devant les 22 membres de la ligue. Malgré les accords d’Abraham, je doute que le président d’Israël ou son Premier ministre auraient pu avoir le même accueil. Bref, est-ce que ces multiples voyages loin du front ukrainien sont un leurre ? Je formule cette hypothèse dans l’article du Figaro du 13 mai écrit par Jeanne Sénéchal, auquel j’ai contribué et que je publie ci-après.
« Guerre en Ukraine : la contre-offensive a-t-elle commencé à Bakhmout ou n’est-ce qu’un leurre ? » le Figaro du 13 mai 2023
Par Jeanne Sénéchal
DÉCRYPTAGE – Jeudi, Zelensky a affirmé que l’armée ukrainienne n’était pas encore prête à lancer sa contre-offensive. Le chef de Wagner, lui, a affirmé que les forces russes fuyaient Bakhmout. Que se passe-t-il réellement à Bakhmout ?
L’ombre de la contre-offensive ukrainienne «de printemps» continue de planer sur Bakhmout, sans savoir quand le couperet pourrait tomber sur les troupes du Kremlin. Fin avril, le ministre ukrainien de la Défense assurait que les préparatifs touchaient à leur fin, et que les grandes manœuvres étaient imminentes. Mais jeudi 11 mai, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a rétropédalé et assuré que son armée avait encore besoin de temps pour se préparer. Le lendemain pourtant, la vice-ministre ukrainienne de la Défense a annoncé que les forces de Kiev avaient avancé de deux kilomètres autour de la ville et que les forces russes avaient reculé sur certaines zones proches de la ville à la suite des contre-attaques des forces de Kiev. Que se passe-t-il réellement à Bakhmout ? La contre-offensive a-t-elle commencé, ou l’Ukraine mène-t-elle une opération d’intox, jeu auquel elle excelle ?
Les dernières informations font effectivement état d’une avancée ukrainienne à Bakhmout. Sur Telegram, le commandant des troupes terrestres ukrainiennes explique que «l’opération défensive» en direction de la ville «se poursuit». «Nos soldats avancent dans certaines zones du front et l’ennemi perd de l’équipement et des troupes». Vendredi, le patron du groupe paramilitaire russe Wagner, Evgueni Prigojine, a accusé les troupes régulières russes de «fuir» leurs positions près de la ville. Il faut toutefois rester prudent avec ce type de déclarations: «Dans des phases cruciales comme celle-ci, les informations ne sont pas très fiables», commente Stéphane Audrand, consultant en risques internationaux.
Avec les informations dont nous disposons aujourd’hui, «nous ne pouvons pas parler de contre-offensive», tranche le consultant. «Cela ressemble plus à une contre-attaque, au sens où tous les jours, il y a des actions sur le front, qui ne sont pas toujours planifiées. Ce sont souvent des opportunités». Pour le moment, les Ukrainiens ne semblent pas vouloir faire de grandes percées, se contentant de faire reculer les lignes russes. Le ministre ukrainien de la Défense utilise notamment le terme «d’opération défensive». Les Ukrainiens testent également le dispositif russe «pour voir si celui-ci est solide, ils tentent d’amasser des forces pour exploiter leur vulnérabilité», commente à son tour le général (2S) François Chauvancy, consultant en géopolitique, docteur en sciences de l’information et de communication. Lorsque l’Ukraine affirme avoir gagné deux kilomètres de terrain, outre l’aspect militaire, «il y a un discours politique qui montre que les forces continuent à avancer», ajoute-t-il.
L’hypothèse d’un «leurre»
De leur côté, les Russes réfutent la percée des Ukrainiens. Alors que le chef de Wagner, Prigojine, affirme que ses camarades russes fuient leurs positions près de Bakhmout. Qui a raison ? Qui ment ? Pour le général Chauvancy, Prigojine est sur le terrain. «Il y a sûrement des vérités, mais cela peut être une opération de déception (les moyens destinés à tromper l’adversaire, ndlr)». «On est dans un aspect très militaire, est-ce que ce n’est pas une communication destinée à Kiev pour leur faire croire qu’ils peuvent y aller ? La réponse sera donnée dans les heures ou jours à venir, si les Ukrainiens qui ont pénétré Bakhmout sur deux kilomètres se font démolir par des Russes qui les attendaient. Cela démontrera également qu’indirectement Prigojine n’est pas un électron libre, mais qu’il est au service du Kremlin.»
