La nouvelle formule « islamiste 2.0 » du « jihadisme institutionnalisé »

La nouvelle formule « islamiste 2.0 » du « jihadisme institutionnalisé »

ihadisme politique
Réalisation Le Lab Le Diplo

Par Alexandre Del Valle – Le Diplomate Média – publié le 18 décembre 2024

https://lediplomate.media/2024/12/la-nouvelle-formule-islamiste-2-0-du-jihadisme-institutionnalise/alexandre/monde/mena/moyen-orient/terrorisme-moyen-orient/


D’après des spécialistes du jihadisme, comme le germano-égyptien Asiem el Difraoui ou l’américain, Aaron Y. Zelin, la victoire de Joulani et du Hay’at Tahrir al Cham contre le régime Bachar el-Assad a signé la victoire du « jihadisme politique » comme stratégie de conquête. Ce phénomème nouveau, que nous avions qualifié dans nos écrits d’« institutionnalisation du jihadisme », est un véritable tournant dans l’histoire de l’islamisme international. La Syrie est en effet, plus efficacement encore que les Talibans, le premier terrain d’essai de cette catégorie hybride, qui va probablement être un casse-tête sécuritaire pour de nombreux pays et pour tous ceux qui sont engagés dans la lutte contre l’islamisme radical et qui croyaient naïvement que l’islam politique comme celui des Frères musulmans ou de la Turquie d’Erdogan représentaient peut-être LA solution alternative au jihadisme, incapable de conquérir le pouvoir et d’administrer un Etat.

Le « Sham » du HTS, dont la Syrie est le noyau-dur, va redevenir un pôle d’attraction du jihadisme et du panislamisme européen et proche-oriental, même si son leader a dit renoncer au jihad global et a rompu avec Al-Qaïda. La conquête de la Syrie n’est que l’une des étapes d’un projet jihadiste régional. Le terme de « Hay’at Tahrir Sham » désigne en effet la « libération de la Syrie élargie au sens de tout le Proche-Orient (Jordanie, Liban, Palestine Israël, Syrie, etc) … D’ailleurs, si Al-Joulani est apparu avec le drapeau syrien de la Révolution, jadis prohibé par les Jihadistes de DAECH, il a également parlé depuis la mosquée des Omeyades de Damas, devant un autre drapeau, blanc, qui symbolise la couleur de l’islam, que Joulani ne renie aucunement puisqu’il a dédié sa victoire à la Oumma Islamique (Oumma al -islamiyya) et non pas la Syrie…

En fait, le HTS a mis en œuvre une stratégie d’adaptation proche de celle, dite « par étapes », des Frères musulmans, adeptes d’un salafisme réformiste, (Salafiyya islahiyya) apparemment plus moderne, mais qui poursuit le même objectif final du Tamkine planétaire ou Califat universel. Le génie du pragmatique Joulani est que sa formule politique va permettre de réunir dans une même expérience victorieuse tous les degrés de l’islamisme radical, un processus initié par les Talibans depuis le départ des Etats-Unis d’Afghanistan, mais que Joulani a plus de capacité à faire triompher puisque deux de ses parrains directs, la Turquie membre de l’Otan et le Qatar qui abrite une base américaine, sont structurellement liés à l’Occident et peuvent contribuer au processus de transition politique et d’institutionnalisation de l’islamisme jihadiste, deux options de l’islamisme qui ont longtemps été impossibles et qui se sont violemment combattues. Cela ne veut pas dire qu’Al-Qaïda, le Hamas, les Frères musulmans, le Milli Görüs turc, le Jamaà islami pakistanais et l’Etat islamique, mouvances aux milles divergences, vont fusionner ou même arrêter de se combattre ou d’être tantôt alliés tantôt rivaux ou ennemis, mais l’expérience du « jihadisme politique », synthèse de l’islam politique à la Frères musulmans et du jihadisme à la Al-Qaïda, va attirer des partisans issus de toutes les nuances de l’islamisme sunnite, des plus institutionnelles aux plus jihadistes et révolutionnaires.

