Le « soldat augmenté » de l’Armée française, entre réalité et fantasmes
« Chaque militaire possède un libre arbitre, qu’il doit préserver. Personne ne reste soldat toute sa vie, nous ne sommes ni des cobayes ni des pions au service de l’État. » Ces mots sont ceux de Roland, 34 ans, ancien membre des Forces spéciales (FS), l’une des unités d’élites de l’Armée française les plus exigeantes qui effectue principalement des opérations militaires à extérieur de la France (OPEX). Pendant onze ans, Roland effectue des missions autour du monde, officielles et officieuses, pour l’État français. Du Sahel (Mali, Niger, Burkina-Faso) au Levant (Irak), où il combat dans le cadre de la guerre contre l’État islamique (EI), il a vécu les évolutions des outils technologiques livrés aux soldats.
Depuis plusieurs années, face à l’apparition des nouvelles technologies, l’Armée française développe ses compétences pour augmenter les capacités physiques, psychologiques et cognitives des militaires. Le terme « soldat augmenté » définit les augmentations liées au corps et à l’esprit dans le but de renforcer son efficacité opérationnelle. De manière courte ou prolongée, l’intérêt est d’augmenter toutes les facultés du militaire, afin d’être plus fort que l’ennemi.
Dans l’ombre, pour le ministère des Armées, chercheurs et ingénieurs planchent sur le sujet, pour développer les performances humaines du soldat, jugé trop humain, donc fragile aux yeux des états-majors. L’homme est, paradoxalement, le maillon faible du champ de bataille. Mi-hommes, mi-robots, le corps de ces soldats est parfois modifié pour en faire des armes de guerre high-tech. Des techniques mécaniques sont déjà utilisées telles que des robots d’assistance, des lunettes à vision nocturnes et même des exosquelettes, qui permettent de courir plus vite sur le terrain et de soulever des charges lourdes. Des substances stimulantes sont aussi employées comme des capsules aux amphétamines et des comprimés à la caféine à effet prolongé, pour lutter contre le stress, la faim et la fatigue.
De l’intérêt de l’exosquelette
De prime abord, les apports des nouvelles technologies sur le corps du soldat comportent de nombreux bénéfices. « J’ai déjà pris des cachets à la caféine, c’est assez puissant et ça permet de lutter contre la fatigue sur plusieurs jours », confie Roland, qui a été déployé en Irak après les attentats de 2015 en France. Sur le terrain, au Levant, il combat avec son équipe les djihadistes de l’EI, dans une cadence infernale. Dans certaines armées étrangères, des interventions chirurgicales des oreilles et des yeux pour amplifier les aptitudes des soldats ont déjà eu lieu, pas encore en France. «Il faut rappeler qu’au sein des forces spéciales, nous sommes sélectionnés pour nos aptitudes physiques, qui comprennent également une excellente vision et une audition parfaite », détaille l’ancien soldat du 1er RPIMa. En service, il entend parler du développement des exosquelettes pour l’Armée de terre, sans avoir pu le tester sur le terrain. Lorsqu’il quitte les forces spéciales, le projet n’était pas encore finalisé.
« Il y a un intérêt certain à utiliser l’exosquelette. Nous avons un métier usant, certains collègues ont des problèmes de genoux et de dos à force de porter des équipements de plusieurs dizaines de kilos, c’est très traumatisant pour le corps. L’exosquelette permet de se soulager, en augmentant nos forces à l’aide de tiges et de rotules automatisées. » Toutes ces avancées technologiques sont fièrement exposées lors de chaque salon militaire « Innovation Défense », qui se tient chaque année Porte de Versailles à Paris. « C’est très intéressant, mais ça a un prix, tout cela coût très cher et l’Armée française n’a pas des moyens illimités », précise Yannick, 29 ans, ancien soldat formé au 35e régiment d’infanterie de Belfort (Bourgogne-France-Comté).
Tireur de précision, Yannick considère qu’il est impossible pour l’Armée française de développer pleinement le « soldat augmenté », compte tenu des finances attribuées aux troupes. « J’ai été confronté concrètement aux coupures économiques. Avant de développer de l’IA et des outils high-tech pour nous, ils devraient d’abord bien nous approvisionner correctement en munitions. Je ne vois pas comment c’est possible de rivaliser avec d’autres puissances étrangères, étant donné notre budget », dépeint-il agacé.
L’ancienne ministre des Armées, Florence Parly, avait déclaré en décembre 2020 à propos du soldat augmenté : « C’est un futur auquel il faut nous préparer. Nous disons oui à l’armure d’Iron Man et non à la mutation génétique de Spiderman. » Le gouvernement assure que chacune de ces modifications se fera avec le consentement du soldat et avec un suivi sur les risques et les bénéfices. Sera-t-il vraiment possible ?
« Je n’aurais pas accepté »
Pour Yannick, aujourd’hui retourné dans la vie civile, ces modifications biologiques sur les corps des soldats seront difficilement applicables. Puces GPS, opérations chirurgicales… autant de modifications qui ne peuvent pas être réalisées dans le consentement du soldat, signature à l’appui. « Toucher au corps, c’est aussi toucher à l’intégrité physique et spirituelle, moi je n’aurai pas accepté », stipule-t-il fermement. Les croyances religieuses ou les principes de chaque soldat sont également une donnée à prendre en compte.