Du côté de Zelensky, «curieusement, on ne l’a jamais autant vu à l’étranger en période de guerre , comme si tout allait bien, en démentant la contre-offensive». «Cela pourrait être un leurre», suppose le général. «Zelensky est peut-être en train de détourner l’attention des Russes. Je pense que la contre-offensive ne devrait pas tarder. Les combats qui se déroulent depuis deux trois jours auront montré les faiblesses côté russe. Il faudra alors que Kiev soit en mesure de déployer des forces suffisantes à l’endroit identifié. Et cela ne se fait pas du jour au lendemain», ajoute-t-il. Mais pourquoi avoir évoqué, deux semaines plus tôt, une contre-offensive imminente ? «Cela pouvait être une opération de déception, mais il semble surtout que cela soit un discours de politique intérieure», explique encore le général Chauvancy. «Les Ukrainiens perdaient beaucoup d’hommes à Bakhmout. Il fallait les rassurer, leur dire que leur mort n’était pas vaine».
Pour l’instant, les Ukrainiens poussent quelques kilomètres autour de Bakhmout. «Cela est bon pour le moral, c’est l’occasion de détruire les forces de Wagner et les forces armées russes qui sont fatiguées». Des petites actions entre Donetsk et Zaporijia sont aussi observées ; les Ukrainiens reprennent peu à peu du terrain ces derniers jours. «Cela peut être une diversion, ou ils peuvent préparer de grandes offensives dans ces zones-là. Mais pour être prêt, il faut qu’ils arrivent à prendre quelques points clés». «Nous sommes encore dans une zone de modelage qui peut durer deux à trois semaines», assure de son côté Stéphane Audrand. «Une offensive lancée trop tôt est une catastrophe. Il ne faut pas céder à la panique», prévient le consultant.
«Toute la force de Zaloujny est un pistolet à un coup»
Une contre-offensive est longue à préparer. Stéphane Audrand détaille sa phase préparatoire. La première est celle qui va générer les forces : «On va définir les objectifs politiques et la traduction en opération. Ici, l’objectif général est le territoire national. Pour l’atteindre, il va falloir X opérations. Et pour chacune d’entre elles, il faut générer une force humaine, matérielle et logistique.» «Les Ukrainiens n’ont pas de problème sur le plan humain, sur les effectifs en nombre. Cela commence toutefois à devenir tendu sur certaines spécialités et certains grades». Par ailleurs, cette force est très longue à générer d’autant qu’ils ne sont pas habitués à travailler sur des matériels hétérogènes : «Ils ont toujours travaillé sur des matériels soviétiques, ce n’est pas les mêmes unités de mesure, les mêmes performances ni les mêmes modes d’emploi». Il faut générer les flux logistiques, prépositionner les commandements, les dépôts, les relais, les transports, etc.
Ensuite, vient la phase dite de «modelage» : plusieurs frappes vont être effectuées pour affaiblir des points logistiques et compliquer les renforts ennemis, «afin de mieux préparer le théâtre lorsque le moment de la contre-offensive sera venu». Ce moment sera décidé également en fonction de la météo. «Là on est au printemps et le temps est changeant. Il faut que les sols soient porteurs et que l’aviation puisse voler ou non. Peut-être qu’ils attendent d’avoir un peu de couvertures nuageuses basses pour être tranquille au niveau de l’aviation russe. Cela dépend des fenêtres qu’ils se sont fixées», concède Stéphane Audran. Enfin, il y a la phase d’entrée dans l’offensive : «l’objectif est de pilonner certains points clé, d’écraser les lignes ennemies, de frapper les nœuds de communication et de détection pour désorganiser les renforts ennemis. Il y aura plusieurs phases d’assaut puis une phase de stabilisation, ou les Ukrainiens essaieront de consolider ce qu’ils ont pris pour ne pas se le faire reprendre lors d’une contre-attaque».
«Toute la force du général Zaloujny (le commandant en chef de l’armée ukrainienne, NDLR) est un pistolet à un coup», conclut Stéphane Audrand. «Les forces ukrainiennes ne pourront pas remplacer beaucoup de pertes, il faudra tenir les frontières et pendant plusieurs années. Il vaut mieux avoir un petit succès et ne pas perdre trop de monde, que d’avoir un gros succès et tout perdre».