Revenons à la chute d’Assad qui a permis de consacrer l’institutionnalisation du Jihad de Joulani

Pour revenir à la chute d’Assad, la priorité actuelle de Abou Mohamad al-Joulani, de son vrai nom Ahmed al-Charaà, est l’instauration d’un nouveau régime capable à terme d’instaurer son hégémonie sur tout le territoire syrien, donc capable de fédérer dans un futur Etat les rebelles islamistes fréristes et pro-turcs, les salafistes jihadistes qui l’ont suivi dans sa démarche, les anciens rebelles de 2011 sunnites et pas forcément islamistes mais conservateurs, et les minorités ethniques kurdes, turkmènes, arméniennes, assyro-chaldéennes, chrétiennes, chiites, alaouites et druzes y compris. Or force est de constater qu’avec 30 à 40 000 hommes, soit moins que l’Armée Nationale Syrienne – avant les ralliements récents, puisque l’ANS dispose de 50 000 soldats et mercenaires, ses troupes réellement fidèles issues comme lui d’Al-Qaïda/Al-Nosra et autres salafistes ralliés depuis 2017 (et le changement de nom en HTS) sont limitées. Les Kurdes insoumis ne vont pas plier facilement face à l’ANS pro-turc et au HTS pro-Qatari qui veulent soumettre au nouveau pouvoir islamiste le Kurdistan/Rojava autonome et ses Forces Démocratiques Syriennes (FDS), dont le noyau-dur sot les YPG kurdes proches du PKK turco-kurde. Les Druzes sont eux aussi armés, bien que n’ayant pas de forces miliciennes officielles, et ils sont encore épargnés car ils sont assez difficiles à soumettre dans leurs montagnes du sud-Ouest du pays frontalier d’Israël et du plateau du Golan occupé par Tsahal et habité par des frères Druzes avec qui ils sont en contact et solidaires en cas d’attaque islamiste.  Une partie des chefs druzes a d’ailleurs appelé à être rattachés à Israël, où les Druzes sont les seuls arabes ayant des hautes positions dans l’armée et totalement fidèles à Israël. Quant aux anciens militaires du régime, bien qu’amnistiés, ils ne sont pas encore considérés assez fiables pour qu’une grande armée nationale postrévolutionnaire et post-Assad soit opérationnelle rapidement contre les forces séparatistes. Pour ce qui est du Djebel Ansariyya, la montagne alaouite, bien qu’officiellement désarmée et ayant été abandonnée par les troupes d’élites alaouites du Général pro-russe Souheil Hassan (« Le Tigre ») et de la division de Maher Al-Assad, partis vers l’Irak, il pourrait devenir rebelle et se réarmer rapidement dans ses fiefs et donc créer lui aussi des difficultés si les persécutions et vengeances massives arrivaient, d’où l’actuelle prudence de Joulani. Mais combien de temps le leader du HTS pourra-t-il contenir ses troupes salafistes-jihadistes assoiffées de vengeance et de sang, habitués à couper des têtes et les empêcher d’agir conformément à la doctrine du Jihad qu’ils n’ont jamais reniée ?

Joulani va-t-il vraiment réussir à devenir Charaà et troquer si facilement son nom de guerre jihadiste ?

De ce fait, ce n’est qu’une fois le pouvoir du HTS déployé partout, ce qui nécessitera la difficile soumission de l’ANS pro-turque, en plus de la soumission des zones rebelles kurdes, que Joulani pourra montrer progressivement son vrai visage : la pleine application de la Charià en Syrie, après une première annonce d’une version soft visant à rassurer minorités et l’Occident. Faire progressivement du « Cham » un pays attrayant tant pour des salafistes radicalisés du monde entier frustrés de ne pas avoir pu faire le Hijra (émigration ») à l’époque de gloire du « Dawla » (l’Etat, sous-entendu islamique, EI), que pour des millions de sunnites syriens revanchards qui vont goûter à la formule islamiste après tant de décennies de répression de la part des « apostats » alaouites et de leur Etat sécularisé baathiste et nationaliste.  Joulani va finalement rétablir plus efficacement que DAECH, un Etat islamique qui sera parrainé ou reconnu rapidement par des puissances liées à l’Occident, Turquie, Qatar, Koweït, Arabie saoudite. Toute une génération d’islamistes va idéaliser le succès de Joulani, qui a réussi en en finir avec les alaouites-baathistes d’Assad, « ennemis de l’islam », presque sans tirer un coup de feu, en récupérant les efforts des rebelles et des Syriens lassés de la corruption et du régime totalitaire syrien. Il va donc y avoir un appel d’air vers la Syrie, surtout la poche d’Idlib, le foyer de jihadistes français, d’Omar Diaby/Omsen. Car la zone d’Idlib va rester bien plus islamiste-jihadiste que les autres places syriennes étant donné que les jihadistes vaincus en 2016-2017 se sont réfugiés dans l’incubateur d’Idlib et y ont vécu selon la Charià salafiste et sous protection indirecte turque depuis des années.