Pour Roland, l’enjeu principal est de continuer à garder le contrôle sur ces nouvelles technologies au sein de l’Armée. « Si la main de l’homme ne décide pas de l’action finale, comme abattre la cible, cela pose un énorme problème. On ne peut pas se reposer à 100 % sur ces nouvelles technologies. Comment ferions-nous en cas de coupures de courant généralisées de la part de l’ennemi ? Ou si la batterie de l’exosquelette lâche ? On a toujours besoin d’un back-up humain. »
Des dizaines d’entreprises françaises commencent à surfer sur le business du soldat augmenté. Des sociétés voient le jour telles que RB3D, qui a créé l’un des premiers prototypes d’un exosquelette en France en 2014. Leur projet « Hercule » a été partiellement financé par l’Armée française dès 2009, il s’agit d’une carapace qui se présente comme un sac à dos avec des jambes dont on enfile les extrémités, pour décupler les forces du fantassin.
Pour l’heure, il est essayé lors des cours militaires, mais pas encore utilisé sur le terrain. Une autre société, Physip, développe un casque EEG (électroencéphalographie), qui mesure l’activité cérébrale de son porteur et en déduit son état de stress et de fatigue. Son logiciel d’interprétation est capable d’analyser les données de l’utilisateur lorsqu’il est en pleine action. Malgré ces développements, l’Armée française est frileuse d’imposer à ces soldats ces avancées, retardant ainsi sa progression en la matière face à d’autres armées (États-Unis, Chine notamment.)
Ne pas toucher à la dignité du corps du soldat
La particularité de l’Armée française est d’être plus attentive sur les questions d’éthique et de consentement que d’autres nations. La France est le seul pays au monde à s’être doté d’un communiqué d’éthique de la Défense sur le soldat augmenté, rendu en 2020. « L’idée est de dire oui au soldat augmenté, mais de fixer des limites claires. Comme par exemple bannir tout ce qui est invasif, tels que des puces dans le cerveau ou des technologies irréversibles », précise Pierre Bourgois, maître de conférences en science politique à l’Université d’Angers et auteur de L’enjeu du soldat augmenté pour les puissances démocratiques.
Cette ligne rouge à ne pas franchir comprend le fait de ne pas toucher à la dignité du corps du soldat, chaque modification corporelle irréversible est proscrite. Ni les États-Unis, qui utilisent certaines puces GPS, ni la Chine, qui réalisent des tests de mutations génétiques sur l’ADN, ne respectent ces principes.
« La France fait le choix de ne pas décrocher stratégiquement en restant dans la course, tout en ne dépassant pas certaines zones rouges telles que les ingénieries génétiques », précise à Numerama Pierre Bourgois. Cette course au soldat augmenté s’inscrit depuis 2010 dans un contexte de techguerre : recours à l’IA, attaque de drones, robots démineurs, hacking de masse etc. Mais tout est question de choix politiques. « La France a décidé de s’inscrire dans cette course tout en respectant des valeurs morales. Si demain, il y a une cyberguerre d’envergure mondiale, il faudra faire un choix politique plus clair », résume le maître de conférences.
Le soldat augmenté est-il un fantasme ?
Le monde asiatique est plus collectif sur ces questions, les gouvernements pensent davantage à l’augmentation du groupe, tandis que les États-Unis ont investi massivement dans les nouvelles technologies parce qu’ils sont très technophiles. Les Américains appellent cette nouvelle ère « algorithmic warfare », une période qui place la technologie au cœur de l’écosystème de la guerre de haute intensité. La France, quant à elle, tente de rattraper son retard en ayant adopté en juillet 2023 par le Parlement la loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030, qui prévoit d’allouer 413 milliards d’euros à la « transformation des armées », dont 10 milliards à l’innovation de la défense. Notamment, l’exploitation de technologies de robotique sous-marine : drones sous-marins, robots, lutte antimines marines etc.
Aujourd’hui, le comité d’éthique de la Défense et le ministère des Armées sont très prudents sur la question. Pour Gérard de Boisboissel, ingénieur de recherche à l’École Saint-Cyr Coëtquidan et directeur de l’observatoire « Enjeux des Nouvelles Technologies pour les Forces », le soldat augmenté fait l’objet de nombreux fantasmes dans la société civile.
En 2015, il dirige un programme sur le soldat augmenté. Aujourd’hui, il fait tester l’exosquelette à ses étudiants de Saint-Cyr, futurs officiers de l’Armée française. Lorsque nous évoquons la question du consentement de chaque soldat, il précise que son inquiétude repose davantage sur des nanotechnologies, souvent irréversibles sur le corps humain. « Des nanotechnologies ? On va s’en passer. Notre service de santé au sein des armées est très vigilant sur la question. Il faut penser à la restitution des corps de nos soldats après leur service », craint-il, avant de préciser que « rien ne remplacera l’entraînement physique et psychologique du soldat. Vous avez beau discuter d’augmentation, nous sommes en 2024 et en Ukraine les soldats dorment et se battent toujours dans des tranchées. »
La plupart des soldats et militaires français sont catégoriques quant aux modifications irréversibles sur leurs corps, même si celles-ci pourraient augmenter considérablement leurs forces ou leur faire gagner une bataille. La question du retour à la vie civile est cruciale. Malgré la course au soldat augmenté, nos militaires français font preuve d’un réel esprit critique et de liberté. « Je refuse qu’on m’opère pour m’augmenter, vous savez j’ai une vision au-delà de l’Armée. Après mon service, je redeviens un citoyen normal. Donc les puces GPS, c’est niet », conclut Roland à Numerama.