L’excitation malsaine de la mouvance jihadiste extérieur et le pouvoir d’attraction du Sham

Pour le procureur national antiterroriste, Olivier Cristen, qui a évoqué une surveillance accrue de la “djihadosphère”, cette victoire très médiatisée de HTS – bien qu’en réalité l’ANS et les brigades de rebelles du Sud ont aussi joué un rôle important – a créé une sorte “d’excitation malsaine” des pro-jihadistes français pour qui le Cham est un quasi-lieu de pèlerinage califal. Rappelons qu’au sein du HTS et des groupes autonomes qui ont dû lui prêter allégeance, d’autres groupuscules jihadistes et islamistes étrangers demeurent attachés au jihad global, comme les légions ouïghoures, qui soutiennent leur peuple en Chine. Avec des groupes de jihadistes d’Asie centrale, du Caucase, maghrébins ou francophones, ils représentent encore quelques milliers de personnes qui vont être utilisés, comme lors de la conquête d’Alep fin novembre, comme kamikazes pour enfoncer des lignes adverses lors d’offensives, notamment contre les Kurdes, les Druzes ou les Alaouites en cas de résistance. On sait par ailleurs que certains terroristes de France, dont l’assassin de Samuel Paty, Abdoullah Anzorov, fils de réfugiés Tchétchènes, était en contact avec des jihadistes d’Idlib, comme cela a été confirmé le 4 novembre et le 10 décembre derniers lors des procès des tueurs de l’enseignant. L’influence même du HTS sur Anzorov a été attestée devant les juges par l’un de ses complices repentis, Ismael Gamaev, qui a révélé qu’il « participait activement »  à un groupe Snapchat crypté, avec des membres cette organisation, lesquels auraient lancé un appel à tuer les caricaturistes de Mahomet, et auprès de qui il aurait confirmé l’accomplissement de ce « jihad punitif ».

Quid des 300 djihadistes français disparus des radars ?

Sur 1500 volontaires français venus faire le Jihad et leur Hijra (« émigration » islamique imitant celle de Mahomet à Médine en 622, sorte d’Alyah jihadiste), on sait que beaucoup sont morts, mais d’autres ont survécu. Ainsi, Omar Diaby alias Omsen a été donné pour mort plusieurs années durant avant finalement de réapparaître dans un documentaire. Ensuite, lorsque les islamistes du HTS ont libéré les prisonniers des geôles du régime de Bachar al-Assad, deux djihadistes Français y ont été identifiés parmi les prisonniers, mais les experts sont certains qu’ils sont très probablement plus nombreux. 300 jihadistes français sont dans la nature, disparus, et susceptibles de réapparaître, tandis que la poche d’Idlib en abriterait au moins 120. Enfin, il y a toujours la possibilité d’une résurgence de l’État islamique, actuellement très affaibli, divisé en petites cellules éparses, mais à qui le chaos ambiant pourrait également profiter. Certes, la priorité d’Al-Joulani, semble axée sur l’instauration d’un nouveau régime en Syrie, ce qui nécessite des concessions verbales et juridico-politiques de transition. Les mêmes consignes ont été données par l’ancien homme d’économie et de culture Al-Bachir, récemment nommé Premier Ministre de la Syrie de Joulani, mais ce fidèle du chef de HTS ne manie-t-il pas lui aussi la taqiya, le mensonge pieux, comme son chef ? L’avenir le dira. Toujours-est-il qu’il va y avoir un appel d’air vers la Syrie, car indépendamment même  de la pseudo modération de Bachir et Joulani, qui est motivée par l’urgence de lever les sanctions économiques occidentales et la Loi Caesar américaine qui pénalise toute reconstruction, pour de nombreux jihadistes, le pouvoir de fascination du Sham est intacte et le HTS est celui qui a fait tomber l’apostat Bachar. Pour les islamistes salafistes français, le Sham demeure avec l’Afghanistan libérée des Américains, le seul « véritable Dawla islamiyya » (Etat islamique), au monde, fruit d’un « jihad béni », où la Charià salafiste va être appliquée et l’est déjà dans la région du HTS au nord. Si cette Charià devient officielle dans tout le pays, les bons musulmans salafistes n’ayant pas le droit de vivre parmi les « Mécréants » pourront venir y accomplir leur Hijra, leur « émigration » sainte, vers cet Etat islamique paré qui plus est de l’auréole et du prestige du jihad vainqueur face aux laïques, mécréants et apostats baathistes et alaouites. A cet effet, le charisme de recruteurs propagandistes comme d’Omar Diaby, en liberté et ayant prêté allégeance au HTS, va attirer des jeunes radicalisés de France et d’Europe qui ont été frustrés de ne pas avoir pu rejoindre le jihad syrien contre Bachar et qui vont « enfin » réaliser leur rêve dans le cadre d’une « excitation malsaine” évoquée par le procureur national antiterroriste, Olivier Cristen

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